Les interventions du redoutable polémiste (nous le sommes tous) restent généralement sans réplique, malheureusement, ses victimes n'éprouvant pas le besoin qu'on mesure davantage la justesse de la critique et c'est bien dommage, cela nous permettrait de rire encore un peu, car si le polémiste est intervenu, c'est évidemment parce que ce n'était pas drôle du tout. La formule : polémique = réplique (pamphlétaire (sans réplique)).
L'éléphant de porcelaine L'arpenteuse du racisme La brouillonnologue de la CGMM Notre critique et sa poésie
Les fulminations de Dominique Deslandres, de René Latourelle et de Robert Toupin contre le « Mythe contemporain Laflèche »

Polémiques II

Guy Laflèche,
Université de Montréal

Scandale aux abysses : l'affaire Gosselin


Jonathan Littell, les Bienveillantes (roman),
Paris, Gallimard, 2006, 907 p.

Compte rendu critique

Une bienveillante fiction

L'exploitation éditoriale et romanesque
du génocide des juifs par les nazis

« La fiction est la transgression la plus grave dans une histoire pareille »

— Claude Lanzmann (*)

      La France a maintenant son Yves Gosselin, un Yves Gosselin à sa mesure. Les Bienveillantes, le roman de Jonathan Littell n'a rien d'une bluette prétentieuse proposée de manière irresponsable par des intellectuels inféodés au journal le Devoir pour le Prix Littéraire des collégiens de la Fondation Marc Bourgie — même si le roman de J. Littell sera lui aussi proposé au prix du Goncourt des pauvres lycéens français, belle illustration que le Littell est bien le Gosselin français. Publié par les Éditions Gallimard de Paris en juillet 2006, le roman est encensé par toute la presse, sans aucune exception (car cinq ou six comptes rendus négatifs et les petites réserves de circonstances ne comptent pas lorsqu'il devrait s'agir de dénoncer un sous-produit littéraire); il se voit offrir le Grand Prix du roman de l'Académie française le 26 octobre 2006 avant de « remporter » le Prix Goncourt le 6 novembre.

      « Un grand livre », « le roman du siècle » , « de la très grande littérature », « un livre essentiel sur l'Holocauste », « un chef-d'oeuvre littéraire », « sans lyrisme ni complaisance », « sensation inouïe de réalisme et de justesse », etc. Ce sera un régal d'étudier le dossier de presse où la critique dithyrambique ne trouve jamais l'ombre d'une critique pour présenter l'art et la culture... de l'auteur du roman.

      Il s'agit d'un incontestable succès de librairie. D'abord un succès commercial. Le tirage du livre dépasserait les 800 000 exemplaires (août 2006 - décembre 2008 — plus probablement 300 000), l'éditeur Gallimard empochera plus d'un million d'euros, tandis que l'auteur et son agent feront fortune, notamment parce que les droits de traduction leur appartiennent. Ensuite, et c'est ce qui importe, un succès éditorial. Non, je n'inverse pas la cause et la conséquence, car il est patent que le succès du livre repose ici largement sur la « critique », mais que celle-ci a suivi le succès commercial, entraînée par lui. On appelle cela, malheureusement, la « critique journalistique », voire la « critique littéraire ». Des journalistes et des chroniqueurs, qui font ou défont en principe les succès de librairie, peuvent en devenir très facilement les thuriféraires. Ce fut le cas de toute la critique journalistique des Bienveillantes.

      Un bon exemple est le petit wagon de queue qui s'est attaché au succès du gros roman. Le livre s'intitule les Malveillantes : enquête sur le cas Jonathan Littell. Son auteur est Paul-Éric Blanrue, son éditeur, Scali, et leurs malveillantes ne sont pas bien méchantes, s'agissant des critiques qui ont formulé quelques réserves de circonstance et relevé quelques erreurs, « somme toute », « mineures » (p. 98), ce qui est tout au plus « ennuyeux » (p. 91), voire « quelque peu dérangeant » (p. 91-92). La première moitié de ce petit ouvrage de promotion, offert gracieusement par Scali à Gallimard, consiste à faire le compte rendu des rumeurs et des ragots de la rentrée parisienne de 2006. Agent littéraire, droits d'auteur, stratégie de promotion (et, en particulier, le refus de l'auteur de « jouer le jeu » des entrevues), corrections éditoriales — voire réécriture du roman par Richard Millet, le responsable de l'édition chez Gallimard, ce que Blanrue exploite avec la plus parfaite mauvaise foi —, le succès de librairie, nombreuses anecdotes sur la vie de l'auteur, son père, sa famille, etc. Cinquante pages de niaiseries parisiennes. Les cinquante pages suivantes ne sont qu'une apologie, qui commence avec un beau petit résumé (p. 59-65), sans analyse critique aucune, suivi d'un triste épouillage du roman. En s'aidant de toute la critique parue après le lancement, notre « historien » a trouvé environ une cinquantaine de poux, anglicismes, fautes de langue en allemand et petits anachronismes. Bien entendu, il s'agit d'un ouvrage plutôt scolaire, dont un long appendice traduit le vocabulaire et les expressions allemandes au fil du texte (et non par ordre alphabétique), avec en prime le texte (et la traduction !) de la « Ballade des pendus » pour cause de « frères humains ». Bref, l'ouvrage est une bienveillante critique alors même qu'il invente purement et simplement une « polémique » au sujet de cet héros « extraordinaire et diabolique » (p. 107) d'un roman à la « force de frappe » (p. 104), dont « on ne sort pas indemne » (p. 105). Sans compter que l'historien (c'est lui) « reste ébahi devant la somme colossale de travail réalisé par l'auteur » (p. 99).

      Et ce n'est pas tout. Ce n'est jamais tout. Après le petit wagon de queue, le train des Bienveillantes, son train-train narratif, aura droit à une voiture d'accompagnement, un livre d'une déconcertante scolarité signé Marc Lemonier, publié au Pré aux clercs (2007). Cela s'intitule « les Bienveillantes » décryptées, carnet de notes. L'affaire s'ouvre par une déclaration stupéfiante : « Ce roman foisonnant, écrit par un homme ayant brassé plus de documentation que bien des auteurs de thèses ou d'essais avant lui, ouvre des abîmes d'incertitude ». Suivent deux cent trente-neuf pages de « notes » où Marc Lemonier, avec un rare manque d'esprit critique et sans aucune sensibilité (littéraire ou autre) se propose d'accompagner les lecteurs qui voudraient rester captifs d'une folle locomotive. L'ouvrage consiste à réécrire sommairement l'histoire des Bienveillantes dans l'ordre « logique » : les personnages fictifs du roman, ses personnages historiques, chronologie des événements, cartographie, etc. Le fanatique et publiciste des Bienveillantes n'a pas compris que l'histoire de la dernière guerre et de l'Holocauste se trouve dans les sources historiques de Littell et les témoignages qu'on y étudie, alors que ses notes de lectures dérisoires, s'il fallait les utiliser pour lire le roman, feraient tout simplement la preuve de notre parfaite ignorance, voire de notre naïveté, d'une coupable candeur. Et c'est bien cela : une petite voiture d'accompagnement au train-train de la locomotive, qui propose un petit tour en enfer. Bref, un guide (de lecture) de l'Holocauste (selon Littell).

      On trouve sur Wikipédia, la populaire encyclopédie courante sur l'internet, la parfaite illustration du phénomène :

« Les Bienveillantes » de Wikipédia

L'article a été créé le 26 septembre 2006, alors que le roman n'était pas encore en librairie depuis... trois mois ! Et à 22h40, ce jour-là, un second contributeur anonyme met déjà en place un déroulement de l'article qui restera le même, pour l'essentiel, depuis  : données autobiographiques, synopsis, motifs et thèmes du roman, personnages et réception. Et curieusement, on doit rendre hommage à ce lecteur anonyme pour le contenu de ce dernier paragraphe, car s'il pose correctement en une phrase que le roman a été « reçu très favorablement », tandis que deux alinéas rapportent ensuite les critiques de Claude Lanzmann et de Jürgen Rittle (article de Neue Zürcher Zeitung du 13 septembre 2006, que je ne connais pas).

      Mais nous sommes bien sur Wikipédia, où les articles connaissent mille degrés entre deux extrêmes (si on laisse de côté les articles qui n'ont à peu près qu'un titre et ne comptent que quelques mots pour en proposer le projet). Soit des articles composés par des intervenants parfaitement bien informés sur des sujets spécialisés. À partir de ce point de départ, la série des intervenants est forcément du même niveau et l'article pourrait figurer dans n'importe quelle encyclopédie dotée d'un comité de lecture scientifique. J'estime qu'une majorité des articles de Wikipédia est de cet ordre. À l'extrême opposé, ce sont les articles improvisés sur des sujets populaires, dont celui sur les Bienveillantes est un bon exemple. À l'exception importante et précieuse des balayeurs et femmes de ménages (pour les révisions), il s'agit d'un article entièrement composé par les lecteurs du roman de Jonathan Littell, ce qui en fait une pièce de collection vraiment rare, puisque voilà un article d'encyclopédie populaire sur un roman populaire. On ne peut évidemment pas compter sur ces lecteurs pour comprendre la nature même de leur sujet, un objet de littérature populaire au sens le plus radical du terme, celle de l'exploitation dont ils sont victimes.

