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bibliographie littéraire de la Nouvelle-France
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  Histoire littéraire de la Nouvelle-France  
 
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Bibliographie littéraire de la Nouvelle-France

Guy Laflèche

Histoire littéraire de la Nouvelle-France

Table

  1. Cadre historique
  2. La Nouvelle-France ou l'Amérique française
  3. La littérature coloniale en Nouvelle-France

1.  Cadre historique

      Qu'est-ce que la Nouvelle-France ? Un territoire qui s'est développé des Terres Neuves jusqu'au golfe du Mexique, une colonie française dont on doit distinguer au moins trois régions l'Acadie, le Canada et la Louisiane (après le Brésil et la Floride) et, pour l'histoire du Canada, une période qui correspond à l'Ancien Régime dans l'histoire de France. On a l'habitude de dater la période de 1534 à 1763, soit du premier voyage de découverte de Jacques Cartier à la conquête militaire par l'Angleterre (1760), sanctionnée par le traité de Paris (1763).

      La Nouvelle-France fut en fait une succession de six mouvements : les voyages de découvertes qui avaient commencés officiellement avec Verrazzano en 1524 (d'où le premier voyage de Cartier en 1534); l'établissement de compagnies de monopole, dont la première a été celle de De Monts en Acadie en 1604 (d'où la « fondation » de Québec en 1608); la mise en place de l'entreprise d'État que fut la Compagnie de la Nouvelle-France, fondée en 1627, dont la Communauté des Habitants prendra la relève en 1645. On peut dire que la Nouvelle-France du Canada naît véritablement avec le Conseil souverain en 1663 : la France impose la paix aux Amérindiens et la colonie prend un essor territorial considérable. À partir de 1884, les guerres avec les Amérindiens recommencent, doublées des guerres avec les colonies anglaises. La Paix de Trente Ans (1713-1744) correspond, pour une génération, au développement social et économique de la colonie. Finalement, les guerres reprendront, jusqu'à la Conquête.

      Mais la Nouvelle-France, ce fut bien plus qu'un territoire, plus qu'une période de l'histoire et même plus qu'une société coloniale : ce fut la France d'Amérique, l'Amérique française.

2  La Nouvelle-France ou l'Amérique française

      Les écrits de la Nouvelle-France correspondent à trois siècles de grande littérature marginale. L'occasion en est parfois les explorations ou les possessions françaises en Amérique, et en particulier le Canada. Il s'agit alors des écrits français sur la Nouvelle-France, mais il faut dire que ces textes portent bien peu et bien rarement sur la colonie française. Leur sujet, c'est l'Amérique, ce sont les Amérindiens. Et il faut entendre ici le mot littérature au sens large, puisque les textes littéraires ou ceux qui ont une valeur esthétique en ce domaine sont très précieux, précisément parce qu'ils sont rares, exceptionnels. Et ce domaine, c'est l'anthropologie, la géographie humaine, l'histoire naturelle, comme on l'appelait au XVIIe siècle. Après la géographie des découvertes, des explorations et des voyages, ce fut la longue et difficile guérilla missionnaire menée surtout par les jésuites, de sorte que les écrits de la Nouvelle-France, durant tout le Grand Siècle, nourriront un portrait de l'Amérindien et un panorama des tribus et confédérations de l'Amérique du Nord selon un graphique culturel à deux dimensions : en ordonnée, on va des amis et alliés (Micmacs, Montagnais, Algonquins, Hurons, etc.) aux ennemis (la Confédération des Iroquois, les Abénaquis, etc.), des sauvages aux barbares; et en abscisse, des chrétiens aux infidèles. Voilà les personnages et les grands rôles des écrits de la Nouvelle-France, non pas les explorateurs, ni même les missionnaires et encore moins les gouverneurs, les administrateurs et les militaires de la colonie. La Nouvelle-France, contrairement aux autres colonies européennes, n'est nullement une France d'Amérique, mais tout au contraire une tentative de francisation de l'Amérique et des Amérindiens, ce qui produira aussi le contraire, c'est-à-dire une américanisation rapide et efficace des Français d'Amérique. Voilà comment une toute petite population, avec très peu de moyens économiques et militaires, réussira à contrôler un vaste empire, multiforme et imprenable, tout juste derrière les riches et puissantes colonies hollandaises et anglaises du littoral atlantique. Si la Nouvelle-France du Brésil, puis celle de Floride ont été éphémères, le Canada avec l'Acadie et la Louisiane auront perduré contre vents et marées jusqu'en 1760. Et cette Amérique française survivra à la conquête militaire. Il restera toujours, à l'honneur de la France, sa littérature de Nouvelle-France, la plus riche d'Europe sur l'Amérique du Nord, la plus ancienne et la plus ample.

      En 1545, paraît à Paris le Bref Récit du second voyage du capitaine Jacques Cartier en Amérique, réalisé dix ans plus tôt, en 1535. On ne sait pas pourquoi Jehan Poullet, son secrétaire (son écrivain, comme on disait à l'époque), fait paraître ce texte, alors qu'il a vraisemblablement rédigé les manuscrits des trois récits des voyages de l'explorateur en Nouvelle-France (en 1534, 1535-1536 et 1541-1542). En fait, on ignore les raisons historiques (c'est-à-dire politiques, certainement) de la publication, car du point de vue littéraire, il est facile de l'expliquer — et probablement ne faut-il pas en chercher d'autres prétextes. Le récit du second voyage d'exploration de Cartier, qui le conduira du détroit de Belle Isle jusqu'à Hochelaga (aujourd'hui Montréal), avec un hivernement à Stadaconé (aujourd'hui Québec), est un extraordinaire récit d'aventures. Bien entendu, les trois récits des voyages de Cartier, comme avant celui de Giovanni da Verrazzano (réalisé en 1524, rédigé en latin et publié en italien à Venise en 1565 seulement), ou après ceux du capitaine Roberval et du pilote Jean Alphonse, sont des rapports d'exploration de portée politique d'abord, scientifique et géographique ensuite. Ils ont été destinés à la cour du roi de France, François Ier. Lorsque l'information stratégique sera périmée, on les trouvera dans les ouvrages scientifiques (en italien, puis en anglais, par Ramusio en 1556, Florio en 1580 et Hakluyt en 1600). En histoire, les voyages de Cartier représentent le début de ce que l'on appelle les vaines tentatives d'occuper le golfe et la vallée du Saint-Laurent; mais en littérature, le Bref Récit de 1545 est un roman d'aventures plus extraordinaire qu'aucun des livres de Rabelais, parce que c'est le récit véritable de l'exploration d'un continent nouveau et la découverte de ses hommes sauvages. De ce point de vue, il s'agit d'un ouvrage populaire.

      Le Bref Récit est donc la réécriture du journal de bord d'un voyage d'exploration de Jacques Cartier, tout comme celui de Christophe Colomb en 1492, tel qu'il nous a été rapporté par Las Casas. Mais près d'un demi-siècle plus tard, alors que Cartier en est à son second voyage en Amérique, les relations avec les Amérindiens se sont approfondies et personnalisées. À tel point que le Bref Récit n'est plus simplement une relation de voyage, mais aussi un reportage ethnographique. Voilà un capitaine dirigeant une flotte de trois navires et ses officiers, avec deux interprètes iroquois, jeunes prisonniers qui viennent de passer avec lui un an en France, Taignoagny et Domagaya, un « grand chef » du village, Donnacona, et tout un village, Stadaconé, que Cartier nomme Canada, mot qui signifie village en iroquois. Le récit d'aventures en Nouvelle-France commence par la navigation pour tourner à la tragédie, à la tragi-comédie et à l'histoire héroïque. Cartier réussira à se rendre à Montréal en dépit de l'opposition de ses hôtes; mais il restera prisonnier des glaces de Québec, où il devra passer l'hiver, à la merci du village iroquois, auquel il devra finalement sa survie; ce sont en effet ces villageois qui lui révéleront le remède qui guérit le scorbut, de sorte qu'ils sauveront son équipage et son entreprise.

      Le récit comprend trois chapitres thématiques. La description du fabuleux fleuve Saint-Laurent, celle du mystérieux Royaume de Saguenay et celle des Iroquois de la vallée laurentienne. En vérité, c'est ce dernier chapitre qui est le plus fabuleux et le plus mystérieux. Ces hommes-là n'ont aucune, absolument aucune religion. Ils n'ont aucune pudeur, allant presque tout nus, même en plein hiver, du moins dans leurs cabanes. En plus, les filles ont une totale liberté sexuelle et les hommes prennent autant de femmes qu'ils le veulent, les uns et les autres se séparant à leur guise. En 1545, en France, personne n'a encore imaginé se retrouver en un tel milieu dans l'histoire d'aventures la plus extraordinaire. En voici un épisode bien anodin, celui d'une pratique très ordinaire pour un lecteur moderne, qui permet d'apprécier l'impact exotique du récit.

      Ilz ont aussi une herbe, de quoy ilz font grand amas durant l'esté pour l'yver, laquelle ilz estiment fort, et en usent les hommes seullement en la façon qui ensuyt. Ilz la font secher [au soleil] et la portent à leur col, en une petite peau de beste, en lieu de sac, avecques un cornet de pierre ou de boys. Puys à toute heure, font pouldre de ladite herbe, et la mectent à l'un des boutz dudict cornet; et mectent ung charbon de feu dessus et sussent par l'aultre bout tant qu'ilz s'amplent le corps de fumee tellement qu'elle leur sort par la bouche et par les nazilles comme par un tuyau de chemynee. Et disent que cela les tient sains et chaudement; et ne vont jamais sans avoir cesdites choses. Nous avons esprouvé ladite fumee. Apres laquelle avoyr mys dedans notre bouche, semble y avoir mys de la pouldre de poivre tant est chaulde. (Cartier 1986 161).

Nous n'en sommes pas encore au calumet de paix, mais au tout simple usage du tabac, au simple usage du tabac. Voyez comme l'opération est difficile à comprendre. Et à peu près comprise, voyez combien elle est laborieuse à expliquer. Alors imaginez l'impact du reportage lorsqu'il s'agit d'exposer la spiritualité ou la sexualité des Amérindiens. Or, les écrits de la Nouvelle-France vont décrire les Micmacs, les Algonquins, les Hurons, les Iroquois de pied en cap, de leurs chaussures, de leur habillement, jusqu'à leurs raisonnements, leurs moeurs guerrières, avec leur cannibalisme rituel. Année après année, ce sera un régal.

      Si l'exploration française de l'Amérique nous vaut le petit chef-d'oeuvre du Bref récit, ce ne sont pas les voyages d'exploration, mais les tout simples récits de voyages personnels qui produiront les prochaines oeuvres marquantes. Les écrits du cosmographe André Thevet paraissent bien ternes et scolaires à côté du vivant et émouvant témoignage du protestant Jean de Léry dans son Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil parue en 1578 (alors que le récit inaugural et mythique de Hans Staden sur ce Pays des hommes nus, féroces et anthropophages, le Brésil, date de 1557 seulement). Même chose pour les importantes relations d'exploration de Samuel de Champlain qui nous conduisent de l'Acadie aux Grands Lacs en cinq livres, de 1604 à 1632, le tout étant réédité avec le cinquième et dernier : l'homme de science, géographe et explorateur, négociateur et diplomate avec les Amérindiens, armateur et homme politique avec les marchands et la royauté, propose des livres de propagande coloniale, des mémoires qui sont une somme fabuleuse sur l'Amérique et ses Amérindiens. Pourtant, du point de vue littéraire ou tout bonnement narratif, ces traités ne sont rien en comparaison des récits personnels et dramatiques de Pierre Biard chez les Micmacs en 1611, de Gabriel Sagard chez les Hurons en 1632, de Paul Lejeune chez les Montagnais en 1634 et de Jean de Brébeuf chez les Hurons encore en 1636, quatre grandes oeuvres parmi plusieurs autres, dont un chef-d'oeuvre, la Relation de 1634 de Lejeune.