      Résultat : cet article est tout bonnement une promotion du roman par des lecteurs qui l'ont beaucoup aimé. Je peux en donner une illustration toute simple, mais probante. L'article a été déclaré « bon article » en novembre 2007, avec le vote positif de cinq administrateurs. Mais ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est la justification de l'un d'entre eux, Frédéric Conrotte, qui déclare : « L'article m'a même donné envie de lire le bouquin » ! Et ne vous y trompez pas, la phrase est bel et bien écrite au présent. L'administrateur juge excellent un article qui porte sur un roman qu'il n'a pas lu... Et du même coup, il illustre l'objectif propagandiste de l'article en question, s'agissant de proposer avec enthousiasme la lecture d'un roman qu'on a beaucoup aimé. Or, ce n'est pas un cercle vicieux. Wikipédia doit avoir son article sur les Bienveillantes, mais des règles simples devraient être imposées dans des cas comme celui-là, pour s'assurer que son contenu ne relève pas essentiellement de la publicité. D'abord l'article ne doit pas être d'une longueur manifestement disproportionnée; ensuite, comme les utilisateurs de Wikipédia ne sont pas analphabètes, et sauront lire le roman s'ils le veulent , on n'a donc pas à leur servir un « résumé » détaillé du roman, d'une remarquable complaisance, avec de beaux portraits romanesques de tous les personnages (sans compter un bel organigramme du RSHA, déjà décrit dans le glossaire du roman — et sans plus de références — l'organigramme comme le glossaire du roman ayant pour but de faire saliver les masses à la belle musique des bruits de bottes des Nazis); enfin, il n'y a évidemment aucune raison de reprendre (et même à développer !) les dissertations qui se trouvent déjà tristement dans le roman, car il suffit de les énumérer.

      La réalisation la plus efficace de la stratégie publicitaire de l'article se trouve dans la présentation de la réception critique qui se donne des airs d'équilibre et d'objectivité, divisant apparemment les critiques « positives » et « négatives ». Il s'agit là de pure rhétorique pour que les études du roman, et donc les véritables critiques (forcément négatives on va le voir ici, puisque j'en fais la preuve) soient noyées dans la mare des éloges par définition insignifiants.

      Mais je commence par poser une importante correction. Le paragraphe sur la réception critique se divise en deux sections, les « critiques positives » et les « critiques négatives ». Voilà qui serait tout à fait aceptable s'il s'agissait de présenter des articles critiques qu'on appelle souvent, par métonymie, des « critiques », de sorte qu'il y en aurait en effet des positives (celles des incompétents en la matière) et des négatives (les seules acceptables, comme, je le répète, j'en fait ici la preuve). Or, tel n'est pas le cas (contrairement au Wikipédia en langue allemande, comme on le verra plus bas). « Critique » désigne ici, au sens strict, les jugements de valeurs que l'on trouve dans les articles critiques. Et dans ce cas, bien entendu, aucune, absolument aucune ne peut être positive. C'est une faute de logique. En bon français, on appelle cela, tout simplement, des éloges. Même chose, évidemment, pour les critiques dites négatives : une critique est une critique, il n'y en a pas de « positive », elle est donc forcément négative. Je sais qu'on se trouve devant un sophisme répandu qui consiste, pour les âmes tendres, à refuser d'entendre les critiques. Mais dans le cas qui nous occupe ici, sur Wikipédia, le sophisme consiste à dénier tout esprit critique. Et cela commence avec... les éloges ! Adresser des éloges à un infect sous-produit littéraire, ce ne sont pas des éloges. Non, ce sont des « critiques positives ».

      Cela dit, on peut s'amuser à conserver ici la belle dénomination et allons-y avec les critiques positives ! « Qualité de la documentation » ? « Maîtrise du style » ? « Oeuvre crédible » ? « Un roman qui permet de mieux comprendre l'histoire » [sic] ? Et le summum : « Un souci éthique » ! Ce n'est pas vrai. Ces éloges du roman sont non seulement faux, mais présentent le contraire de la vérité : documentation non maîtrisée et biaisée, style archaïque à la Ponson du Terrail, trame narrative incroyable, détournement de l'histoire pour fin mercantile et, surtout, roman profondément immoral, antisémite, alors que son auteur, bien entendu, n'a rien d'antisémite, pétri de bonne volonté humanitaire.

      Le traitement du présent compte rendu critique dans l'article peut servir d'illustration à la rhétorique de la petite danse des « pour » et des « contre », pour montrer combien l'article de Wikipédia est fallacieux. Comme il se doit, aveuglément, les collaborateurs et les administrateurs de l'encyclopédie doivent répertorier les « sites externes » reliés à leurs articles. C'est le 8 juillet 2015 que la référence au présent article a été portée aux « liens externes » de l'article. Voici d'ailleurs, la liste complète de ses formulations, reformulations et tripotages :

      (1) 08/07/2015,15h15 — « Scandales aux Abysses, une sévère critique du roman », addition de Maffemonde.
      (2) 08/07/2015, 22h06 — « Scandales aux Abysses, une sévère critique du roman par Guy Laflèche (Montréal) », précision d'un collaborateur anonyme.
      (3) 19/10/2016, 23h18 — Antivolt efface le lien. C'est sa première intervention à ce sujet.
      (4) 19/10/2016, 23h18 (sic) — « Scandales aux Abysses, une sévère critique du roman par Guy Laflèche (Montréal) », Sidonie61 rétablit le lien. Je ne sais pas comment on réagit au quart de seconde, probablement à l'aide d'un robot, mais bravo !
      (5) 20/10/2016, 13h54 — « Scandales aux Abysses, une sévère critique du roman par le polémiste Guy Laflèche (Montréal) », Antivolt.
       (6) 20/10/2016, 14h25 — Antivolt efface à nouveau le lien.
       (7) 20/10/2016, 17h59 — « Scandales aux Abysses, une sévère critique du roman par le polémiste Guy Laflèche (Montréal) », Sidonie61 rétablit à nouveau le lien. Sidonie est le pseudonyme d'une institutrice; « Sidonie » est probablement la couverture de Catherine Demongeot, celle qui jouait Zazie dans le film de Louis Malle (elle se numérote 61 au lieu de 60, pour se mieux couvrir). Dans son grand rôle, elle se proposait de devenir institutrice pour faire chier les mômes. Pas d'avenir là, lui a dit tonton. Alors elle écoeure maintenant Antivolt.
      (8) 20/10/2016, 20h06 — « Scandales aux Abysses, les critiques du blogeur G. Laflèche », justification d'Antivolt qui n'a pas réussi à faire disparaître la référence : « atténuation [sic] du lien de G. Laflèche qui n'est ni journaliste, ni critique. Il tient un blog personnel [sic] ».
      (9) 14/11/2016, 22h28 — « Une bienveillante fiction, les critiques du blogueur G. Laflèche », dernière intervention d'Antivolt sous le fabuleux prétexte de « correction d'un titre incorrect » ! Évidemment, on présente au premier degré le surtitre ironique de mon compte rendu critique pour mieux en ignorer le titre. D'ailleurs, « scandale » risquait de faire mauvaise impression...
      —— Du début à la fin, la référence html (href) à l'article renvoie au relais « mapageweb » de l'Université de Montréal, serveur qui n'est plus actif depuis au moins 15 ans, et non à son adresse actuelle, aux éditions du Singulier :

< Singulier.info/po/go/jl.html >.

Le titre de mon « compte rendu critique » (comme il est explicitement désigné en tête de l'article) a toujours été, et je cite, « L'exploitation éditoriale et romanesque du génocide des juifs par les nazis ». Le surtitre ironique, en italique, détaché du titre est « Une bienveillante fiction ». L'ensemble se trouve dans un livre électronique publié sur l'internet dans le recueil Polémiques, volume 2, et intitulé « Scandale aux abysses : l'affaire Gosselin ». L'important ici, c'est que le titre de mon étude est occulté sur Wikipédia. Le voici, clairement, en majuscules : « Une bienveillante fiction : L'EXPLOITATION ÉDITORIALE ET ROMANESQUE DU GÉNOCIDE DES JUIFS PAR LES NAZIS ». Par ailleurs, je ne suis évidemment pas un « blogueur », ne tenant aucun blogue. Je suis un professeur retraité de l'Université de Montréal et c'est à titre de professeur titulaire que j'ai publié ce compte rendu critique, le 12 juillet 2007. Qu'Antivolt dénigre mon étude en me qualifiant de « pamphlétaire », puis de « blogueur », voilà qui est tout à fait significatif de l'objectif publicitaire de l'article de Wikipédia sur les Bienveillantes. Si l'on n'est pas capable d'effacer la référence à l'article critique d'un spécialiste des études littéraires qui porte sur le « roman » dont il s'agit de faire la promotion, alors on fait du professeur un « blogueur ».

      Non, ceci n'est nullement un plaidoyer pro domo, étant donné qu'on se trouve ici au début de l'article incriminé ad nominem par Antivolt. On jugera donc ma compétence et la pertinence de mon compte rendu critique sur texte. Et, ce qui importe, ce ne sont pas vraiment les formulations, reformulations et tripotages de la référence bibliographique de ce lien externe sur Wikipédia, mais le fait que l'analyse critique en question y soit complètement ignorée. Or, cela est symptomatique du traitement rhétorique des critiques adressées au roman (pardon ! je veux dire des « critiques négatives »). J'ai dit de chacun des éloges (encore pardon ! des « critiques positives ») qu'ils n'étaient pas vrais. C'est simple. Mais l'énumération des critiques « négatives » qui suivent, sur Wikipédia, à la fin de l'article publicitaire, ont ceci de particulier qu'elles sont atomisées, coupées en morceaux et sorties complètement de leur contexte, de sorte qu'elles n'ont, évidemment, aucun impact, ce qui est manifestement le but recherché (inconsciemment, nous sommes devant une entreprise des lecteurs du roman de Littell). Il suit que mon analyse critique n'y compte pour absolument rien... Par contraste, il faut se reporter à la réalisation allemande de Wikipédia. Bien entendu, comme dans toutes les langues, l'article sur les Bienveillantes reprend la structure originelle de sa version française, puisqu'elle a été la première publiée. En revanche, on verra que sa section sur la réception critique du roman présente de remarquables qualités en regard de son équivalent français. D'abord la réception est analysée en fonction des cultures linguistiques (et non en critiques « positives » et « négatives »), ensuite ce ne sont pas des « bouts » d'éloges et de critiques qui sont présentés, mais bien des analyses d'auteurs, dont on prend l'espace de quelques lignes pour en présenter la pensée. En domaine francophone, l'article qu'on s'apprête à lire représente, sur le quart de ce sommaire, l'antidote à la réception angélique en français, c'est-à-dire la mare des éloges où les francophones pataugent. Et cela est fait très correctement à partir de l'exergue de la présente étude, qui en dit la thèse principale : on ne fait pas de « littérature » avec la Shoah. C'est simple, clair et net. Et en prime, ce qui me fait plaisir, je suis présenté, objectivement, pour qui je suis : « Kanadischen Literatur professor Guy Laflèche von Universität Montréal ».

      Voilà donc caractérisé et évalué l'article en français de Wikipédia sur le roman de Jonathan Littell. Comme on le voit, il s'agit d'une description rigoureuse de l'article qu'on aura sous les yeux en un seul clic sur l'internet. Et l'on voit du même coup qu'il s'agit d'une pièce essentielle au dossier sur le roman, contrairement aux dizaines d'« études » d'une insondable vacuité, souvent bien en deçà de cette présentation encyclopédique (je pense aux sottes dissertations d'universitaires sur l'ironie, la profondeur « psychanalytique » (sic) du roman, son époustouflante psycho-pathologie, c'est-à-dire les diarrhées du héros !, etc., j'aurai l'occasion de le répéter). Ce sont ici les lecteurs de Littell qui s'expriment. On n'a pas à les épargner sous prétexte qu'ils sont victimes du roman populaire, puisque c'est justement ce qu'il s'agit d'expliquer. C'est simple : mon objectif est de montrer que toute personne qui trouve la moindre qualité à ce sous-produit de la littérature populaire est par définition la première victime de cette exploitation éditoriale et romanesque du génocide des juifs par les nazis.

      D'aucune manière on ne saurait prendre prétexte de cette analyse critique d'un article de Wikipédia pour dénigrer cette remarquable entreprise encyclopédique. Je l'utilise très souvent, avec beaucoup de profit, au point où je me fais un devoir de contribuer (modestement) à son financement, lorsque je l'utilise à répétition. D'ailleurs, ironie du sort, même son article sur les Bienveillantes vient de nous être extrêmement utile. En plus, on peut me reprocher à bon droit de jouer les « gérant d'estrades », comme on dit à Montréal pour désigner ceux qui critiquent les joueurs sans jamais mettre les pieds dans l'arène ou sur la glace : si je m'étais inscrit comme collaborateur, depuis dix ans, peut-être aurais-je réussi à influencer le contenu de cet article...

      P. S. — Un fion pour finir. Antivolt ajoute dans la section « critiques négatives », paragraphe « Un narrateur qui manque de crédibilité », troisième alinéa avant la fin, la citation suivante attribuée à Claude Lanzmann : « Il a littéralement chié son livre, Littell. Quelqu'un qui connaît l'histoire n'apprend rien par ce livre et quelqu'un qui ne la connaît pas n'apprend pas non plus, parce qu'il ne peut pas comprendre » (C. Lanzmann, addition d'Antivolt, 13/04/2007, 19h55). La citation est donnée sans aucune référence et je n'ai réussi à la retracer nulle part. Mais Antivolt collabore activement à ce moment à l'article « Claude Lanzmann ». Si la citation s'avérait exacte, ce serait d'abord un revirement considérable du cinéaste en regard de ses « réserves » exprimées sur le roman; mais, ensuite, « chier » ne me paraît pas faire partie du vocabulaire du réalisateur, mais plutôt de celui du romancier !...

      Deux ans après la publication, en 2007, on ne trouvait que cinq frères humains ayant dénoncé le roman. Le premier de tous, le plus honorable, me paraît un éditeur vraiment responsable. Il s'agit de Ronald Blunden, lecteur chez Calmann-Lévy, l'un des quatre éditeurs auxquels l'agent de J. Littell a soumis le manuscrit. Voici son communiqué.

« Le Point a révélé que Calmann-Lévy faisait partie des maisons d'édition ayant « laissé passer les Bienveillantes ». En vérité, tout sidéré que j'aie été par la prouesse littéraire, je l'ai refusé sans la moindre hésitation, et dût-il se vendre à 1 million d'exemplaires et recevoir le prix Goncourt que je ne le regretterais pas. Pour contribuer à tirer de l'oubli les victimes des Einsatzgruppen, plutôt que de faire appel aux souvenirs apocryphes d'un officier SS, je préfère, par exemple, m'appuyer sur le père Patrick Desbois, qui travaille depuis deux ans à l'exhumation des centaines de fosses communes laissées par les « unités spéciales » nazies en Ukraine, recueille les témoignages des derniers survivants, recense les modus operandi de ces tueries et donne une sépulture décente aux victimes. Son livre paraîtra en septembre 2007 chez Calmann-Lévy, dans la collection coéditée avec le Mémorial de la Shoah. Il est tout sauf romanesque et laisse au lecteur le soin d'essayer d'imaginer, à partir des indices et des témoignages, ce que fut le calvaire des victimes. Cet effort d'imagination, qu'on ne peut faire sans effroi, provoque une forme de communion avec les victimes qui s'appelle l'empathie. Elle nous oblige à aller vers elles, et ce mouvement n'a rien à voir avec celui qui nous fait nous détourner, horrifiés mais fascinés, de leur bourreau, dont Jonathan Littell voudrait néanmoins nous faire assumer l'abjection au titre de notre appartenance commune à l'humanité ».

— Source :
http://passouline.blog.lemonde.fr/ — 20 octobre 2006

      Par ailleurs, on ne compte en tout et pour tout que trois critiques négatives sur le roman en 2006 et elles sont toutes les trois le fait d'historiens.

—— Il s'agit d'abord de Peter Schöttler qui a publié l'article incisif « Tom Ripley au pays de la Schoah » dans le Monde du 14 octobre 2006. Pour l'historien franco-allemand, il ne fait aucun doute que Jonathan Littell ne maîtrise pas l'allemand, l'allemand des militaires nazis; son SS n'a aucune culture allemande, alors qu'il est censé avoir vécu quelques décennies au coeur de l'appareil nazi. Il n'en aurait rien rapporté de vivant. On ne peut donc pas compter sur ce témoignage fictif pour nous apprendre quoi que ce soit des officiers de l'Holocauste. C'est ridicule.

—— Ensuite, Florent Brayard fait paraître « Littell, pas si "bienveillant" » dans Libération le 1er novembre 2006 (p. 24). Son surtitre dit tout : « Quand on choisit l'extermination des juifs comme sujet, exactitude et dignité sont de rigueur ». F. Brayard concède que le roman « historique » est ingénieux et bien informé, Maximilien Aue ayant la chance de rencontrer de très nombreux personnages historiques, notamment de ceux qui ont survécu et qu'il peut donc faire parler dans leurs propres mots. En revanche, ce héros n'a aucune vraisemblance, et dans ses tares, et dans sa culture française anachronique : non seulement le roman est un collage de documents, mais c'est également une mosaïque de références littéraires françaises qui sentent son J. Littell. En ce qui concerne la dignité, on devra repasser. Un seul exemple, rédhibitoire : l'invention dégoûtante de l'éjaculation de Wolf Kieper, dont il nous reste le récit et la photo de sa pendaison. C'est ridicule.

—— Enfin, Édouard Husson, dans le Figaro du 8 novembre 2006, décrit « Les Bienveillantes, un canular déplacé » : pour lui, comme pour n'importe qui sachant lire, le roman de J. Littell est tout bonnement l'entreprise d'un khâgneux, un potache qui a beaucoup lu sur la Shoah et qui en fait un « canular », c'est-à-dire une amusante plaisanterie que ses lecteurs complices liront au septième degré (avec le plaisir de voir les autres le prendre au premier degré, bien entendu, puisque c'est le sens du canular), le tout étant parfaitement faux, aussi bien historiquement que narrativement. « Le point de vue du narrateur, celui d'un nihiliste post moderne qui promène son ennui le long des charniers causés par des nihilistes de l'âge totalitaire, conduit à relativiser la gravité du national-socialisme ». Sans compter l'insulte à la mémoire des victimes (Hitler en rabbin). C'est ridicule.