      Après une année à Québec, Paul Lejeune, le nouveau supérieur des jésuites décide de se faire apôtre parmi les Infidèles, missionnaire parmi les Montagnais. Pour apprendre la langue, il accompagne la cabane de Mestigoït lors de son circuit de chasse au cours de l'hiver 1633-1634. Malheureusement pour lui, selon lui (et on peut le comprendre), le chamane Carigonan s'est joint au groupe, de sorte que voilà représenté en miniature le conflit de l'Amérique (chamanique et satanique) et de l'Europe (chrétienne). Mais peu importe, avec ou sans le « sorcier » (comme Lejeune l'appelle), l'objectif religieux et missionnaire était bien improbable, puisqu'il s'agissait de convertir magiquement ces Montagnais à la religion de Celui qui a tout fait, le Créateur, Dieu. Par conséquent, le circuit de chasse tourne vite au roman d'aventures baroque, car ni les prières du missionnaire, ni les pratiques du chamane ne permettent aux chasseurs de nourrir le groupe. Pour ne pas être accusé de l'avoir laissé mourir, on devra ramener le missionnaire gravement malade à Québec, encore tôt au printemps, lors d'une véritable course de canot sur les glaces du Saint-Laurent, jusqu'au pied du Cap-aux-diamants. Avant l'automne, le missionnaire aura pris sa revanche, rédigeant dans un style enlevé le compte rendu de son hivernement. Une douzaine de chapitres décrivent minutieusement et précieusement les Montagnais (nourriture, chasse et pêche, vêtements et ornements, qualités et défauts, langue et croyances), avec un long journal du circuit de chasse de près de six mois avec eux.

      Voici le tambour des Montagnais, que Lejeune avait déjà décrit trop rapidement dans sa relation précédente, en 1633, et qu'il a vu depuis aux mains du « sorcier » Carigonan.

Ils se seruent de ces chants, de ce tambour, & de ces bruits, ou tintamarres en leurs maladies, ie le declaray assez amplement l'an passé, mais depuis ce temps là, i'ay veu tant faire de sottises, de niaiseries, de badineries, de bruits, de tintamarres à ce malheureux sorcier pour se pouuoir guerir, que ie me lasserois d'escrire & ennuierois vostre reuerence, si ie luy voulois faire lire la dixiesme partie de ce qui m'a souuent lassé, quasi iusques au dernier poinct. Par fois cest homme entroit comme en furie, chantant, criant, hurlant, faisant bruire son tambour de toutes ses forces: cependant les autres hurloient comme luy, & faisoient vn tintamarre horrible auec leurs bastons, frappans sur ce qui estoit deuant eux: ils faisoient danser des ieunes enfans, puis des filles, puis des femmes; il baissoit la teste, souffloit sur son tambour: puis vers le feu, il siffloit comme vn serpent, il ramenoit son tambour soubs son menton, l'agitant & le tournoyant: il en frappoit la terre de toutes ses forces, puis le tournoyoit sur son estomach: il se fermoit la bouche auec vne main renuersée, & de l'autre, vous eussiez dit qu'il vouloit mettre en pieces ce tambour, tant il en frappoit rudement la terre: il s'agitoit, il se tournoit de part & d'autre, faisoit quelques tours à l'entour du feu, sortoit hors la cabane, tousiours hurlant & bruyant: il se mettoit en mille postures; & tout cela pour se guerir. Voila comme ils traictent les malades. I'ay quelque croyance qu'ils veulent coniurer la maladie, ou espouuanter la femme du Manitou, qu'ils tiennent pour le principe & la cause de tous les maux, comme i'ay remarqué cy dessus. (JR 6 186+188)

      Qui donc a le diable au corps ? Carigonan lorsqu'il joue du tambour ou Lejeune quand il en fait la description ? Fumer la pipe, selon Cartier, ce n'était rien en regard de cet amalgame illisible mettant en scène le plus grand batteur des temps modernes. Le portrait du médecin en charlatan a toujours fait les délices de la comédie. Le voici qui tente de se guérir lui-même, dans une chorégraphie digne du cirque. Or, ce morceau de bravoure n'est pas une invention romanesque ou imaginaire. Paul Lejeune rassemble une série d'observations qu'on peut départager, à la lumière des écrits de la Nouvelle-France, la principale étant l'opération du soufflement où le chamane agit magiquement sur le malade pour en extirper le mal, la source de la maladie; toutefois, le chamane préside aussi à plusieurs sortes de danses, ce qui est tout autre chose, alors qu'on les trouve ici entremêlées.

      Mais le récit de Lejeune n'a pas qu'un contenu ethnologique, il a aussi un très évident impact humain. Pour s'en tenir au médecin, on voit bien que le rituel décrit est tout le contraire du silence feutré que les Européens font assez entendre autour de leurs malades. Or, Paul Lejeune est malade, très malade, lorsque le chamane s'évertue à se soigner ainsi dans la cabane. Et ce chamane, c'est par ailleurs le maléfique sorcier qui refuse l'aide de Dieu, alors que celui-ci pourrait, d'un petit miracle, sortir tout le monde de la maladie, de la famine. De là le combat aux mille formes entre les chamanes et les missionnaires qui en viendront même aux coups, surtout aux pieds des moribonds qu'il s'agit de guérir pour les uns, de baptiser pour les autres, de garder sur terre ou de mettre au ciel.

      Accumulation, répétition, cacophonie, il faudrait certes un danseur exceptionnel pour réaliser le rôle de Carigonan écrit par Lejeune. Mais il fallait aussi un grand écrivain pour rédiger avec autant de brio une narration qui joue avec le comique, l'humour et le sarcasme, alors qu'il est question de vie et de mort, de religion, de conversion. Si la forme narrative, stylistique et esthétique de la Relation de 1634 est exceptionnelle, en revanche son contenu humain se retrouve très souvent dans les écrits de la Nouvelle-France, puisqu'ils décrivent la rencontre des Français et des Amérindiens — et généralement dans cet ordre, car les écrits sont français et les témoignages amérindiens doivent être lus au second degré, très nets et tout aussi vivants pourtant. Pierre Biard raconte avec beaucoup d'humour le rituel de la fosse (qui est aussi une forme de médecine, puisqu'il s'agit d'y tuer symboliquement un chamane éloigné, responsable de la maladie), alors que Jean de Brébeuf dénigre tout autant les carnavals, aussi destinés parfois aux guérisons. Mais ces exemples, comme ce sujet de la médecine amérindienne, sont choisis à titre d'illustration parmi des centaines d'autres.

      Alors voici l'exception. Gabriel Sagard, dans son Grand Voyage du pays des Hurons en 1632, propose lui aussi une description « Des dances, chansons et autres cérémonies ridicules ». Ce missionnaire récollet fait un récit de son séjour en Huronie et propose cette description des danses huronnes d'une manière bien différente des jésuites dont il vient d'être question. La première caractéristique est que son exposé est inspiré du chapitre correspondant de la relation de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot sur les Micmacs en 1606, qui lui-même démarquait à ce sujet le chapitre de Jean de Léry sur les Brésiliens en 1578 ! Toute l'Amérique devait danser au même rythme... En revanche, et c'est la seconde caractéristique, le récit de Sagard, en dépit du titre de ce chapitre et de ses jugements de valeurs péremptoires, est extrêmement positif, très favorable aux Amérindiens qu'il admire sincèrement. Les missionnaires récollets sont des franciscains et l'esprit de François d'Assise se retrouve dans leurs écrits de la Nouvelle-France. Ce sera le cas de la Nouvelle Relation de la Gaspésie de Chrestien Leclercq en 1691, tout aussi bien que des écrits ethnologiques de Louis Hennepin, dans sa Description de la Louisiane en 1683.

      À l'inverse et curieusement, c'est un récollet comme eux, un de leurs supérieurs en plus, Valentin Leroux, qui exposera une pensée religieuse sur las missions d'Amérique qui s'écarte de la mentalité franciscaine pour épouser le jansénisme antijésuite du théoricien Antoine Arnauld. Il développera même cette théologie dans un ouvrage pamphlétaire important (qu'il publie sous le nom de son confrère Chrestien Leclercq), Premier Établissement de la foi dans la Nouvelle-France ou Histoire des colonies françaises en 1691. Il se propose de réécrire l'histoire élaborée par les jésuites dans leurs relations, thèse aussi juste que virulente, qui montre sans peine que les écrits des jésuites de Nouvelle-France ne sont que mensonges et propagande. Les jésuites sont des imposteurs : ce sont les récollets qui ont été les premiers missionnaires de la colonie, dès 1615 à Québec, dix ans avant les jésuites, qui les ont empêchés ensuite de revenir dans la colonie; les jésuites sont des menteurs : il prétendent année après année convertir des foules d'Amérindiens alors qu'il n'y a aucune Église amérindienne dans la colonie; les jésuites sont des fabulateurs : jamais les Amérindiens n'ont fait de martyre, étant, sans religion aucune, indifférents aux religions des Européens, le catholicisme des Français comme les autres; les jésuites sont des fourbes : non seulement ils harcèlent les moribonds, baptisent les bébés mourants en cachette de leurs parents et sont prêts aux pires injustices pour faire des adeptes et des disciples, mais en plus ils enseignent un christianisme fait de dévotions, de pudibonderies et de rituels imbéciles.

      On doit dire en effet que les jésuites avaient mis en place la colonie de la Nouvelle-France pour eux, en 1632, d'abord et avant tout pour leur travail d'évangélisation des Amérindiens, de sorte que, tout au long du XVIIe siècle, la colonie sera une théocratie de fait. Ce sont les jésuites qui, en développant les missions, ont déployé la France d'Amérique de l'Acadie et du Saint-Laurent jusqu'aux Grands Lacs, puis du Mississippi vers le Golfe du Mexique. Par conséquent, ce sont eux qui ont rédigé la plus grande part des écrits de la Nouvelle-France, notamment le journal dévot annuel des missions de la colonie, de 1632 à 1672. Les Relations des jésuites de la Nouvelle-France (RJNF) ne comptent pas moins de soixante volumes en quarante-neuf livraisons annuelles. En plus, il faut ajouter les correspondances et écrits spirituels, les biographies et les autobiographies, de même que les nombreux ouvrages de dévotion, que les jésuites de la colonie adressent en France et à Rome pour édifier leurs correspondants de leurs travaux apostoliques auprès des Amérindiens. Certes, une bonne partie des RJNF est très monotone, notamment l'énumération sans fin des faits d'édification des bons sauvages chrétiens. Mais chaque fois que le diable s'en mêle, et il s'en mêle souvent, chaque fois que la guerre ou la guérilla menace, et elle menace très souvent, alors les RJNF deviennent d'héroïques récits de l'épopée missionnaire contre les forces du mal.