—— Il faudra attendre un an, fin 2007, pour lire le compte rendu critique suivant. Il est de Jean Clair, « Une apocalypse kitsch » dans Commentaire (vol. 29, année 2006-2007, no 116, p. 1106-1107). Au-delà du roman, c'est sa réception qui sera stigmatisée : « surtout, écrit J. Clair, je trouve inquiétant pour la santé mentale de ce pays », la France, le fait que tant de lecteurs aient pu passer tant d'heures et de jours dans la peau d'un nazi de fiction aussi taré, alors que tout le pays est « si attentif à déceler la moindre trace de "fascisme" chez son voisin, si pointilleux, si rapide à condamner un Grünter Grass... » (p. 1107b). Pour le roman, « on nage en pleins clichés et en récits d'horreur pour roman de gare » (p. 1107a). J. Clair n'est pas scandalisé, simplement dégoûté. Car c'est ridicule.

      Ces quatre critiques et la mise au point courageuse, éclairée, éclairante de Ronald Blunden, que je rapporte ici à leurs mérites, ne peuvent pas compter pour beaucoup dans la grande mare des éloges. Et c'est justement ce qu'a décrit un modeste article de la revue Politis, la mare des éloges :

—— Christophe Kantcheff, « Goncourt 2006 : "les Bienveillantes" de Jonathan Littell : le bourreau policé », Politis, 8 novembre 2006. Il s'agit d'un compte rendu critique féroce des Bienveillantes, mais très original, car il répète à rebrousse-poil les éloges de la presse, qui correspondent systématiquement aux défauts et faiblesses les plus évidentes du roman. « Qui n'a pas entendu parler des Bienveillantes ? »... « les journalistes s'émerveillent »..., « les journalistes s'ébaudissent », et d'énumérer sommairement les failles et faiblesses du roman. Seule petite lueur au tableau : le roman n'est pas une oeuvre cynique, c'est plutôt une ambitieuse prétention d'art littéraire qui « surfe » sur le spectacle de l'horreur. Et les critiques journalistiques d'applaudir à l'unanimité.

      Il faut dire que Jonathan Littell avait mesuré ses entrevues, l'une avec Samuel Blumenfeld du « Monde des livres » (le Monde du 16 novembre), l'autre avec Florent Georgesco à la « Revue littéraire » du Figaro (le 29 décembre). Elles sont autobiographiques; celui qui a fait son lycée en France et a entrepris ou fait des études universitaires aux États-Unis se présente comme un champion des interventions humanitaires (Bosnie, Tchéchénie, Congo et Afghanistan), s'organisant pour prendre Claude Lanzmann en otage (son film lui ayant pieusement inspiré son roman), ce qui lui réussira très bien, le réalisateur de Shoah entrant avec lui en « dialogue », à l'occasion d'une rencontre officielle médiatisée. En réalité Lanzmann, l'artiste et l'intellectuel qui a réussi courageusement à piéger plusieurs nazis, aura été habilement piégé, de sorte qu'il n'exprimera que d'anodines et maladroites réserves à l'égard du roman, alors qu'il aurait dû être le premier à le dénoncer vigoureusement (1).

      Avec Lanzmann, toutefois, toute la critique journalistique aura été piégée, notamment par le vernis de culture qui enrobe le roman. Le thème en est très significatif, qui l'ouvre, comme le titre qui le ferme, si je puis dire. « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est passé » (p. 11). Voilà l'ouverture du roman, le thème qui va se retrouver deux fois explicitement dans l'oeuvre (p. 542 et 719), ce que les critiques ne manqueront pas de retenir, comme tous les lecteurs, puisque telle est la fonction du thème romanesque. Il s'agit d'une déformation de la première des conclusions du livre qui inspire le roman, the Destruction of the European Jews (1961) de Raul Hilberg, la Destruction des juifs d'Europe (traduction française, 1985). Du point de vue philosophique, il faut relire l'avant-dernier chapitre de cet ouvrage intitulé « Réflexions » pour voir comment Jonathan Littell l'utilise comme le font souvent les collégiens dans leurs « travaux de recherche », les lycéens au baccalauréat ou encore les jeunes universitaires des « comprehensives », l'examen général de passage aux études supérieures aux États-Unis. La première conclusion de l'analyse de Raul Hilberg est que le programme de destruction massive et industrielle des juifs par le régime nazi n'est pas le fait de quelques fanatiques détraqués mais qu'il s'agit au contraire de l'entreprise d'un État, l'Allemagne de Hitler, et que l'opération colossale a été réalisée grâce à la ténacité et à l'efficacité de centaines de milliers d'hommes très ordinaires. Des Allemands ordinaires. Voici le fragment de l'ouverture du chapitre de Hilberg qui peut avoir directement inspiré J. Littell : « Le projet pris dans son ensemble apparaît, rétrospectivement, comme une mosaïque de petits fragments, chacun très terne et très banal. Or cette succession d'activités ordinaires, ces notes, mémorandums et télégrammes, incrustés dans l'habitude, la routine et la tradition, se transformèrent en un processus de destruction en masse. Des individus parfaitement ordinaires allaient accomplir un travail qui, lui, ne l'était pas » (p. 856-857) (2). Jonathan Littell renverse doublement la proposition en posant que tous les Allemands et ensuite tous les hommes auraient ainsi agi, ce qui est faux. Si la plupart des agents de l'entreprise de destruction étaient des hommes ordinaires, il ne suit pas que tous les hommes ordinaires, les « frères humains », ont, auraient ou même pouvaient ainsi agir. C'est absurde.

      Ainsi le livre est-il lancé et son propos justifié sur un effroyable jeu de mot, s'agissant du premier crime contre l'humanité, l'inhumain dans toute son horreur : « On a beaucoup parlé, après la guerre, pour essayer d'expliquer ce qui s'était passé, de l'inhumain. Mais l'inhumain, excusez-moi, cela n'existe pas. Il n'y a que de l'humain et encore de l'humain » (p. 542); d'où l'exposé à la Rousseau, mais à l'inverse, l'homme est humainement mauvais et pas moins humain parce que mauvais. « Döll tuait ou faisait tuer des gens, c'est donc le Mal; mais en soi, c'était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres, et qui plus est respectueux des lois » (p. 544). On reviendra sur la justification par déresponsabilisation (4) qui découle du raisonnement, car on interroge ici le thème du livre et il est odieux, puisqu'il consiste à culpabiliser le lecteur et à lui déléguer sans raison aucune toute la responsabilité criminelle d'un personnage qui prend bien soin de ne jamais se justifier autrement. Je rappelle que c'est l'ouverture et le thème de l'oeuvre.

      À propos d'un très anodin et anonyme jeune expert des questions de ravitaillement alimentaire rencontré à Budapest : « ... donc les spécialistes du ministère de l'Alimentation, eux, voyaient l'évacuation des juifs par le RSHA comme une mesure qui permettrait à la Hongrie de dégager un excédent de blé à destination de l'Allemagne, correspondant à nos besoin, et quant au sort des juifs évacués, qu'il faudrait en principe nourrir ailleurs si on ne les tuait pas... ». Voyons donc ! « Et il n'était pas le seul, cet homme, tout le monde était comme lui, moi aussi j'étais comme lui, et vous aussi, à sa place vous auriez été comme lui » (p. 719). Totalement faux. La prémisse se lit ainsi : « même si, objectivement, le but final ne fait pas de doute, ce n'est pas en vue de ce but que travaillaient la plupart des intervenants, ce n'est pas cela qui les motivait » (p. 718). Étant donné les activités inutiles et inopérantes, décevantes et décourageantes du héros jusqu'à la page 718 du roman, avec la connaissance qu'il a de l'ampleur et de l'absurdité du crime contre l'humanité (qu'il nous raconte par ailleurs plus d'un demi-siècle plus tard), on voit bien que le petit « thème » poétique, philosophique et humaniste (sic) du roman ne peut tenir : le crime, le but final, était tel qu'aucun autre « motif » ne pouvait ni ne peut être pris en compte; « ... ce n'est pas cela qui les motivait » ? qu'est-ce donc qui pouvait alors les motiver pour finalement faire cela ? Le thème du roman est un abominable sophisme et on verra qu'il n'est pas justifié par la situation narrative.

      Après l'ouverture de l'oeuvre, son titre, donné par la dernière phrase du roman : « Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace ». Voilà affichée la culture artificielle qui encadre le roman, une culture de baccalauréat français et de comprehensive états-unien, je l'ai dit. D'où sortent donc ces « Bienveillantes » ? Aucun, absolument aucun lecteur ne le saura jamais si l'auteur et ses exégètes ne le lui expliquent. Et pour ma part, je n'ai toujours pas compris. Selon certaines versions autorisées, ces Bienveillantes seraient les Érinyes, fameuses incarnations du Remords et de la Vengeance, et le choeur des Euménides est bien formé de bienveillantes selon Athéna (3); le clin-d'oeil, sur le titre de la pièce d'Eschyle, les suppliantes, renverrait à une autre de ses pièces, les Perses dont le roman suivrait le schéma (ce qui est absurde, car cette tragédie, les Perses, n'a aucune structure narrative, s'agissant d'une suite de lamentations). Tout cela est une belle bouillie de culture destinée à épater le lecteur. Lorsque l'auteur est forcé d'expliquer le titre de son roman et qu'on n'y comprenne toujours rien, il y a là une culture artificielle, ce qui est le contraire de la culture. Un bon exemple en sera l'Éducation sentimentale que le héros traînera avec lui lors de son dernier retour à Berlin, tout au long de sa fuite en forêt. Pour qui connaît le roman de Flaubert, ce détail « culturel » est désolant par ses deux petites allusions anodines (les amours de Marie Arnoux et... les repas de Frédéric !), alors que voilà non seulement le premier des grands « romans historiques » modernes, bien éloigné de nos Bienveillantes, et qu'il figure là non pas pour caractériser la culture du personnage (qui n'a rien à faire de ce roman, c'est le moins que l'on puisse dire), mais comme indice de la culture de l'auteur. Après le dossier de presse, ce sera un autre régal que de faire la courte liste des allusions « littéraires » et « culturelles », « musicales » en particulier, qui font le sel et l'insipidité du roman. En réalité, cette « oeuvre » n'est nourrie d'aucune culture, ni littéraire, ni populaire, ni folklorique. L'auteur n'est pas un écrivain en ce sens qu'il n'écrit pas, il rédige. Il rédige un roman.

      Le roman, parlons-en. La critique a été séduite par la mise en scène de l'industrie de l'extermination des juifs dans le cadre de la participation du jeune docteur en droit, Maximilien Aue, dans ses fonctions au Service de la sécurité (la SD), pour la SS du Reich. C'est lui qui « raconte ses souvenirs », depuis son recrutement comme informateur au moment de ses études jusqu'à sa décoration de la Croix d'or allemande par Hitler trois jours avant son suicide, soit plus précisément depuis son arrivée sur la ligne de front en Ukraine en 1941, jusqu'à sa « fuite » en France en 1945, où il a refait sa vie dans la dentelle. Oui, comme on va le voir, le romancier qui invente cette histoire s'amuse beaucoup.

      En réalité l'histoire professionnelle du fonctionnaire SS consiste à suivre pas à pas la mise en place et l'élaboration du système de destruction de masse des juifs dans le déroulement historique de la guerre allemande sur le front de l'est. S'il lui arrive occasionnellement de participer aux massacres par la force des choses, Aue est pour l'essentiel un témoin, son travail consistant à rédiger des rapports ou à préparer des projets dans le cadre d'abord des « Actions » et ensuite des camps d'extermination de Pologne. Son histoire, c'est l'« Histoire » de l'Holocauste, telle qu'elle a été minutieusement documentée par les historiens jusqu'à maintenant, la documentation en question étant ici encadrée par la somme de Raul Hilberg, dont le roman reprend la structure d'ensemble, l'orientation ou la perspective statistique et socio-économique, et même la première des annexes qui propose une liste des grades allemands utilisés tels quels dans l'ouvrage. Voici donc une série d'épisodes « historiques » qui vont incarner le sujet historique proprement dit de Raul Hilberg, soit l'histoire pratique, sociale et économique des techniques d'élimination des juifs. Le roman s'ouvre d'ailleurs sous la forme d'un autre des appendices de Hilberg, la statistique des victimes (située dans le roman en fonction des autres victimes civiles et militaires de la guerre, même de la guerre d'Algérie, ce qui est tout autre chose, ce qui ne se compare pas).

      S'ils paraissent à première vue vraisemblables, les missions du fonctionnaire SS sont trop bien ajustées au déroulement historique pour correspondre à des activités réalistes. Chose certaine, ses rapports et projets ont un dénominateur commun : ils sont toujours totalement inefficaces, bien qu'ils soient remarqués et appréciés en haut lieu, ce qui lui vaut chaque fois l'inutile mission suivante. Ce serait une belle parodie de la bureaucratie, s'il ne s'agissait de l'État nazi qui a pourtant été d'une redoutable efficacité précisément dans les domaines explorés par notre chargé de mission. En tout cas, la première mission du jeune SS est d'aller espionner... à Paris ! pour faire rapport sur ce que nous connaissons tous et ce que tout le monde a toujours su, puisque les fascistes français se sont toujours exprimés haut et fort (p. 59-61). Mais le plus invraisemblable, c'est que notre héros retrouve ses « amis » parisiens au printemps 1943, lors d'une petite escapade à Paris, alors qu'il n'y a jamais passé que quelques mois à l'été 1939 ! (p. 463-475). Et le portrait de groupe des fascistes français, évidemment sorti des livres d'histoire, est vraiment impressionnant. Autre exemple, volontairement comique celui-là (comme on en verra plusieurs encore, aussi spectaculaires), du moins pour l'auteur qui s'amuse : notre fabuleux SS, dans un éclair de dépression mentale géniale, présentera à Henrich Himmler un rapport entièrement construit à partir des romans de science-fiction d'E. R. Burroughs, présenté comme un visionnaire du national-socialisme, ce dont le grand homme le remerciera dans une note autographe (p. 756), prenant le tout au premier degré, pour amuser les lecteurs de Jonathan Littell et de Gallimard.

      Sept chapitres très inégaux (de 20, 50, 100 ou 300 pages) suggèrent par leurs titres (toccata, allemandes, courante, sarabande, menuet, air et gigue) une suite, c'est-à-dire une série de pièces musicales proposant des rythmes de danse; exactement comme dans le cas du titre du roman, ceux de ses chapitres relèvent du tape-à-l'oeil culturel, puisque rien dans la narration ne vient justifier cette « lecture » des chapitres, car non seulement le narrateur ne s'en explique nulle part, mais ce romanesque contredit l'entreprise du mémorialiste, qui ne saurait être ce qu'il se révélera pourtant, un « romancier ». On y reviendra. Le roman articule en fait la suite des épisodes historiques suivants : (1) le passage du front de la Pologne à l'Ukraine et en particulier les massacres de Kiev (le 29 septembre 1941), puis de Kharkov; (2) l'avancée dans les villes du Caucase, depuis Maïkop par exemple, vers septembre 1942, en direction de Moscou; (3) le Jour de l'An 1943 à Stalingrad où les troupes allemandes ont été sacrifiées et d'où Aue sera rapatrié miraculeusement en avion; (4) rentré à Berlin, Aue passe sous les ordres d'Henrich Himmler et de son secrétaire Rudolf Brandt, ce qui nous vaut une minutieuse visite guidée des camps d'extermination et en particulier d'Auschwitz, le tout encadré de petites réceptions musicales et sociales (du vrai Yves Gosselin !) chez Adolf Eichmann puis Höss; (5) rentré à Berlin, il accompagne le ministre Albert Speer dans ses déplacements pour assister aux fameuses conférences sur la solution finale, ayant été chargé entre-temps de l'évaluation des rations alimentaires des prisonniers juifs gardés comme travailleurs dans les camps; (6) suivent quelques-uns des sommets des bombardements de Berlin, notamment de Noël puis du Jour de l'An 1944; (7) Aue se rend à Budapest au printemps 1944 pour participer à l'organisation du transport des « travailleurs » destinés à Auschwitz et assiste à son retour au démantèlement désordonnée du camps d'extermination; (8) c'est finalement la débâcle au printemps de l'année suivante : il est décoré par Hitler, épisode loufoque et rocambolesque où il pince le nez du führer pour lui secouer la tête (!), d'où suivent un bref emprisonnement, puis fuite, poursuite et pour finir sa venue clandestine en France.

      Dans le cadre de cette « histoire », fragments de l'Histoire, on voit se développer les techniques d'assassinat collectif des juifs et parfois à ces occasions des Tziganes, de malades et d'aliénés, plus rarement de repris de justice. C'est la « mise en scène » de la Destruction des juifs d'Europe, comme je l'ai dit, selon les étapes suivantes : (1) à Lutsk, on vient d'éliminer 300 juifs quand on trouve dix soldats allemands assassinés et qu'on décide d'exécuter mille juifs en représailles; c'est beaucoup, un gros travail; les victimes seront donc fusillées non pas par des pelotons, mais par des groupes de deux soldats qui doivent tirer à la tête; le résultat est évidemment affolant (p. 40, 44); (2) à Jotomir, les exécutions de masse sont opérées par des tireurs ukrainiens; encore un véritable carnage, puisque se pose la question de la double discipline, celle des victimes et plus encore celle des tireurs (p. 79); (3) on doit vite ajouter à l'assassinat des hommes l'extermination des femmes et des enfants (p. 97), ce qui provoque des réactions négatives de la part des exécutants — et, soit dit en passant, la moralité et la sensibilité de notre héros est enfin en cause, après cent pages d'horreur; (4) puis ce sont les Grandes Actions, dont celle de Kiev le 29 septembre 1941, où il s'agit de fusiller à même les fosses communes les victimes par groupes, les uns par dessus les autres — et, soit dit encore en passant, notre Maximilien Aue, qui est forcé de participer pour la première fois aux exécutions, en dresse un bel album de photographies, alors qu'il sait déjà qu'il s'agit là de crimes inutiles et contreproductifs, c'est le moins qu'il puisse penser (p. 128); (5) c'est ensuite l'arrivée des premiers camions asphyxiants, c'est-à-dire les opérations mobiles de tueries constituées de camions à monoxyde de gaz; la machine à tuer est présentée par Raul Hilberg et bien « mise en scène » par Jonathan Littell avec le fabuleux « personnage » du docteur Albert Widmann (p. 142), avec le dilemme de la propreté du crime d'un côté et la malpropreté du résultat de l'autre — et, soit dit aussi en passant, avec le ton du narrateur qui paraît bien se laisser aller à un (bien improbable de la part d'Aue) plaisir sadique de la description qui frise ici l'humour (c'est un moyen qui « en effet, ne manquait ni d'élégance, ni d'économie » selon le narrateur, p. 142, qui nous rapporte l'« anecdote » de sa conception par Artur Nebe, p. 143, etc.); (6) et on a déjà vu que suivront les descriptions de tous les mécanismes menant aux chambres à gaz d'Auschwitz, Kulmhof, Belzec, Lublin, Sobibor et Treblinka, depuis les trajets de train jusqu'à la crémation.