      Le sommet de cette épopée missionnaire, ce seront les martyres de Goupil, Jogues et Lalande en Iroquoisie, puis ceux de Daniel, Gabriel Lalemant, Brébeuf, Garnier et Chabanel en Huronie, récits qui seront répétés et réécrits durant trois siècles à partir des textes initiaux de Jérôme Lalemant et de Paul Ragueneau, chefs-d'oeuvre d'hagiographie (ou plus précisément de legenda, Vie des saints, où se nourrira l'hagiographie). Ainsi se développera le premier des grands mythes du Canada français, l'épisode des saints Martyrs canadiens, fait du récit insoutenable du supplice archaïque des Amérindiens appliqué aux martyres des jésuites : les Iroquois vont jouer le rôle des empereurs romains et les jésuites celui des premiers chrétiens. Aussi terrible que cela puisse paraître, toute la littérature catholique de Nouvelle-France sera organisée par les jésuites autour de cet épisode pathétique d'anachronisme, comme si les ennemis iroquois étaient la réincarnation des armées égyptiennes combattant les juifs du désert biblique.

      Mais c'est aussi parmi ces milliers de pages dévotes qu'on trouve les remarquables récits de voyage que sont les oeuvres de Biard, Lejeune et Brébeuf, les grandes oeuvres dont il était question plus haut. Et même dans les ennuyants passages dévots, comme les interminables énumérations de conversions et de baptêmes, les écrits des jésuites de la Nouvelle-France sont importants pour leur valeur documentaire en ce qui a trait à l'ethnologie du Nouveau Monde. En effet, le récit de conversion du moindre Amérindien implique un combat victorieux contre le chamane, le sorcier qui représente Satan, sans compter que ce récit implique plusieurs forces d'acculturation, car le missionnaire accepte souvent quelques compromis (transformer des rituels magiques en dévotions chrétiennes, par exemple), tout comme l'Amérindien qui doit en faire de très importants (n'avoir plus qu'une seule femme, ne plus pouvoir divorcer et renoncer à toute aide des chamanes pour la chasse, la pêche et la culture ou pour se rendre les vents, les rapides et les portages favorables). « Comme je me mocquais d'eux, écrit Paul Lejeune dans sa Relation de 1634, et que je leur disais que les castors ne savaient pas ce que l'on faisait de leurs os, ils me répondirent : tu ne sais pas prendre les castors et tu en veux parler » (JR 6 210); et le point de vue inverse, rapporté par Barthélemy Vimont dans la Relation de 1643 est tout aussi dramatique : « C'est chose estrange, disaient-ils, que depuis que la priere est entree dans nos cabanes, nos anciennes coustumes ne nous servent plus de rien, & ce pendant nous mourrons tous à cause que nous les quittons » (JR 24 208).

      Reuben Gold Thwaites a procuré au tournant du XXe siècle (1896-1901) une édition bilingue des relations et autres documents des jésuites de la Nouvelle-France en pas moins de soixante-treize volumes qui ont été maintes fois utilisés et on continue de publier en éditions commentées un très grand nombre de ces RJNF qui trouvent encore aujourd'hui de nombreux lecteurs. La cause en est que tout au long du XVIIe siècle, il s'agissait d'une littérature populaire et très populaire. En effet, alors que les intellectuels français comme Voltaire ou Arnauld méprisent profondément ces écrits dévots, leurs éditions et rééditions chez Cramoisy, l'éditeur officiel des jésuites à Paris, constituent chaque fois un succès de librairie.

      Et ce n'est pas tout. Non seulement les écrits des jésuites de Nouvelle-France comptent parmi les plus nombreux sur l'Amérique française, mais les jésuites vont susciter d'autres écrits de la même veine, avant d'en faire eux-mêmes des synthèses. La veuve Marie Martin-Guyart de l'Incarnation fonde le couvent des religieuses ursulines de Québec. Parmi ses nombreuses activités, elle joue le rôle de secrétaire des jésuites, faisant des copies de la relation annuelle, afin de limiter les risques de la mer. De là, elle se fait la propagandiste des jésuites, résumant, réécrivant ou développant des passages de leurs relations dans sa correspondance qui prend la forme de la lettre édifiante. Si elle écrit surtout à son fils Claude, cette correspondance spirituelle n'est pas privée, au contraire, puisqu'elle est destinée à une forme de publication très usuelle encore au XVIIe siècle, la lettre circulaire. Cette volumineuse correspondance, à laquelle s'ajoute quelques importantes relations ou autobiographies spirituelles, est loin de n'être qu'un sous-produit des écrits des jésuites. Elle en est souvent une forme de lecture, même si la pensée de Marie Guyart est toute jésuite.

      En 1677, lorsque Claude Martin écrira la biographie édifiante de sa mère à partir de cette correspondance, il participera à un autre mouvement important des écrits religieux de la Nouvelle-France, celui qui nous vaut la biographie délirante de Catherine Longpré de Saint-Augustin publiée en 1671 par Paul Ragueneau qui la rédige aussi à partir des écrits manuscrits de la religieuse atteinte d'obsession. De façon plus générale, ces biographies ont plutôt la forme de Vies, c'est-à-dire de brefs éloges posthumes destinés à la lecture des réfectoires. Les religieuses hospitalières de Québec en feront un ouvrage historique, les Annales de leur communauté qui en racontent les péripéties de 1636 à 1716, ouvrage fort précieux pour l'histoire de la colonie et en particulier de la ville de Québec. Marie Morin, hospitalière de Montréal, tentera la même chose, mais sans talent, son manuscrit restera un brouillon informe et inachevé.

      Il est impossible de rendre compte de tous les écrits religieux de la Nouvelle-France. Il faut donc en venir à l'essentiel, à l'histoire de la Nouvelle-France. Elle sera essentiellement rédigée par les jésuites, qui vont se donner le beau rôle et présenter les choses de leur point de vue, forcément. La mise en place de l'histoire cléricale, religieuse et missionnaire de la colonie, qui deviendra son histoire officielle, se fait d'abord en trois étapes, en italien, en latin puis en français, respectivement par Giuseppe Bressany, François Ducreux et François-Xavier de Charlevoix, trois grands historiens, particulièrement le dernier qui travaille à mettre en place une monumentale histoire factuelle de la colonie française. Ces historiens jésuites reprennent à neuf ou réécrivent les travaux historiques réalisés naguère ou depuis par Marc Lescarbot, Gabriel Sagard et surtout, on l'a vu, Valentin Leroux, qui ne leur étaient pas favorables. Or, c'est Charlevoix, par son talent (on y reviendra), qui réussira à imposer la vision apostolique de la colonie française, d'autant qu'il sera lui-même repris et développé par un autre grand historien jésuite entre 1895 et 1906, Camille de Rochemonteix, de sorte qu'aujourd'hui encore, notre vision de la Nouvelle-France est celle des jésuites, alors qu'une bonne partie de la vérité se trouve dans l'histoire franciscaine et janséniste de Valentin Leroux.

      Toutefois, le plus beau livre d'histoire sur la colonie, sinon le plus grand, est le fruit d'une collaboration. L'Histoire du Montréal est en effet rédigée par Dollier de Casson sous la dictée de Jeanne Mance en 1672. Celle-ci a été cofondatrice de Montréal avec Maisonneuve, en 1642, et le livre constitue, à la fin de sa vie, son testament spirituel anonyme, car elle a exigé que le sulpicien François Dollier de Casson se présente comme le seul auteur du livre. Or, chacun des co-auteurs représente l'une des deux remarquables qualités opposées et complémentaires de l'ouvrage. D'abord la présence vivante du témoignage de la vieille fondatrice qui a vécu année après année l'histoire héroïque des Montréalistes, tels qu'elle les a connus à l'origine, dans la ville sainte fortifiée (alors que Montréal est devenue à la fin de sa vie, une ville de paysans et de commerçants qui ont perdu depuis longtemps les illusions des fondateurs de créer une Ville-Marie vouée à la sainteté de ses habitants et en particulier des Amérindiens qui accepteraient d'y vivre chrétiennement); mais ensuite, le plus inattendu est la plume enlevée du sulpicien qui n'est pas dans la ville depuis deux ans et peut en rédiger avec brio la folle aventure héroïque des combattants du Mont-Royal ! Le lecteur participe donc à la fondation de la ville tout au sud du Saint-Laurent, en dépit du bon sens militaire du gouverneur Montmagny qui propose à la colonie de s'installer à l'île d'Orléans :

Mr, ce que vous me dîtes serait bon, répond Maisonneuve, si on m'avait envoyé pour délibérer et choisir un poste, mais, ayant été déterminé par la Compagnie qui m'envoie que j'irais au Montréal, il est de mon honneur et vous trouverez bon que j'y monte pour y commencer une colonie, quand tous les arbres de cette île se devraient changer en autant d'Iroquois. (Dollier 64)

Et la tirade des Iroquois à la suite du combat au Long-Sault contre Dollard des Ormeaux et ses seize braves est connue de tous au Québec :

Si dix-sept Français nous ont traité de la sorte, étant dans un si chétif endroit, comment serons-nous traités lorsqu'il faudra attaquer une bonne maison où plusieurs de telles gens seront ramassés : il ne faut pas être assez fous pour y aller [attaquer Montréal], ce serait pour nous faire tous périr, retirons nous. (216-217)

L'Histoire de Dollier de Casson sera d'ailleurs surtout connue pour ce chapitre qui raconte comment Dollard des Ormeaux et un tout petit groupe de jeunes miliciens de Montréal ont sauvé la colonie tout entière en se portant au devant de l'armée iroquoise qui se préparait à l'envahir pour rejeter les Français à la mer. Au sacrifice de leur vie, ils ont sauvé le pays. Le manuscrit de Dollier de Casson, adressé aux sulpiciens de Paris et destiné à la publication, est resté inédit. Lorsqu'on l'a redécouvert, en 1845, il a servi à réécrire de manière héroïque l'histoire de la Nouvelle-France mise au point par les jésuites et, lors de la Révolution tranquille des années 1960 au Québec, le mythe séculier de Dollard des Ormeaux a remplacé le mythe religieux des saints martyrs canadiens. Cela tient à la qualité littéraire du texte de Dollier de Casson, tout à fait comparable aux grands récits des jésuites Jérôme Lalemant et Paul Ragueneau.

      Mais le plus important des auteurs sur la Nouvelle-France, Lahontan, est sans conteste un plaisantin, un anticlérical, un pamphlétaire et pour bien dire, de tous, le seul véritable écrivain. Certes, Marc Lescarbot avait publié ses Muses de la Nouvelle-France, un recueil de poèmes, en appendice de son Histoire en 1609, Marin de Diéreville publiera très bientôt, en 1708, sa Relation du voyage du Port-Royal en alternant le récit en prose et les passages versifiés, tandis que Mathieu Sagean vers 1700 et surtout Claude Lebeau en 1738 préfigureront avec leurs affabulations romancées les récits de voyages romanesques et exotiques en Amérique; mieux encore, le fabuleux récit de voyage en Amérique de Chateaubriand sortira tout droit de l'Histoire de Charlevoix qui l'inspire. Toutefois ces relations de voyage romancées qui préfigurent les romans exotiques vont échapper complètement aux écrits de la Nouvelle-France pour devenir des récits, des fabulations et des romans français, comme il en existera des centaines, menant leurs héros où que ce soit, dans des contrées sans rapport avec aucune réalité, en Amérique, dans les mers du sud ou sur la lune.

      Avec Louis Armand de Lom d'Arce, baron de Lahontan, nous sommes au coeur des écrits de la Nouvelle-France, alors même qu'il inspirera à lui seul toute la stratégie pamphlétaire du Siècle des Lumières. Son ouvrage se présente d'un seul coup en trois volumes de trois genres différents. Le jeune noble militaire est arrivé dans la colonie en 1683 à 16 ans et il en repartira dix ans plus tard avec une expérience dont il saura tirer une oeuvre littéraire exceptionnelle. Le premier volume est une relation par lettres qui décrit la colonie et l'Amérique : l'auteur raconte sa traversée, son arrivée dans le Saint-Laurent et ses déplacements de Québec aux Grands Lacs. L'une de ces lettre, la Lettre 16, est célèbre pour son récit fabuleux de la prétendue découverte de la Rivière Longue : Lahontan y réalise un pastiche si bien réussi des relations de découverte que des littéraires continuent encore aujourd'hui de débattre de sa découverte ! Le second volume de son oeuvre est constitué d'un mémoire sur l'Amérique qui décrit les moeurs des Amérindiens; déjà s'y dessine le portrait du Bon Sauvage qui présente deux caractères originaux par rapport à tous les écrits de la Nouvelle-France : d'abord ce sauvage n'a pas à être converti, car il est bien meilleur que le premier chrétien venu; ensuite, il n'a pas à être francisé ou européanisé, car il est somme toute incomparablement plus civilisé que le premier Français venu. Et déjà, Lahontan s'amuse à critiquer la pensée occidentale en lui opposant les croyances, les coutumes, la justice et la moralité amérindiennes. Le comique et l'humour éclatent dans le troisième volume de son oeuvre, les Dialogues avec un sauvage, dialogues avec le Huron Adario, où l'auteur joue à tenir le mauvais rôle sur cinq sujets choisis, la religion, les lois, le bonheur, la médecine et l'amour ou le mariage. Le propos est grivois, irrévérencieux, polémique, anticlérical et antiroyaliste, alors qu'en fait aucune pensée ou philosophie cohérente ne se dégage de ces morceaux de bravoure et pour cause : Lahontan s'amuse ! En fait, peu de passages peuvent être pris au sérieux. En voici un extrait qui vaut bien son vaudeville.

Nos femmes, dit Adario, sont capricieuses, comme les vôtres, ce qui fait que le plus chétif sauvage peut trouver une femme. Car, comme tout paraît à découvert, nos filles choisissent quelquefois suivant leur inclination, sans avoir égard à certaines proportions : les unes aiment un homme bien fait, quoiqu'il ait je ne sais quoi de petit en lui; d'autres aiment un mal bâti pourvu qu'elles y trouvent je ne sais quoi de grand; et d'autres préfèrent un homme d'esprit et vigoureux, quoiqu'il ne soit ni bien fait ni bien pourvu de ce que je n'ai pas voulu nommer. Voilà, mon frère, tout ce que je puis te répondre sur le crime de la nudité. (Lahontan 879)

      Voilà certes ce qui est propre à nous changer des écrits religieux et toujours fort compassés des jésuites qui dominent les écrits de la Nouvelle-France. Pourtant, l'oeuvre pamphlétaire de Lahontan n'en est pas moins américaine que les écrits des religieux (et notamment les RJNF) alors même que son Adario a peu de rapport avec les Amérindiens et que les propos qu'il fait tenir à ce Bon Sauvage ne représentent en rien la pensée véritable des Hurons ou des Algonquins. La vérité procède ici de la révolte et de la contestation systématique. De la Vieille France à la Nouvelle France, on a découvert un Nouveau Monde, l'Autre, des formes de pensée et tout un univers différents, de sorte que les Français ont appris à négocier avec les Amérindiens, pour tenter de retenir le meilleur de deux mondes, afin de s'approprier l'Amérique. Lahontan en vient brutalement à l'essentiel de ce que fut la Nouvelle-France, sans ménagement, et avec un cynisme cruel : c'est la critique impitoyable de la France et de l'Europe. Considérons les sujets de ses cinq dialogues et d'abord celui sur la médecine. Avec le tambour de Carigonan, le missionnaire avait beau jeu de ridiculiser les rituels amérindiens; mais comme on s'en doute, les Français découvriront vite combien les chamanes sont des psychologues et des médecins très efficaces; d'où le renversement de la critique, l'autocritique : ce sera donc le discours sur la médecine, pour se moquer de la science européenne ! La religion, les lois et le mariage, beaux sujets pour mener la critique sarcastique des institutions, avant d'en venir à l'essentiel, le bonheur et l'amour qui devraient toujours et partout être gratuits comme pour le Bon Sauvage en Amérique. C'est en 1703 que paraît cette oeuvre incendiaire. Les dialogues connaîtront des dizaines de rééditions. Mais l'important est que l'auteur met au point un procédé qui servira en France à développer une véritable autocritique, sous la forme d'une critique raisonnée des moeurs et des institutions françaises en regard de celles des Amérindiens. Ce sera le Siècle des Lumières, ce sera la Révolution française, qui bouleverseront toute l'Europe — l'Encyclopédie de Diderot (qui comprendra d'importants articles sur le Canada, l'Amérique et ses Amérindiens), le Discours sur l'inégalité de Rousseau, les Lettres philosophiques de Diderot ou encore le Huron ou l'Ingénu de Voltaire. Le mouvement est venu en bonne partie de Nouvelle-France. Modestement, peut-être, avec un Lahontan qui s'amusait, alors que toute la littérature inspirée de la colonie américaine avait permis d'ébranler les certitudes, à commencer par les écrits des jésuites.

      Ceux-ci continuent d'ailleurs de se développer tout au long du XVIIIe siècle. Les RJNF changeront de forme et aussi de contexte pour paraître dans les Lettres édifiantes et curieuses où les lettres d'Amérique prennent place à côté des lettres du Moyen Orient, des Indes et de la Chine. L'important est que la formule est venue de Nouvelle-France. Viendra encore de Nouvelle-France le traité de Joseph-François Lafitau sur les Moeurs des sauvages américains comparées aux moeurs des premiers temps. Cet ouvrage populaire dans son style et dans ses illustrations est tout le contraire d'un ouvrage scientifique sérieux, mais la naïveté de son auteur est telle qu'il est charmant de le voir comparer à tout venant les Iroquois aux Romains, aux Grecs, aux Égyptiens, aux Sumériens et aux Hébreux, pour tenter de nous prouver (en 1724 !) que les Amérindiens, descendants de Noé, connaissent encore dans leurs rituels magiques la première révélation chrétienne, celle de Yahvé à Adam et Ève.

      Plus sérieusement, Charlevoix, qui fait paraître comme on l'a vu sa remarquable synthèse de l'histoire de la Nouvelle-France en 1744, l'accompagne d'un journal historique, son Journal d'un voyage dans l'Amérique septentrionnale. Il emprunte la formule au premier des ouvrages de Lahontan, sa relation par lettres, mais sa matière est une synthèse sur l'Amérique et les Amérindiens réalisée à partir de la collection des RJNF. Si tout ou presque y est de seconde main, il n'empêche toutefois qu'on trouve là pour finir la meilleure introduction aux écrits français sur l'Amérique. Chateaubriand n'y trouvera pas pour rien la source d'inspiration de son Voyage en Amérique et des chapitres correspondants de ses Mémoires d'outre-tombe.

      Les écrits de la Nouvelle-France s'achèvent, en queue de poisson, comme il se devait, après la conquête de la colonie. Pourquoi faudrait-il que tout finisse en beauté ? En tout cas, il faut encore compter une oeuvre peu étudiée, les Recherches philosophiques sur les Américains par Cornelius de Paw qui paraissent en 1768 et qui seront rééditées pas moins de quatre fois jusqu'en 1774. L'ouvrage savant en apparence est plutôt de vulgarisation polémique; il propose une série de dissertations ressassant des lieux communs sur l'Amérique à la fin du XVIIIe siècle, vue à partir de la colonie française.

      À ce moment, la Nouvelle-France n'est plus, mais la France en garde les écrits que le Québec redécouvrira au milieu du XIXe siècle. Les récits des voyages de Cartier sont publiés à Québec en 1843, les relations des jésuites sont rééditées, toujours à Québec, en 1858. Durant un siècle, les historiens vont petit à petit rassembler ce corpus des écrits français sur l'Amérique jusqu'à ce que les littéraires en fassent par anachronisme le premier chapitre de l'histoire de la littérature québécoise à partir des années 1960. Ce sera, par exemple, le premier volume de l'Anthologie de la littérature québécoise de Gilles Marcotte par Léopold LeBlanc intitulé « Écrits de la Nouvelle-France, 1534-1760 » (1978), titre repris exactement dans le même esprit un quart de siècle plus tard au premier chapitre de l'Histoire de la littérature québécoise de Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge en 2007. Or, ce ne sont pas des écrits de la Nouvelle-France, mais des oeuvres portant sur la Nouvelle-France, ce qui est bien différent.

      Ces écrits français sur l'Amérique ne sont pour rien dans les origines de la littérature québécoise. Plusieurs d'entre eux, les plus importants et les plus significatifs, prennent place aujourd'hui dans la culture québécoise, ce qui est tout autre chose, de telle sorte qu'ils sont mieux connus au Québec qu'en France, alors qu'on y trouve quelques chefs-d'oeuvre des trois grands siècles de la littérature française, respectivement la Relation du Brésil par Jean de Léry au temps des Découvertes, la Relation de 1634 par Paul Lejeune au Grand Siècle et les Dialogues de Lahontan qui inaugurent le Siècle des Lumières. On peut même dire que la littérature de la Nouvelle-France aura été, par sa connaissance intime, précise de l'Amérique et des Amérindiens, non seulement la première source documentaire, mais également la première réalisation de l'anthropologie du Nord-Est de l'Amérique, avant les grands travaux de Charles de Bosses, d'Auguste Comte, d'Émile Durkheim, de Lucien Lévy-Bruhl, de Claude Lévi-Strauss et de Rémi Savard. Bref, si la France a perdu son empire américain, elle nous en a conservé un riche héritage, ses écrits sur la Nouvelle-France.

3  La littérature coloniale en Nouvelle-France

      En regard de la littérature française sur la Nouvelle-France, il n'y a jamais eu de littérature en Nouvelle-France, aucune littérature digne de ce nom n'ayant été développée dans la colonie américaine. Des origines à 1760, on va voir naître l'embryon de ce qui était encore bien éloigné d'une littérature au sens strict, c'est-à-dire une littérature coloniale capable de rivaliser avec celle de la métropole, non pas en qualité ou en importance, mais tout simplement par sa vitalité et son intérêt pour les habitants de la colonie. Le phénomène est universel. Comme la littérature romaine s'est détachée de la grecque, comme les littératures de langue romanes ont dû s'imposer devant les formes latines « vernaculaires », une littérature coloniale n'existe qu'au moment paradoxal où elle peut — et aussitôt veut — acquérir le statut de littérature nationale. Et ce moment est toujours une longue période de rivalités, de compétitions et d'échanges où la littérature accompagne forcément les aléas de la libération nationale. On le voit bien et de manière spectaculaire actuellement au Québec où la littérature de langue anglaise est forcément et irrémédiablement canadienne et le sera tant et aussi longtemps que le Québec ne sera pas souverain.

      Toute littérature est nationale, c'est la condition littéraire. Certes, il ne fait pas de doute que les littératures ou du moins les grandes oeuvres survivent aux conditions qui les ont vues naître, mais jamais aucune oeuvre littéraire n'a pu prendre forme hors d'une culture nationale.