      Jusqu'ici, à lire mes découpages événementiels, nous serions dans un « roman historique ». Mais la matière la plus importante du roman n'est pas dans cette mise en scène événementielle. Elle se trouve en réalité dans l'exposé des idées, des opinions, des sentiments des personnages, page après page, et plus particulièrement encore dans les exposés des « thèses » nazis antisémites et leurs mises en cause, avec de place en place soit des exposés philosophiques sur ces questions, soit des descriptions techniques ou des données statistiques et stratégiques. Du strict point de vue intellectuel, on trouve là une irresponsable fricassée idéologiques, tandis que le résultat, du point de vue moral, est inqualifiable, s'agissant à mon sens d'une criminelle mise en scène d'idées, d'opinions et de sentiments qui ont été depuis longtemps jugés en regard du crime contre l'humanité que fut l'Holocauste. On ne peut décemment aujourd'hui s'amuser à jouer avec ce qui ne prête manifestement pas à discussion.

      Énumérons les grandes dissertations. (1) On a droit pour commencer à d'innombrables « critiques » et « justifications » des Actions où périssent des centaines, des milliers de juifs : ce sera par exemple la justification intempestive de Paul Blodel (p. 99-100) ou l'exposé d'Aue sur ces meurtres inutiles (p. 137); (2) suit le comique et l'humour autour du statut judaïque des Bergjuden (p. 274-275) encadrés par les vues du linguiste Voss et du « médecin débonnaire et cynique » Hohenegg, dissertant tous deux contre l'antisémitisme, de telle sorte qu'Aue, qui a déclaré inutile et contreproductif l'assassinat des juifs (p. 137), doit soutenir l'opinion contraire, soit sa nécessité et sa justification, pour donner la réplique à Voss (p. 280) et ainsi « mettre en scène » l'exposé d'une belle réplique de trois pages par notre linguiste (p. 279-285), avec ensuite tout un invraisemblable « théâtre » joué par quelques familles de Bergjuden, dont il apparaît qu'ils ne sont pas d'origine juive, mais une population ayant adopté le judaïsme... (3) Rapport médical sur la situation nutritive à Stalingrad (p. 354 et suiv.). (4) Comparaison, sous forme dialoguée, entre le communisme et le national-socialisme (p. 362-370). (5) Discussion sur la statistique des exterminations (p. 427 et suiv.). (6) Dissertation philosophique sur la culpabilité du criminel de guerre (p. 542 et suiv.). (7) L'antisémitisme n'est pas la cause principale ou exclusive du massacre des juifs par les nazis (p. 615-618). (8) Exposé, peu crédible par le narrateur, des justifications de l'Allemagne nazie pour l'extermination des juifs, exposé d'autant plus important, on l'a vu, qu'il produit par ailleurs le thème du livre. Ni rimes ni raison : ou bien l'auteur, Jonathan Littell, pouvait produire de l'intérieur un roman à thèse pour exposer et dénoncer la pensée antisémite du régime nazi, ou bien encore — et ce pouvait être la même chose — il laissait son personnage, Maximilien Aue, exposer et défendre sa pensée, ses sentiments et ses opinions. Au lieu de cela, il a produit un « narrateur » qui déclare aussi abruptement ses idées et opinions qu'il est incapable de les exposer lorsque cela le concerne personnellement, alors même qu'il peut longuement, très longuement exposer les systèmes de pensées des autres. On appelle cela, dans les études littéraires, une marionnette. Maximilien Aue est la marionnette de Jonathan Littell, ce qui lui permet de jouer à bon compte et avec profit les saints Nitouche. Et l'objectif de l'auteur n'est pas d'informer les masses des horreurs nazis, ni d'exposer ou d'exprimer ses idées, ses opinions et ses sentiments à ce sujet, mais de faire un roman à succès. Peu importe les intentions, c'est ce résultat qui compte.

      Le « thème » de l'oeuvre de J. Littell, on l'a vu, est celui de l'« humain, trop humain ». Ce sont les innombrables opinions et justifications des personnages que résument pour l'essentiel les principales des sept grandes dissertations que je viens d'énumérer, dont en particulier la première d'où les autres découlent — jusqu'à la dernière qui la met en évidence. Toutes ces opinions se ramènent à des variantes sur « le chaînon de la chaîne ». Page après page, on a droit à cette affirmation de Maximilien Aue ou des répliques qu'il rapporte, selon laquelle en fin de compte, puisque tout le monde a été responsable, personne n'est (personnellement) responsable de la mise en place et de l'exécution du processus d'extermination des juifs. Les variations de cette symphonie de la déresponsabilisation (4) seraient amusantes si elles n'étaient psychologiquement si bien orchestrées, car Aue ne se « justifie » jamais de son comportement criminel, non pas parce qu'il n'a rien fait, mais parce qu'il n'a rien fait seul parmi les Allemands pour assassiner les juifs par milliers, par millions. C'est aussi simple que cela. « Qui donc est coupable ? Tous ou personne ? » Etc. (p. 26). Cela revient inlassablement, plus de deux cents fois tout au long du roman, sous les formes les plus variées. Or ! ce qui est ici épouvantable, c'est que le raisonnement fallacieux n'est nullement rétrospectif, puisqu'il porte sur les événements en cours, sur le déroulement de l'action narrative, page après page, je l'ai dit, épisode par épisode. Il ne s'agit donc pas de la « position » de défense d'un acteur tentant de se justifier a posteriori, car jamais Maximilien Aue ne ressent le moindre besoin de se justifier, alors qu'il se justifie pourtant ainsi tout au long du roman. S'il s'agit du thème du roman, on voit maintenant qu'il en constitue la « thèse », ou plutôt, curieusement, l'absence de thèse, d'explication ou de justification, comme si l'on pouvait permettre à un criminel de raconter en toute impunité ses actes, pour son seul plaisir ou le plaisir de la chose. Même romanesque, la situation est immorale. Une règle de droit fort bien établie dit qu'on ne saurait utiliser le prétexte de l'art ou de la littérature pour se livrer à des activités juridiquement répréhensible, voire même les représenter, puisque cela revient à en faire l'apologie. Et si la situation est immorale, criminelle, c'est précisément parce qu'elle est injustifiée du point de vue littéraire et artistique.

      Ce narrateur veut en principe « raconter ses souvenirs » (p. 12), pour « mettre les choses au point pour moi-même, dit-il, pas pour vous » (p. 11). Ce devrait être la situation narrative, soit la définition du projet du personnage dont on vient de résumer le travail professionnel au cours de la dernière guerre mondiale. Il n'en est rien. Le bon sens le plus élémentaire dit que le fonctionnaire consciencieux que nous connaissons, étant donné surtout la manière abrupte avec laquelle il exprime ses idées personnelles chaque fois qu'il en a l'occasion avec ses amis, ne saurait écrire autre chose qu'un rapport et certainement pas un « roman », ce qu'il fait (comme marionnette) mot à mot durant plus de huit cents pages de la manière la plus incroyable.

      Non seulement les intentions d'Aue ne correspondent nullement à sa rédaction, mais la narration romanesque contredit en tout point la situation narrative. Maximilien Aue est censé écrire aujourd'hui une histoire qu'il a vécue, forcément, la sienne, et qu'il situe dans l'histoire de la Seconde Guerre mondiale : comment peut-il raconter son histoire, ses souvenirs, sans jamais tenir compte de la critique rétrospective ? Voilà tout le contraire de l'amnésie. Le fonctionnaire serait resté rivé à son passé au point de pouvoir le revivre, jour après jour, au fil de la plume, sans aucune référence au présent où il rédige ? sans jamais le moindre recul ? — La situation est d'autant plus invraisemblable que ses thèses, exposés et dissertations sortent tout droit des ouvrages que son créateur prend de ses lectures, de sorte qu'il épouse précisément la situation de ce rédacteur scolaire (« mes livres affirment que... », p. 36).

      Quel méchant invraisemblable roman.

      Pire, on peut montrer facilement que Maximilien Aue, comme narrateur, présente son personnage, lui-même, en tenant la position de son créateur, le romancier Jonathan Littell, ce qui est la marque des mauvais romans, on l'a vu avec le Jardin du commandant d'Yves Gosselin. Nous sommes à la fin de l'épisode de Stalingrad au moment où Aue visite les fronts. Il sera trépané, restera entre la vie et la mort, ce qui nous vaut un invraisemblable délire narratif (p. 375-395). Au cours de ce délire, Maximilien a la vision de son ami Thomas, blessé au ventre, qui doit retenir ses intestins de ses mains. Des heures de délire, correspondant à vingt pages délirantes, c'est déjà une curieuse narration, pour un mémorialiste. Mais voilà que deux ans plus tard, deux cents pages plus loin, à Berlin, notre Aue, à la piscine, voit son ami Thomas, en maillot, avec sa belle cicatrice au ventre ! (p. 637). Alors comment peut-il rédiger ses délires délirants ? « Lorsque la fumée se dégagea, je me rassis et secouai la tête; Thomas, je le vis, restait couché dans la neige, son long manteau éclaboussé de sang mêlé à des débris de terre; ses intestins se répandaient de son ventre en de longs serpents gluants, glissants, fumants », etc. (p. 379). Il s'agit d'une vision d'horreur qui, à ce moment, ne correspond pas à la réalité, car ces vingt pages, j'insiste, sont racontées sur le mode du délire. Pourquoi, si ce n'est pour le romanesque ? Pour le « roman d'aventures », sur le même épisode, on apprendra aussi plus tard comment il a pu être rapatrié alors qu'il était donné pour mort. Pourquoi, si ce n'est pour le romanesque ? La narration de Maximilien Aue n'est donc pas crédible, ni dans sa situation narrative, ni dans le détail du récit événementiel. Les Bienveillantes sont l'oeuvre d'un romancier qui manipule une marionnette.