      Lorsque la colonie française est conquise par les armes en 1760 et cédée à la Grande Bretagne par le traité de Paris en 1763, elle était une colonie au sens strict, c'est-à-dire une société encore loin de pouvoir prendre son destin en main et personne ne peut imaginer aujourd'hui ni quand ni comment elle serait devenue ce qu'elle est, la nation québécoise, sauf que cette nation ne serait pas soumise au Canada, comme naguère à la couronne britannique. En revanche, si le Québec est maintenant une nation, c'est parce que la Nouvelle-France avait déjà développé en 1760 une culture propre, la culture canadienne, une culture française d'Amérique qui pouvait résister aux inlassables et puissantes tentatives d'assimilation du pouvoir britannique puis canadien (c'est la nature même de la fédération canadienne), alors qu'elle était déjà distincte de la culture française (dont elle sera dorénavant coupée durant près d'un siècle). Bref, en 1760, la Nouvelle-France a déjà sa culture propre, mais elle n'a pas encore sa littérature, ce qui décrit parfaitement la situation aussi bien des oeuvres de France qu'elle a accueillies que des oeuvres littéraires qu'elle a produites ou pu produire — et la distinction est importante, car la majeure partie des oeuvres qu'on y a produites n'ont pas été conservées parce qu'elles étaient de circonstance et qu'on ne leur accordait pas plus d'importance qu'elles n'en avaient.

      Tout au contraire des écrits français sur la Nouvelle-France qui se développent à partir de traditions centenaires, le Bref Récit de Cartier prenant le relais dans une chaîne qui conduit de Marco Polo à Christophe Colomb, une littérature nationale, l'avènement d'une littérature coloniale se situe rétrospectivement. On ne peut pas commencer par le commencement, pourrait-on dire, puisque celui-ci appartient forcément à la métropole. Il est clair qu'on ne saurait faire remonter la naissance de la littérature québécoise à 1534. Puisque les entreprises de Cartier et de Roberval avortent aussitôt (en 1541-1542), il faudrait être téméraire pour laisser croire qu'une littérature de langue française quelconque puisse prendre place alors sur les rives du Saint-Laurent qui ne verront pas d'autres hivernements ou habitations avant un demi-siècle !

      La question de la littérature coloniale de Nouvelle-France se pose avec un peu plus de vraisemblance lors des premiers établissements commerciaux en Acadie au début du XVIIe siècle. Chose certaine, parmi les écrits français de Port-Royal (ceux de Biard, Massé, Champlain, Poutrincourt, etc.), on compte l'importante Histoire des navigations des Français en Amérique de Marc Lescarbot, Histoire comprenant une description des Micmacs. Or, cet écrit, cette publication française est accompagnée en appendice ou parfois en édition séparée du recueil de poésies intitulé « Les muses de la Nouvelle-France ». Non seulement il ne fait pas de doute que la majeure partie de ces poèmes a été rédigée pour les compagnons de voyage du poète, mais le « Théâtre de Neptune » qu'on y trouve est le premier spectacle français jamais réalisé en Amérique. On peut y voir, si l'on veut, l'origine de la littérature acadienne ou même la préhistoire de la littérature québécoise. Pour cela, évidemment, il faut avoir les idées larges et imaginer que la petite entreprise de Port-Royal en Acadie de 1605 à 1607 puisse avoir quelque rapport avec ce que sera plus tard, beaucoup plus tard, la Nouvelle-France, soit une colonie d'État, une société véritable, avec son organisation politique, sociale et économique. Pour l'instant, en Acadie, des compagnies à monopole françaises établissent des comptoirs français, avec quelques Français qui n'y hivernent jamais plus que quelques années.

      Marc Lescarbot est un jeune avocat de Paris qui accepte vers l'âge de 36 ans de tout quitter pour suivre l'un de ses clients, Poutrincourt, qui lui-même seconde les entreprises de Du Gua de Monts en Acadie. Il s'embarque à La Rochelle le 13 mai 1606 pour se rendre à Port-Royal, d'où il est forcé de revenir avec toute la petite colonie au printemps suivant. Il faut le répéter, Lescarbot est surtout célèbre, avec raison, pour son Histoire de la Nouvelle-France qu'il entreprend de rédiger à son retour et qu'il mettra deux fois à jour de manière très importante. Cette oeuvre française sur la Nouvelle-France comprend trois volets, l'histoire des navigations françaises en Amérique du Nord, le récit des entreprises de Poutrincourt et de De Monts et la description des moeurs des Micmacs.

      Mais son oeuvre poétique, d'une autre nature, n'est pas non plus négligeable. D'abord et avant tout, on ne peut qu'être touché par la pièce que Lescarbot fait paraître au moment de son départ de France et qu'il reprendra dans son Histoire, mais pas dans ses Muses, tellement elle est modeste et circonstancielle. Il s'agit de son « Adieu à la France ». Dans ce poème, avant l'éloge à De Monts et à Poutrincourt qu'il va servir en Amérique, avec les lieux communs sur la colonisation et la christianisation, avant même la critique du clergé catholique qui s'est montré trop timide vis-à-vis de cette entreprise, les tout premiers vers (ses trente-deux premiers vers en fait) sont proches de l'improvisation, loin des lieux communs, près de l'autobiographie, le poète évoquant même sa profession (qui l'a déçu, on va le lire), en passant de l'architecture à l'urbanisme, puis aux paysages de France, forêts et campagnes, ses collines, ses vignobles et ses châteaux. Rien de plus simple, rien de plus vrai, puisque c'est aujourd'hui encore ce qu'on retrouve en France et qu'on n'a toujours pas reproduit en Amérique.

      Adieu riches palais, adieu nobles cités
      Dont l'aspect a mes yeux mille fois contentés;
      Adieu lambris doré, sainct temple de Justice
      Où Themis aux humains d'un penible exercice
      Rend le Droit, et Python d'un parler eloquent,
      Contre l'oppression defend l'homme innocent;
      Adieu tours et clochers dont les pointes cornuës,
      Avoisinans les cieux, s'elevent sur les nuës;
      Adieu prés emaillés d'un million de fleurs
      Ravissant mes esprits et leurs soüeves odeurs;
      Adieu belles forets, adieu larges campagnes,
      Adieu pareillement sourcilleuses montagnes
      Adieu côtaux vineux, et superbes châteaux. (Lescarbot 231-232)

      La description la plus juste de la poésie de Marc Lescarbot est de Lescarbot lui-même : la poésie bardique ! En effet, le chercheur a découvert que le poète se décrivait dans son Histoire de la Nouvelle-France en souhaitant qu'Henri IV continue de conduire en Amérique des « Bardes chrétiens portant la fleur de lis au coeur ». Il propose et décrit donc ce qu'il a réalisé, une poésie gauloise et plus précisément celtique dont les trois traits caractéristiques sont l'aspect musical, ses thèmes gaulois et son caractère engagé, particulièrement son engagement religieux. Certes, nous voilà bien éloignés du travail esthétique de la pléiade de Ronsard, puis de la poétique de Malherbe, mais justement, voici une poésie de circonstance propre à accompagner la mise en place de la Nouvelle-France. Le poète s'identifie à ceux qu'il a pour fonction de servir, aux entrepreneurs, aux marins, aux commerçants, aux artisans de la colonisation, aux missionnaires, tout comme aux Souriquois (les Micmacs), dont il entend chanter les prouesses.

      En effet, le contenu immédiat des « Muses de la Nouvelle-France » désigne des événements. Le premier fait mémorable, avec l'arrivée à Port Royal, c'est le départ du navire qui retourne en France avec Pont Gravé et un nouvel équipage. La première pièce est donc un « Adieu aux François retournans de la Nouvelle-France en la France gaulloise », le 25 août 1606. Il faut imaginer Marc Lescarbot lisant son poème au milieu de la petite colonie qui sera isolée durant une année lorsque le Jonas lève l'ancre. Suivront une série d'éloges et de portraits qui ont accompagné les fêtes et les banquets de la colonie durant l'hiver, odes et sonnets qui ne manquent jamais de piquant et d'humour, avec beaucoup de familiarité, alors même que le ton est grandiloquent. Le sonnet consacré à Champlain, en particulier, est prémonitoire, parce que la source du Saint-Laurent qu'il explorera se situe, dans l'imaginaire américain, bien plus loin qu'en Chine, se perdant dans les Grands Lacs et de là dans tous les portages d'Amérique.

      CHAMPLEIN, ja dés long temps je voy que ton loisir
      S'employe obstinément et sans aucune treuve
      A rechercher les flots, qui de la Terre-neuve
      Viennent, aprés maints sauts, les rivages saisir.

      Que si tu viens à chef de ta belle entreprise,
      On ne peut estimer combien de gloire un jour
      Acquerras à ton nom que desja chacun prise. (Lescarbot 188)

L'ensemble s'achève, chronologiquement, il fallait bien s'y attendre, sur l'« Adieu à la Nouvelle-France » du 30 juillet 1607.

      Les « Muses de la Nouvelle-France » comprennent toutefois deux pièces majeures en regard de la littérature coloniale. La première, dont on parlera ensuite, est « Le théâtre de Neptune », la seconde est rien de moins qu'une épopée tout à fait inattendue dans le registre des pièces de Lescarbot : « La deffaite des Sauvages Armouchiquois ». Elle raconte en un peu moins de cinq cents alexandrins la trahison des Armouchiquois qui assassinent le jeune Panoniac venu commercer chez eux pour lui prendre ses marchandises, croyant que les Français qui ont quitté Sainte-Croix pour Port-Royal n'appuieront plus dorénavant les Souriquois. Mais c'était sans compter sur le grand sagamos Membertou qui réunit les forces des nations alliées et obtient l'appui des Français en marchandises et surtout en armes. Sous prétexte de venir lui aussi commercer (des armes !), il vengera avec les siens l'honneur de Panoniac. L'histoire est fort bien menée, avec ruses et revirements, elle est aussi bien composée, avec une rhétorique, un style, une syntaxe et une versification proches de ce que sera dans un demi-siècle la poésie baroque. Mais sa gratuité est le trait caractéristique le plus frappant, surtout parce que toute l'oeuvre poétique de Lescarbot est de circonstance. Voilà une composition faite pour le simple plaisir d'écrire et cela transparaît dans la pièce et lui donne la qualité propre aux oeuvres littéraires, la jouissance esthétique. C'est ensuite, c'est surtout son contenu américain qui frappe, même dans le passage renvoyant aux « Femmes vertueuses » de Plutarque et le rôle pathétique et guerrier que l'auteur fait jouer à la mère de Panoniac et à ses amies. Elles forcent les fuyards à retourner au combat, en leur montrant cet endroit de leur anatomie d'où ils viennent. L'épisode peut évoquer le rôle important des femmes dans les politiques amérindiennes. Non seulement tous les personnages sont des Amérindiens, mais en plus le narrateur est des leurs, prenant parti pour les uns, vilipendant les autres, sans jamais tenir le rôle de l'Européen, ce qui est remarquable. D'ailleurs, tout dans ce poème est amérindien, très justement observé et surtout fort bien caractérisé : l'importance de la traite et le jeu des alliances commerciales, les moeurs guerrières amérindiennes et l'importance de la technologie française et pour le commerce et pour la guerre, ce qui sera illustré ici non seulement par les coups de mousquets sur lesquels s'achèveront les combats, mais par un trait beaucoup plus simple et bien plus important, les pointes de flèche en fer.

      A cette charge ici quelques uns sont blessés
      Parmi les Souriquois; mais plus de terrassés
      Sont de l'autre côté : car de ceux-ci les fleches
      A pointes d'os, ne font de si mortelles breches
      Comme de ceux qui sont plus voisins des François
      Qui des pointes d'acier ont au bout de leurs bois. (210)

Bref, en un peu plus d'une année, il fallait beaucoup de sensibilité et d'ouverture d'esprit pour devenir américain, alors qu'aucune société française n'est encore constituée en Amérique. Et un réel talent d'écrivain. Le génie littéraire de Marc Lescarbot se trouve, me semble-t-il, dans cette oeuvre toute modeste peut-être, mais la première oeuvre littéraire américaine de langue française.

      « Le théâtre de Neptune en la Nouvelle-France » est au contraire le type même de l'oeuvre de circonstance et par conséquent la pièce la plus représentative des « Muses de la Nouvelle-France ». Le prétexte en est fort simple. Poutrincourt a laissé la petite colonie de Port-Royal sous la responsabilité de Lescarbot pour aller à la découverte sur les traces de De Monts et de Verrazano tout au long de l'été. Peu importe ces explorations qui n'auront pas de suite, car c'est le retour qui est spectaculaire, le 14 novembre 1606. Dans ses loisirs, Marc Lescarbot a préparé rien de moins qu'un spectacle nautique où Neptune accueille le grand Sagamos qui se prépare à créer une nouvelle France sous l'égide de l'entreprenant sieur De Monts et du roi Henri IV. La barque de Poutrincourt a traversé la baie et s'est approchée du fort de Port-Royal, décoré pour l'occasion. Alors Neptune s'avance vers lui, sur un radeau, tiré par quatre tritons. Ce seront cinq discours, suivis de la réponse de Poutrincourt (qui n'a pas été rapportée). Puis, plus original, quatre Amérindiens offrent leurs présents au responsable du fort : cette seconde partie est construite sous l'inspiration des Grands Conseils amérindiens, toute humoristique qu'elle soit. En effet, on est passé de la grandiloquence au lyrisme, mais on en est maintenant au burlesque et le tout se terminera sous forme rabelaisienne, tous étant conviés au banquet gaulois. Nous avons là le premier exemple, et quel exemple !, de l'adaptation en Amérique des réceptions que la France a hérité des triomphes romains. S'il s'agit de recevoir d'une manière grandiose un personnage attendu, le genre qui sera bien représenté en Nouvelle-France, commence tout de même avec un brio qui se sera pas égalé. Musique, trompette et canonnade achèvent le spectacle nautique, avec barque, radeau et canots devant la petite colonie rassemblée sur le rivage.

      La critique a tellement écrit et débattu sur la valeur littéraire des « Muses de la Nouvelle-France » et de son « Théâtre de Neptune » qu'on en a oublié l'importance intrinsèque : toute la littérature coloniale de Nouvelle-France est là dès le début et ne sera pas surpassée, ce qui est tout de même extraordinaire. Voilà une oeuvre de génération spontanée, la naissance d'une littérature coloniale alors qu'il n'y a encore aucune colonie pour la produire et en jouir. Cela signifie qu'aucun autre poète, tout modeste que soit Lescarbot encore une fois, ne viendra de France pour se faire américain et que la Nouvelle-France, devra se débrouiller toute seule !, pourrait-on dire, ce qui est assez naturel. Voilà qui mesure et juge d'avance à sa juste valeur la littérature coloniale de Nouvelle-France.

      Donnons tout de suite l'exemple de Marin Dières de Diéreville qui passera lui aussi une année en Acadie, un siècle plus tard. Non seulement sa relation de voyage en Nouvelle-France est pour moitié écrite sous forme versifiée, mais Marin Dières est par ailleurs l'auteur d'une nombreuse oeuvre poétique. Or, tout au contraire de Lescarbot, aucun de ses écrits poétiques n'est américain ni ne s'adresse de quelque manière à la société acadienne. Et sa remarquable Relation du voyage du Port Royal de l'Acadie parue en 1708, texte français sur l'Amérique, montre par contraste l'originalité et la valeur propre de l'oeuvre poétique de Lescarbot en 1609, qui prend place de ce fait dans la littérature coloniale.

      Revenons maintenant sur terre. La génération spontanée de la littérature, c'est trop exceptionnel pour correspondre à la réalité. La population de Port-Royal en 1606-1607 compte environ une cinquantaine de personnes, tous des hommes. En Acadie, de petites sociétés comme celle-là, qui a pu accueillir Marc Lescarbot, ne cesseront de se succéder durant des décennies et même quelques siècles. Champlain fonde le poste de Québec en 1608. Il s'agit toujours d'une petite colonie de compagnie commerciale. Or, c'est dans la vallée du Saint-Laurent, d'abord entre Québec et Trois-Rivières, puis jusqu'à Montréal, que se développera la société française d'Amérique, la Nouvelle-France. Avant de chercher la littérature coloniale, cherchons la colonie, une société coloniale capable de développer une littérature qui lui soit propre. Il faut attendre 1627 avant que les compagnies marchandes à monopole soient remplacées par une compagnie étatique, la Compagnie des Cent Associés ou la Compagnie de la Nouvelle-France, mais c'est tout de suite le naufrage de la flotte et un retentissant échec commercial. La colonie française est même conquise par les frères Kirke pour l'Angleterre.

      En 1632, on doit tout recommencer à zéro. Zéro. Alors seulement la colonie va pouvoir se développer avec les Habitants (ce sont les colons qui possèdent des terres) sur une base économique, loin du pouvoir politique. Ce sera en 1645 la société commerciale de la Communauté des Habitants, où Trois-Rivières devient la métropole de la colonie. Le coup de théâtre ne vient toutefois qu'en 1663. C'est un formidable tremblement de terre (au sens géologique, qui ne fera d'ailleurs que peu de ravages, les constructions de la colonie étant très modestes); c'est l'arrivée de deux importants régiments de militaires qui vont imposer aux Amérindiens la Paix de 1667, avant d'en imposer plusieurs autres; c'est surtout la mise en place de la première véritable structure politique qui fait de la colonie une institution socio-économique relevant directement de la Royauté de France, le Conseil souverain. Cela dit, le Conseil souverain de 1663 n'était pas là pour que le Canada se mette enfin à la littérature, évidemment. D'ailleurs le système politique doit engager toute son énergie à gérer une formidable expansion territoriale (la Nouvelle-France se développe jusqu'au Mississippi et bientôt jusqu'au golfe du Mexique), en même temps que les guerres amérindiennes se transforment en guerres intercoloniales. Et ces guerres aux noms artificiels sont le reflet en Amérique de la guerre de la Ligue d'Augsbourg et de la guerre de Succession d'Espagne. Alors survient un phénomène rare pour les Français d'Amérique, la paix. Ce sera la paix de Trente ans, de 1713 à 1744. Au cours de cette période, une toute petite population de moins de 20.000 âmes passe à près de 50.000. Évidemment, comparées aux colonies anglaises du littéral (qui ne comptent pas moins d'un million d'habitants), on peut dire que les trois colonies françaises (Acadie, Canada et Louisiane) ne font pas le poids.

      Parmi ces 50.000 personnes (hommes, femmes et enfants), s'est-il trouvé un seul romancier ? Non, aucun. Et cela s'explique facilement, car cette population, tout comme celle de France et d'Europe, est très largement analphabète, alors qu'à l'inverse les lettrés, très peu nombreux, sont des hommes politiques, des fonctionnaires, des religieux et quelques rares membres des fonctions libérales (arpenteurs, notaires, avocats et médecins), tous étant de pieux catholiques contrôlés par le pouvoir théocratique au moins jusqu'en 1663, régentés ensuite par les évêques successifs de Québec et les jésuites dont ces évêques sont les créatures. Le moins que l'on puisse dire est que les conditions ne sont pas réunies pour que se développe en Nouvelle-France une littérature. L'instruction, lorsqu'elle existe, se limite aux toutes premières classes, sauf si l'élève brillant se destine à la prêtrise ou s'il peut accéder aux quelques professions libérales, auxquels cas il passera par le collège des jésuites de Québec ou ira en France, notamment s'il veut être chirurgien ou médecin. Les bibliothèques privées (car il n'en existe pas de publiques) sont si peu nombreuses qu'on ne pourrait réunir plus de 25 000 livres dans toutes la colonie, pour l'essentiel des livres religieux, missels, livres d'heures et ouvrages sacrés.

      D'ailleurs il n'y aura jamais d'imprimerie dans la colonie où le métier d'imprimeur est interdit. Même les ordonnances du pouvoir politique et les mandements de l'évêque se copient de manière artisanale, leur promulgation correspondant à leur lecture publique. Les mandements, parlons-en, voilà bien les chefs-d'oeuvre littéraires de la colonie. Et les plus célèbres ont consisté à interdire le théâtre !

      Certes, on ne peut douter qu'une littérature populaire orale se soit organisée et développée dans la colonie, faite des apports successifs de l'immigration, à partir des régions de France et des traditions des métiers. La preuve en est que ce folklore tiendra lieu de littérature durant pas moins d'un siècle après la conquête militaire et que ces danses, ces chants et ces contes sont encore connus. Cela dit, seule une institution littéraire vivante aurait alors permis à ce folklore populaire de rejoindre les diverses formes d'expression artistique et esthétique, en passant par le théâtre où précisément la littérature se donne en spectacle.

      On ne trouvera rien de tel en Nouvelle-France où le théâtre sera une sorte d'événement politique périodique et aléatoire, quelques gouverneurs de la colonie faisant monter une ou deux pièces à leurs frais. En 1640 déjà, le gouverneur Montmagny d'un côté et les jésuites de l'autre organisent ensemble un spectacle en l'honneur du dauphin qui deviendra Louis XIV, respectivement une tragi-comédie et un mystère. En 1646, le même Montmagny fait représenter une action à Québec, pièce dont on ne sait rien, sauf que le supérieur des jésuites, par respect pour l'Église qu'il représente, se fait excuser, y déléguant toutefois trois de ses prêtres. La représentation pieuse plaît à tous. Par la suite, le gouverneur Jean de Lauzon, tout pieux qu'il soit, amène avec lui l'art de la capitale, de sorte qu'on jouera à Québec deux pièces de Corneille qui connaissent encore un énorme succès à Paris, Héraclius, le 4 décembre 1651, et le Cid, le 16 avril suivant. Enfin Frontenac vint. Il fait jouer Nicodème de Corneille et Mithridate de Racine durant l'hiver 1693-1694. L'hiver suivant, le gouverneur entreprend de faire jouer Le Tartuffe. Cela ne passera pas ! L'évêque de Québec et ses prédicateurs, dont les sermons sur la décence et la moralité publique comptent parmi les grandes oeuvres de la colonie, ne se laisseront pas ridiculiser par le projet impie. Et ce sera, pour le plus grand plaisir de la postérité, quelques mémorables textes ecclésiastiques, dont le célèbre Mandement sur les discours impies, puis le Mandement au sujet des comédies. Mgr de Saint-Valier aura gain de cause, s'acquittant toutefois des frais engagés par Frontenac pour le spectacle auquel il renonce, soit 100 pistoles, une somme considérable. Pour finir, les « comédies, bals, danses, mascarades et autres spectacles dangereux » seront interdits et les acteurs excommuniés. Au XVIIIe siècle, en 1749, l'intendant Bigot présidera à de grands bals, au risque de voir ses participants excommuniés. Mais on est loin maintenant du théâtre.