      Et pas n'importe quelle marionnette, mais bien un « personnage » propre au roman historique (ça, on l'a vu), mais également au roman philosophico-sentimental, au roman d'amour et au roman d'espionnage, le tout constituant un gros « roman d'aventures » populaire. S'agissant d'une mise en scène de l'extermination industrielle des juifs, cette exploitation de littérature populaire est franchement dégoûtante.

      Maximilien Aue est né en 1913 (p. 448). Son père est disparu au cours de la guerre de 1914. Sa mère a épousé un Français, Moreau, en août 1929 (p. 344), que le jeune homme déteste profondément, méprisant sa mère pour ce nouveau mariage. Par ailleurs, Aue est follement amoureux de sa soeur jumelle Una, leurs jeux d'enfants les amenant à vivre de longues heures nus dans les greniers de leur maison, jusqu'à ce que Moreau ait le bon sens de mettre fin à ces batifolages. D'où la prétendue homosexualité de Maximilien Aue. Je dis prétendue, parce qu'en réalité il s'agit d'un pédéraste qui ne sera jamais amoureux d'aucun homme, n'aimant rien de mieux que se faire enculer (c'est le mot juste, car on ne trouve pas ici le moindre plaisir sexuel et pas une ligne d'érotisme en six cents pages) par de plus jeunes que lui, exercices sexuels d'ailleurs fort rares, notre pédéraste étant plutôt un grand amateur de masturbation masochiste, jouissant particulièrement à se ficher dans l'anus des bouts de branches attachés à des troncs d'arbre abattus, dehors, évidemment, en plein hiver. Derrière ces turpitudes que notre narrateur prend bien soin de nous raconter avec force détails, on se demande bien pourquoi (si ce n'est pour le profit de son auteur...), se trouvent deux événements que le lecteur doit « comprendre » lui-même, parce que le narrateur, Maximilien Aue, lui, ne les a pas compris ! Nous sommes ici, en effet, dans le psychodrame très profond et fort subtil, où celui qui raconte l'histoire ne la comprend pas ! D'abord, Maximilien Aue est le père de jumeaux de sa soeur élevés par leur parents, jumeaux nés d'une grande nuit d'amour. Ensuite, en visite d'une nuit chez ses parents à Antibe, il étrangle sa mère et tue son beau-père à coups de hache. L'« indice » de la hache à lui seul est tout aussi risible que la trame policière qui suit, deux policiers pourchassant le meurtrier dans les dédales de l'administration nazie, accumulant indices sur indices sur le double assassinat dont notre triste héros n'a pas été conscient, le tout se terminant de manière rocambolesque, avec fuite et poursuite, dans le métro et le zoo de Berlin.

      En outre, car ce n'est pas fini, tout au long du roman se dessine une amitié de simple camaraderie entre Maximilien Aue et un certain Thomas Hauser, sympathique arriviste qui précède, accompagne et conseille son camarade tout au long de sa carrière administrative et militaire. Comme il a préparé de faux papiers et une fausse couverture pour organiser sa fuite en France, Maximilien l'assassine froidement à la fin du roman pour profiter du stratagème à sa place. Autrement, du début à la fin du roman, Thomas Hauser n'est qu'un faire-valoir qui donne la réplique au héros, sauf en ce qu'il cherche à modérer son jugement critique, pour que les rapports et projets d'Aue correspondent plus rigoureusement à ce que leurs supérieurs veulent lire ou lui faire faire. Curieusement, cette trame du roman, la plus anodine, est en fait la mieux réussie et la plus crédible. Tout le contraire du « grand amour » de Maximilien Aue. Car la trame Harlequin ne pouvait manquer de s'ajouter à ces intrigues. Il s'agit d'une belle jeune veuve rencontrée à la piscine qui s'amourache de notre pédéraste qui se laisse, lui, enfermer dans le cocon de ses beaux bras tout au long des bombardements de Berlin. Une bien belle histoire d'amour impossible. Ridicule.

      Justement, tout cela est ridicule et par conséquent obscène, s'agissant d'« étoffer » un roman sur la Shoah avec les turpitudes sexuelles, les niais problèmes psychologiques, l'énigme policière, la camaraderie trompée et l'idylle sentimentale du héros. Encore plus incroyable en l'occurrence est le fait que le narrateur (qui fait pourtant preuve d'une grande intelligence de lycéen et d'universitaire) puisse mélanger ainsi les trames et les sujets. En réalité, c'est l'auteur qui s'amuse : cette narration, la narration de cette histoire, est si peu crédible qu'il apparaît vite qu'elle est bien l'oeuvre d'un auteur, le romancier, qui s'amuse follement à nouer et dénouer les fils de son « horrible » histoire.

      C'est épouvantable. En effet, il ne fait pas de doute que Jonathan Littell n'ait que de bonnes intentions, tout comme Yves Gosselin, alors qu'il est surprenant qu'on puisse manquer à ce point de jugement, de bon sens, d'intelligence et de sensibilité lorsque son sujet porte sur l'Holocauste. Car de deux choses l'une. Ou bien un auteur produit un roman populaire pour décrire la mise en place de l'extermination des juifs par les nazis et fait platement un bon roman populaire, sans prétention, comme n'importe qui peut écrire un sommaire historique du crime contre l'humanité (c'est l'extermination de six millions de juifs pour la seule raison qu'ils étaient juifs, il faut le répéter ici, puisque voilà ce que dirait et raconterait notre roman populaire). On a bien le droit, même et surtout si l'on n'est pas très intelligent et qu'on n'a pas beaucoup de talent, de tenter de contribuer à faire connaître les faits historiques à sa façon, à tenter même par l'occasion de les évaluer et de les juger. Ou bien encore, on produit un chef-d'oeuvre. On peut imaginer un grand roman d'une formidable portée, dans la lignée et avec le style d'un Louis-Ferdinand Céline ou d'un Claude Simon, deux génies dont les romans ont pour cadre la dernière guerre mondiale. En tout cas un intellectuel, un écrivain, un artiste ne peut pas faire moins sur ce sujet.

      Car le plus triste est bien là. Non seulement les Bienveillantes n'approchent en rien des grandes oeuvres littéraires modernes, mais Jonathan Littell use d'un style narratif propre aux romans à succès, les succès de librairie appréhendés, que les romanciers rédigent après enquête historique pour donner vie à des personnages de mélodrame. Ouvrez ce triste roman n'importe où et vous serez mort de rire à lire simplement ses incises : « renifla-t-elle d'un air sourcilleux », « tandis qu'il crachait ces mots », « avait-il aboyé », « crachai-je haineusement », « siffla-t-il sur un ton mécontent de maître d'école pédant », « fit méchamment Weser », « éructa Clemens avec sa grosse voix de Berlinois », « cracha Clemens » et « siffla Weser ». « Je souris; Thomas, parfois, m'impressionnait. D'ailleurs je le lui dis : "Thomas, tu m'impressionnes" » ! (p. 696).

      Alors, le scandale, finalement, c'est que Jonathan Littell ne soit pas un grand romancier, qu'il ne soit pas un artiste ? — Oui, et c'est terrible, sans compter que son roman est de lui-même et sur tous les plans une entreprise sordide. D'ailleurs, le bon sens le dit, on ne saurait devenir un grand romancier avec la prétention d'un tel sujet et un éditeur responsable et judicieux aurait dû comprendre qu'on ne pouvait produire une telle oeuvre (le chef-d'oeuvre qu'on n'a pas) sans être d'abord un grand romancier. Autrement, le résultat est là. La France, l'Europe, l'Occident a maintenant son Yves Gosselin. Le nôtre était simplement mauvais et c'est surtout l'utilisation qu'on en a faite qui était scandaleuse, de stupides imbéciles forçant des collégiens à lire un navet d'une insondable bêtise; le leur est monstrueux, tandis qu'il se mérite les éloges de la presse, un prix de l'Académie française et le Goncourt.

      Les Bienveillantes ne sont certes pas l'oeuvre d'un antisémite, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Tout autant qu'Yves Gosselin, mais un peu moins lourdement que lui tout de même, les bonnes intentions de l'« auteur » ne font jamais non plus l'ombre d'un doute. On ne trouvera pas un mot en ce sens dans tout le roman ni dans son paratexte (les entrevues de l'auteur ou le matériel éditorial mis au point par l'éditeur). Et pourtant, comme dans le cas des romans d'Yves Gosselin, le résultat est profondément antisémite. L'auteur, l'éditeur, les critiques thuriféraires et les lecteurs mêmes ne sont pas sans manifester, dans la jouissance de cette « oeuvre », un très profond antisémitisme, d'autant plus répugnant qu'il est inconscient et s'exprime donc, forcément, avec la plus belle inconscience.