      Justement, revenons-y, car si le pouvoir religieux a dû interdire le théâtre public, il a dû renoncer au théâtre privé des collèges, dont les représentations impliquaient la haute société politique. Ces spectacles et représentations exceptionnelles n'ont pas à figurer dans une histoire de la littérature coloniale, certes, mais il en est une forme digne d'intérêt pour la raison inverse, c'est-à-dire sa répercussion sociale. Il s'agit des réceptions, dont la première en Nouvelle-France, on l'a vu, aura été grandiose, s'agissant du spectacle nautique de Lescarbot qui sert de réception à Poutrincourt. De la même manière, mais bien plus modestement, les jésuites rédigeront-ils et prépareront-ils la réception du gouverneur Louis d'Ailleboust, le 20 août 1648. Même chose pour la réception de Jean de Lauzon, le 18 octobre 1651. La réception du gouverneur d'Argenson, le 28 juillet 1658, est plus célèbre, tout simplement parce que c'est le seul texte qui nous soit parvenu de ces cérémonies protocolaires organisées par les professeurs jésuites pour les autorités politiques. Ici, deux génies président à la présentation des divers groupes, les Français puis les Hurons et les Algonquins, et pour finir tous les alliés amérindiens contre l'Iroquoisie, dont un représentant fait chaque fois un compliment de bienvenue. La dernière de ces réceptions dont on a gardé trace est du 25 janvier 1727 et on en a conservé et le texte et le nom de son auteur, le père de La Chasse, car cette fois, c'est l'évêque Saint-Vallier qui commande lui-même sa propre célébration !

      Bref, s'il y eut du théâtre, on ne trouve, au moment où sonne le glas de la colonie française avec la conquête militaire, aucune forme viable de théâtre colonial en Nouvelle-France. Aucune troupe, aucune oeuvre. Pas de roman, on le sait déjà. Alors qu'en est-il de la poésie ? Même constat. Il y eut dans la colonie, des origines à la fin de ses jours, d'innombrables bouts rimés, au sens strict. L'intendant Talon, par exemple, échange quelques rimes avec les bonnes soeurs hospitalières, ce qui n'intéresse évidemment pas la littérature. En revanche, deux essais caractérisent du point de vue poétique la colonie française. Un petit poème burlesque qui ne paie pas de mine et une petite épopée sous forme de pochade qui n'est rien de moins qu'un bijou.

      Peu importe ce que deviendra René-Louis Chartier de Lotbinière (un fonctionnaire apprécié de la colonie). Peu importe même que l'enfant soit arrivé avec sa famille à Québec au bel âge de dix ans, en 1651. Peu importe enfin qu'il fut l'élève des jésuites au collège de Québec. Il importerait même fort peu qu'il eût participé, avec une centaine d'autre Canadiens, à l'expédition de trois cents soldats du régiment de Carignan, des Français ceux-là, dirigée contre l'Iroquoisie par Rémy de Courcelles, en plein hiver, en janvier 1666, s'il ne s'agissait de littérature. Ce fut la défaite ou plutôt l'échec pour de Courcelles, mais un beau petit poème satirique pour notre Canadien. Il est rédigé au retour, dans la maison familiale : « Sur le voyage de monsieur de Courcelles gouverneur et lieutenant général pour le roy en la Nouvelle-France en l'année 1666, vers burlesques ».

      La victoire auroit bien parlé
      De la démarche et défilé
      Que vous avez faict grand Courcelles
      Sur des chevaux faicts de fiselles.
      Mais en voyant vostre harnois
      Et vostre pain plus secq que noix
      Elle n'auroit peu nous descrire
      Sans nous faire pasmer de rire. (TP 53)

Ce poème, resté dans les cartons de l'histoire, est une belle pièce de la littérature coloniale de Nouvelle-France. Les « chevaux faicts de fiselles », les raquettes, qui riment avec le grand Courcelles; un grand vent du nord-ouest bien froid « qui ne nous prit pas par derrière » (bel octosyllabe !), alors que notre milicien aurait bien aimé « sa trahison »; voilà donc une pauvre armée en « souliers de parchemin », chaque soir « le dos au froid le nez au feu ». Bref, on a plutôt combattu les éléments que les Iroquois, de sorte qu'on aura vaincu l'hiver canadien, ce barbare ! En effet, le poème de cinq cents octosyllabes se termine avec dix alexandrins, dont ces derniers :

      En sérieux je diray que [...]
      La victoire vous doict ce qu'elle a de plus rare
      Puisque vos actions en domptant ce Barbare
      Ont eu pour fondement au sortir de ce lieu
      Le service du prince et la gloire de Dieu. (62-63)

Autrement dit, en alexandrins, le gouverneur avait de bonnes intentions, mais, en octosyllabes, il s'est trompé d'ennemi, n'ayant jamais rencontré le Barbare iroquois, mais bien le Barbare hiver canadien !

      Si l'on ne voulait voir dans cette oeuvre qu'une bluette, ce serait mépriser l'art des recommencements. Tout comme la littérature de France a dû réécrire l'art gréco-latin, il faut qu'une littérature coloniale reprenne tout à son tour. Cela dit, on ne part pas à zéro lorsqu'on peut avoir pour modèle le champion de L'Art poétique. C'est Boileau, qui gouverne la République des lettres aussi bien en France qu'en Nouvelle-France. L'une de ses oeuvres sert de modèle au second grand poème de la Nouvelle-France, le plus remarquable de tous les points de vue, aussi bien pour l'art littéraire que pour la critique sociale.

      Le jeune séminariste Étienne Marchand rédige en 1733 une épopée sur « Les troubles de l'Église du Canada en 1728 ». Une épopée de cinq cents alexandrins, ce qui est déjà une plus belle réussite classique que les cinq cents octosyllabes de Lotbinière. En plus, ce poète en herbe ne donne pas dans le burlesque, mais dans la parodie de l'épopée, puisqu'il s'agit de chanter sur le mode de la tragédie un des épisodes loufoques des belles histoires de la Nouvelle-France. L'histoire se passe donc au moment de la mort de Saint-Valier et la question est de savoir qui lui succédera. Voici l'ouverture du magnifique poème.

      Je chante les excès de ce zèle profane
      Qui dans les coeur dévots enfanta la chicane
      Et qui dans une Église exerçant sa fureur
      A semé depuis peu le désordre et l'erreur.
      Sous ce masque un chanoine abusant d'un vain titre
      Fier de sa dignité, méprisant le chapitre,
      Pour soutenir les droits de l'archidiaconat
      Enterre de son chef un illustre prélat.
      C'est en vain qu'à l'envi partout on se prépare
      A lui rendre un honneur dont il fut trop avare.
      Lotbinière assisté d'un juge et d'un bourreau
      Le fait par des laquais traîner dans le tombeau.
      Muse, raconte-moi quelle jalouse envie
      De ces hommes de Dieu peut corrompre la vie
      Et comment en public, préchant l'humilité,
      Ils conservent dans l'âme autant de vanité. (TP 132)

On aura donc reconnu la facture du célèbre Lutrin de Boileau auquel Étienne Marchand emprunte la forme du poème héroïcomique, quelques rimes, quelques tournures syntaxiques et beaucoup de vocabulaire. Mais en réalité, tout cela est de l'ordre de la citation. Étienne Marchand nous annonce dès l'ouverture du poème qu'il a l'intention de réécrire Le Lutrin, sur un sujet autrement plus grave (c'est-à-dire encore plus anodin, on y reviendra) que la querelle qui opposa en 1667 le chantre et le trésorier de la Sainte-Chapelle de Paris et que Boileau rédigea par pur plaisir en 1673, alors que le poème ne paraîtra en son entier qu'en 1683. Les lecteurs d'Étienne Marchand s'en rappelleront l'ouverture, dont ces quelques vers du premier chant.

      Je chante les combats, et ce Prelat terrible,
      Qui par ses longs travaux, et sa force invincible,
      Dans une illustre Eglise exerçant son grand coeur,
      Fit placer à la fin un Lutrin dans le Choeur.
      ....................................................
      Muse, redy-moy donc quelle ardeur de vengeance,
      De ces Hommes sacrez rompit l'intelligence,
      Et troubla si long-temps deux celebres Rivaux.
      Tant de fiel entre-t-il dans l'ame des devots ? (Boileau 191)

      Mais peu importe la source d'Étienne Marchand, car il ne s'agit pas d'imitation, mais de parodie au second degré. Alors que Boileau parodiait pour le plaisir de la satire les tragiques (Racine, en particulier, dans des vers qu'il soustraira de l'édition définitive par égard pour son ami), Marchand pastiche Boileau lui-même, avec un sujet beaucoup plus satirique. En effet, le poète feint, dans le style le plus sublime, de raconter une querelle de clocher. Il s'agit de savoir qui dirigera l'évêché de Québec en attendant la désignation d'un nouvel évêque. Le chapitre de Québec élit aussitôt Boulard, curé de Québec, comme vicaire général du diocèse, avec l'appui du gouverneur Charles de Beauharnois. Cependant, l'intendant Dupuys, avec le Conseil Supérieur qu'il contrôle, nomme à ce poste l'archidiacre Chartier de Lotbinière. Celui-ci ne perd pas de temps pour affirmer son autorité de manière vraiment spectaculaire, même si c'est en cachette : il fait inhumer dans le plus grand secret, de nuit, la dépouille de l'évêque dont les funérailles grandioses devaient avoir lieu le lendemain. Le 3 janvier 1728, c'est l'émeute à Québec. Le premier trait d'humour d'Étienne Marchand a une nette portée satirique. Il consiste à présenter comme un petit incident insignifiant, tout comme celui du lutrin chanté par Boileau, une affaire sordide qui illustre les jeux politiques entourant le pouvoir ecclésiastique au plus haut niveau de la colonie. Inutile de dire que le texte n'a circulé que dans des milieux très restreints et que peu de copies manuscrites nous en sont parvenues.

      Or, la réussite du petit poème de 482 vers en deux chants est exceptionnelle à tous les niveaux. Les deux premières rimes, profane/chicane, impliquent les sens courants, les sens spécialisés et les sens étymologiques des deux mots : profane vient de profanation, ce qui s'oppose au zèle saint et sacré que l'on attend des représentants de l'Église et de l'État, tandis que la chicane a déjà son sens affaibli moderne au moment où le poème est rédigé, soit la dispute et la querelle, alors que le mot désigne aussi son sens juridique précis, soit l'abus de procédures judiciaires. Par ailleurs, tout le poème est empreint d'une très large et très vivante culture littéraire classique. Le narrateur évoque la sagesse de Saint-Vallier qui veillait jour après jour sur sa ville de Québec.

      Mais ses jours passés à nos yeux comme une ombre
      Une éternelle nuit vint terminer le nombre.
      Il mourut... (132)

La chute, « il mourut », avec ses points de suspension, accentue la double évocation littéraire des deux vers précédents pour désigner la mort, soulignée par la rime ombre/nombre, le premier mot étant homérique et le second biblique. La portée sociale, satirique et morale du poème est importante, d'autant que les personnages sont des personnes nommément désignées. Pourtant, son caractère esthétique l'emporte sur tout et en particulier la maîtrise de la narration, comme l'illustre la fin du premier chant, qui répond à son ouverture. Le narrateur supplie sa muse de se taire et de ne pas dire le forfait au centre de l'épisode :

      « Deux effrontés laquais » — taisez-vous ils sont hommes
      Et dans un pareil cas ils sont ce que nous sommes —
      Signalant à l'envi leur intrépidité,
      A peine eurent-ils ouï le libéra chanté,
      Que prenant le prélat de leurs mains scandaleuses
      ... Muse, encore une fois, il n'est d'âmes pieuses
      Qui ne tremblent d'horreur à ce récit nouveau —
      Le trainèrent en terre assistés d'un bourreau. (136)

Et comme on le voit, en particulier à ce dernier alexandrin, la qualité de la versification ne démérite pas du maître, Boileau.

      Ce poème auré été le sommet de la poésie et de la littérature coloniale de Nouvelle-France, un haut pic, certes, mais tout à fait isolé. Il a été composé, rappelons-le, en 1733, en plein milieu de la Paix de Trente ans, qui porte bien son nom dans une colonie qui a toujours été en guerre, guerres qui reprennent aussitôt, la Guerre de Succession d'Autriche, puis la Guerre de la Conquête. Dès lors, il est facile de comprendre que la littérature coloniale, alors embryonnaire, ne verra en fait jamais le jour. Car s'il y a quelques pièces au dossier entre deux épopées, celle de Lescarbot sur la victoire des Souriquois en 1607 et celle de Marchand sur l'enterrement de Saint-Vallier en 1733, la littérature coloniale de Nouvelle-France n'a pas d'autre réalisation esthétique. Autrement, il s'agit d'écrits privés sans prétention littéraire aucune. Il en existe en fait deux grandes formes, elles-mêmes multiformes, les journaux de campagnes militaires et les correspondances privées. Du début à la fin de la Nouvelle-France, les journaux et récits des militaires de passage, qui sont bien des écrits coloniaux, ne sont jamais rien d'autre que ce qu'en voulait faire leurs auteurs, c'est-à-dire des documents, du journal de Pierre de Troyes en 1686 ou celui de Louis-Henri de Baugy en 1687, jusqu'aux journaux de la Conquête, ceux même de Montcalm ou de Lévis de 1656 à 1659, voire les journaux du siège de Québec par la religieuse hospitalière Legardeur de Repentigny et deux militaires anonymes.

      En fait, ce qui montre le mieux l'état réel de la colonie du point de vue littéraire et culturel, ce sont ses correspondances privées. En vérité, parmi des archives considérables où les lettres se comptent par centaines de milliers et les correspondances par dizaines, on ne trouve que trois documents humains. D'abord la correspondance de Marie-Andrée Regnard Duplessis de Sainte-Hélène, celle-là même qui rédigera les annales de l'Hôtel-Dieu, avec Mme Hecquet de La Cloche à Abbeville en France (de 1720 à 1758); la relation que Marie-Madelaine Hachard, religieuse de la Nouvelle-Orléans, destine à son père et qui paraît à Rouen en 1728; et surtout les neuf cahiers qu'Élisabeth Bégon adresse de Montréal à son gendre en Louisiane (de 1748 à 1753). Ces trois correspondances sont de plus en plus passionnantes et la dernière est captivante.

      Originaire de Montréal, la veuve de Claude-Michel Bégon avait sillonné la Nouvelle-France avec son mari, habitant tour à tour les trois grandes villes de la colonie, Québec, Trois-Rivières et Montréal. Elle écrit à son gendre Michel de Villebois, veuf, qui vient de quitter la colonie en lui laissant la garde de sa fille. Élisabeth Bégon est donc une femme d'expérience, qui vit maintenant retirée avec son père et sa petite-fille, mais qui observe la petite vie coloniale, la vie quotidienne comme la vie politique, d'un oeil critique. Voilà comment elle idéalise de plus en plus son gendre Michel, auquel elle se confie de plus en plus tendrement. Puis, tout tourne au drame, un drame culturel, lorsqu'elle s'expatrie à La Rochelle en septembre 1749, dans la famille de son mari. Elle devient l'Iroquoise qui écrit de France à son gendre en Louisiane avec lequel elle en vient à se quereller par courrier ! Et c'est même la fin tragique de la correspondance elle-même, la pauvre exilée apprenant la mort de son correspondant en 1752, avec le retour de son dernier envoi. Alors, rien de plus triste à relire que la dernière lettre, avec son dernier alinéa, avec ce mot sur sa santé, avec le vouvoiement mêlé au tutoiement, la plainte au pardon, sachant que le correspondant ne l'aura pas lue:

Adieu, mon très cher fils. Je vous demanderai toujours avec instance de ménager votre santé qui m'est infiniment chère, malgré tout le chagrin que vous m'avez donné. Aimez-moi et vos enfants autant que nous vous aimons, ce n'est pas peu dire, et ne grognez plus : il me semble qu'on peut se dire ce que l'on pense sans en venir aux duretés. Adieu, je t'embrasse mille et mille fois et serai, toute ma vie, ta tendre et trop bonne mère. (Bégon 314)

      Ainsi s'achève symboliquement la littérature coloniale de Nouvelle-France, si du moins il s'agissait là de littérature. Au sens strict, en effet, la conclusion s'impose d'elle même après l'exposé des faits : bien qu'il ne fasse aucun doute qu'il existe une culture propre à la colonie, distincte de la culture française, en revanche, cette culture n'a pas eu le temps de développer une littérature. Elle n'en compte pas moins quelques grandes oeuvres d'une vie littéraire encore embryonnaire.

Guy Laflèche,
août 2007,
version abrégée parue en anglais en 2008,
original revu en décembre 2009.

Note bibliographique

      Une version abrégée de ce panorama a paru, sans ses références, sous le titre « The literature of New France (1604-1760) », dans History of literature in Canada : english-canadian and french-canadian (sic), édition de Reingard Monica Nischik, Rochester, Camden House, 2008, 605 p., p. 45-66.

      Je me dissocie tout à fait de l'exposé fédéraliste de R. M. Nischik qui sert d'introduction à l'ouvrage. D'ailleurs, le manuel devait s'intituler History of canadian literature (comme sa version allemande parue en 2005, Kanadische literaturgeschichte, no 1432). C'est devant mes protestations que ce titre a été changé. Ayant mon texte en main, l'éditrice et son éditeur ont toutefois refusé que la littérature québécoise ne soit désignée par son nom dans le titre de l'ouvrage. En Allemagne, manifestement, on en est encore au combat d'arrière-garde, comme ce fut le cas des fédéralistes durant très longtemps au Québec.

      Et je dois préciser qu'il ne s'agit pas d'ignorance ou d'insensibilité, comme je l'ai d'abord pensé. « Under these circumstances, the subtitle "English-Canadian and French-Canadian" seemed the most appropriate, referring to the languages in which the literature [the canadian literature !] presented is writteen » (p. 7, voyez la note 12, où un fragment d'un de mes nombreux courriers électroniques est naïvement cité pour faire bonne figure). Bien au contraire, le contresens spatio-temporel est délibéré. Il s'agit de soustraire au Québec sa littérature pour en faire un appendice « canadien ». Comme dans le bon vieux temps. Bien entendu, la langue du Québec n'est pas l'iroquois (Crémazie), mais c'est du moins le français, et non pas l'anglais du Canada. Reste à faire comprendre qu'il s'agit de la langue nationale du Québec et que la littérature correspondante est la littérature québécoise. La littérature québécoise, madame Nischik !

      J'admets que la question est compliquée, car si les écrivains québécois, et en particulier les Montréalais, qui écrivent en anglais sont, par définition, des écrivains canadiens, tel n'est pas le cas des Canadiens français, soit les Canadiens qui écrivent en français (en dehors du Québec !). Et la cause en est que le Québec n'est pas un pays, tout simplement. Une fois l'indépendance du Québec réalisée, il est possible, pourquoi pas ?, que naisse une littérature québécoise-anglaise, comme c'est le cas des littératures canadiennes-françaises (d'Acadie, d'Ontario ou du Manitoba). Mais cela ne se produira pas avant un bon siècle, étant donné la puissance dominatrice du Canada sur le Québec : il faudra beaucoup de temps avant que les écrivains québécois de langue anglaise se sentent radicalement étranger au Canada, comme c'est le cas des Canadiens français (même lorsqu'ils sont au bord de l'assimilation...).

 

      Cela dit, on pouvait faire encore (moins) pire que R. M. Nischik et ce sera the Cambridge History of canadian literature (édition de Coral Ann Howells et d'Eva-Marie Kröller, Cambridge University Press, 2009, xlviii-753 p.), une histoire littéraire franchement canadian où les écrits de la Nouvelle-France et de la colonie française représentent un très vague sous-sol assez mal exploré, dans lequel reposeraient surtout des crucifix, avec pour finir un apendice exotique que des Britanniques et des Canadiens français présentent comme « écrit en français dans le texte ».

      Toutefois, ce n'est pas ridicule. Il est même tout à fait attendu qu'en Grande-Bretagne, comme au Canada (je parle bien entendu du Canada des Rocheuses), des littéraires qui s'improvisent historiens sans avoir aucune compétence dans le domaine de l'histoire, en particulier de l'histoire socio-politique, ne comprennent pas qu'il y a au Canada deux nations, deux langues et, par conséquent, deux littératures. Et ils ne peuvent pas compter sur les universitaires canadiens, fussent-ils d'origine québécoise, d'Ottawa à Vancouver, pour leur expliquer la situation. Les éditeurs comptaient au contraire (cf. p. 2, c'est le dépassement du biculturalisme et du multiculturalisme dans une harmonieuse globalisation !) sur Neil Ten Kortenaar (« Multiculturalism and globalisation », p. 556-579) pour noyer le poisson, mais sa section « Quebec's difference » (p. 567-570) reste tout à fait pertinente dans un chapitre au sujet vraiment tordu (où un Samuel Beckett, un exemple entre mille de la littérature française, devrait être situé dans une section « multiculturelle » : il faut être au Canada ou traiter du Canada pour imaginer une pareille sottise). Tant pis si j'en rajoute : la toute dernière partie du recueil s'intitule « Writing in french » (p. 581-651). Un petit appendice sur la littérature québécoise, après tout un livre consacré à la littérature canadienne — qui n'a pas besoin d'être désignée, elle, du titre « Writing in english », évidemment. Il suit que les deux chapitres consacrés à la Nouvelle-France (cf. no 1438) ne sont qu'une soyeuse draperie devant la porte permettant d'entrer de plain pied au Canada. Cela découle de la Conquête militaire d'une colonie française, la Nouvelle-France. The Cambridge History of canadian literature, après la conquête de la Nouvelle-France en 1760, fait donc aujourd'hui celle de la littérature québécoise. Pourquoi pas ? Les Canadiens sont toujours nos maîtres et je trouve tout à fait naturel que des historiens britanniques et canadiens de la littérature nous le rappellent.

 

Références

      On trouvera, bien entendu, toutes les références aux oeuvres en question dans ce panorama d'histoire littéraire dans la Bibliographie littéraire et le supplément qu'on en trouve ci-contre. Je rappelle que l'ouvrage peut se consulter sur la bibliothèque électronique de Google.

 

Bégon, Élisabeth, 1972, Lettres au cher fils, éd. de Nicole Deschamps, Montréal, Hurtubise HMH (bg. 21).

Boileau, Nicolas, 1966, OEuvres complètes, Paris, Gallimard.

Cartier, Jacques, 1986, Relations, éd. de Michel Bideaux, Les Presses de l'Université de Montréal (bg. 43).

Casson, François Dollier, 1992, Histoire du Montréal, édition de Marie Boboyant et de Marcel Trudel, Montréal, Hurtubise HMH (bg. 92).

JR : Jesuit Relations and Allied Documents, éd. R. G. Thwaites, Cleveland, Burrows, 1896-1901, 73 vol. (bg. 185)

Lahontan, Louis Armand de Lom d'Arce de, 1990, OEuvres complètes, édition de Réal Ouellet et d'Alain Beaulieu, Les Presses de l'Université de Montréal (bg. 145).

Lescarbot, Marc, 2004, Les Muses de la Nouvelle-France, édition de Bernard Émont, Paris, L'Harmattan (no 1240).

TP : Textes poétiques du Canada français, 1987, édition de Jeanne d'Arc Lortie, Montréal, Fides, vol. 1, 1606-1806 (bg. 2).

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