      Pourquoi ? Fort simple : les Bienveillantes ne sont pas l'oeuvre d'un intellectuel, d'un écrivain ou d'un artiste. C'est le travail d'un triste et sinistre tâcheron. Un scandale de librairie signé Gallimard.

Guy Laflèche

12 juillet 2007
13 août 2008 (alinéas 3-5 et 8)
2 novembre 2010 (alinéas 6-7, et appendice bibliographique)
15 janvier 2017 (l'encadré sur l'article de Wikipédia remplace les alinéas 6 à 8 de la version précédente)
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Notes

(*) Claude Lanzmann s'en prend alors, dans les Cahiers du cinéma (1985), au feuilleton états-unien « Holocauste »; plus tard, il dira encore pis : « Représenter ce qui s'est véritablement passé eut été en effet insoutenable, n'aurait à tout le moins jamais permis une consolante identification [bienveillante distanciation, en ce qui concerne les Bienveillantes, mais c'est la même chose]. Mais c'est de fiction qu'il s'agit. C'est-à-dire en l'occurrence — car cette réalité-là met toute fiction au défi de rendre compte d'elle-même — d'un mensonge fondamental, d'un crime moral, d'un assassinat de la mémoire ». Les deux citations, celle en exergue de 1985 et celle-ci de 1990, s'appliquent rigoureusement au roman de Jonathan Littell qui a pourtant réussi à piéger le cinéaste pour entrer en « dialogue » avec lui afin de justifier son entreprise. Les deux citations sont prises du recueil de textes Au sujet de « Shoah », le film de Claude Lanzmann, présentation de Michel Deguy et introduction de Claude Lanzmann, Paris, Belin, 1990, 320 p., p. 295 et 309. On a bien lu : « un mensonge fondamental, un crime moral, un assassinat de la mémoire ».

(1) Les deux critiques de Claude Lanzmann sur les Bienveillantes ont paru respectivement dans le Journal du dimanche, le 10 septembre 2006, puis dans le Nouvel Observateur, les 21-27 septembre. Ce sont de très évidentes « critiques », des textes qui font la promotion du roman par leurs « réserves » mêmes, Lanzmann ne ménageant pas ses éloges pour l'érudition du... romancier, s'inquiétant toutefois de son imagination : voilà peut-être une « vénéneuse Fleur du mal » ! J. Littell en Baudelaire, vraiment ? Et le critique ne manque pas de glisser sur la pelure de banane de la « perversion sexuelle » du héros dont la narration susciterait dès lors malaise et révolte, dit-il, « on ne sait même pas contre qui et pourquoi ».

(2) Raul Hilberg, the Destruction of the European Jews, Chicago, Quadrangle Book, 1961, 788 p. sur deux colonnes; traduction française par Marie-France de Paloméra et André Charpentier, la Destruction des juifs d'Europe, Paris, Fayard, 1985, 1101 p. C'est cette édition que je cite et qu'on peut encore se procurer en librairie (158 $ à Montréal); on la trouve également en collection MRS, « essais », en 3 vol., mais je n'ai pas vu cette édition de poche.

(3) Les Érinyes (ce seront les Furies des Romains) s'appellent par antiphrase les Euménides, c'est-à-dire les Bienveillantes. Les Euménides désignent la dernière des tragédies de la trilogie d'Eschyle qui raconte un enchaînement de crimes vengeurs, de l'assassinat d'Agamemnon par sa femme Clytemnestre jusqu'à la purification du matricide, Oreste. Le titre du roman et sa dernière phrase, de ce point de vue, n'ont aucun ou n'importe quel sens, puisque jamais au cours du roman les tragédies d'Eschyle ne sont évoquées d'aucune manière. Tape-à-l'oeil de potache.

      Voir plus bas l'interprétation de Charlotte Lacoste et ma critique de sa lecture, comme de celles, bien belles, de J. Littell et du péritexte éditorial.

(4) Déresponsabilisation. Je pense qu'aucun synonyme ne peut rendre correctement ce barbarisme qui convient bien en l'occurrence, car il ne s'agit pas des antonymes de la justification.


Appendice bibliographique

      Je l'ai dit, ce sera un régal de faire l'étude de la réception journalistique du roman en France. Depuis, nous sommes à l'automne 2010, on sait que l'étude de la critique universitaire sera encore plus passionnante, notamment pour confirmer combien l'incurie règne en maître à l'université, particulièrement dans le domaine des Lettres. De ce point de vue, il faut définir la critique journalistique. Il ne s'agit pas de celle des journalistes, mais de ceux qui s'expriment sommairement dans la presse et les autres médias. Cela va des entrevues aux comptes rendus critiques. C'est le « dossier de presse ». Dans le cas du livre de Jonathan Littell, la « critique journalistique » n'aura pas brillé en France, ne comptant que de rares auteurs pertinents.

      Que cette prétendue critique journalistique ait été entraînée par le succès mercantile de J. Littell et de Gallimard, c'est une chose; que la critique universitaire (c'est vraiment ainsi qu'elle se nomme) fasse de même, c'est tout autre chose. Ne s'agit-il pas là d'intellectuels rémunérés par l'institution pour « penser » ? Des savants qui devraient être pour le moins intelligents, ce qui est la moindre des choses ? On doit bien compter actuellement une centaine de travaux sur le roman qui se développent sur plusieurs pages d'assourdissantes sottises, sur des sujets d'une complaisante vacuité, d'une inconsciente irresponsabilité, et qui donnent aux publications doctorales de ces « professeurs » un relent de toute simple stupidité. Il s'agit, en principe, de savants, qui dissertent comme des ânes sur l'ironie, la dentelle, le rêve, la provocation, la violence, la complexité d'un livre très construit qui est un grand roman bien informé et dérangeant (je vous jure !). Avec d'assez stupéfiantes faussetés : « Finalement, rares auront été les points de vue nuancés et on ne peut que le déplorer : que d'éloges emphatiques, que de réquisitoires féroces » (Thierry Laurent, « La réception des Bienveillantes dans les milieux intellectuels français en 2006 », éd. M. L. Clément, p. 16), peut-on lire en tête d'un recueil d'éloges emphatiques. C'est bizarre, car la critique journalistique, comme je viens de le redire, n'aura produit que cinq critiques négatives en deux ans, et personne ne saurait y voir des « réquisitoires féroces », surtout lorsqu'il s'agit d'une simple mise au point, comme celle de Ronald Blunden, ou de l'intervention de spécialistes incontestés, comme Florent Brayard, Édouard Husson et Peter Schöttler. Aucun de ces intellectuels, ni aucun autre d'ailleurs, ne s'est livré à un quelconque réquisitoire, ce n'est pas vrai.

      En revanche, la critique universitaire, elle, n'aura produit, à quelques exceptions près, que des études complaisantes aux « points de vue nuancés » ! Des études aveugles. On en trouvera une belle flopée sur

auteurs.contemporain.info,
—— sic : pas de -s à contemporain ——
(et en plus, vous devez exiger que votre système de recherche ne mette pas les « www » en tête de l'adresse électronique)

une banque bibliographique de Montréal.

      Voici donc, en preuve, la très courte bibliographie commentée des travaux critiques sur les Bienveillantes de Jonathan Littell. Une analyse critique de ce sous-produit littéraire est forcément négative, entièrement négative.

Table des auteurs critiques

  1. Blunden, Ronald — intervention critique
  2. Bourmeau, Sylvain — compte rendu critique
  3. Brayard, Florent — compte rendu critique
  4. Clair, Jean — compte rendu critique
  5. Dauzat, Pierre-Emmanuel — essai critique
  6. Husson, Édouard — compte rendu critique
  7. Husson, Édouard, et Michel Terestchenko — essai critique
  8. Kantcheff, Christophe — compte rendu sous forme de critique de la critique journalistique
  9. Kühne, Thomas — article critique
  10. Kuon, Peter — article critique
  11. Lacoste, Charlotte — articles et essai critiques
  12. Laflèche, Guy — article critique
  13. Leland de la Durantaye — article critique
  14. Popkin, Jeremy D. — article critique
  15. Rastier, François — article critique
  16. Schöttler, — compte rendu critique
  17. Viard, Bruno — article critique
  18. Waintrater, Régine — article critique
Bourmeau, Sylvain, Compte rendu critique dans les Inrockuptibles, chronique du 12 septembre 2006.

      Ce texte critique m'a échappé au moment de mes tout premiers dépouillements. Je n'arrive pas à le trouver maintenant, dix ans plus tard (2017). Je suis curieux de le lire, car il rejoint l'une des plus simples critiques que j'ai formulées envers le roman, son style populaire daté, mettons de l'époque de Ponson du Terrail. Vous avez saisi la subtile évaluation, j'espère : ce style est en effet rocambolesque. Il en est même fort comique dans ses incises, du genre « grogna-t-il entre ses dents aux oreilles d'Aue qui ne pouvait pas l'entendre dans le bruit assourdissant du bombardement et qui a répliqué, — Quoi ? questionna-t-il d'une voix exaspérée qui montrait bien qu'il avait l'esprit ailleurs ». J'exagère ? Mais non, ouvrez le roman au hasard et trouvez le premier dialogue venu et vous serez mort de rire. Si je n'ai pas encore lu S. Bourmeau, je peux au moins apprécier à sa juste valeur ce qui serait le point fort de son analyse.

Dauzat, Pierre-Emmanuel, Holocauste ordinaire - histoires d'usurpation : extermination, littérature, théologie, Paris, Bayard, 2007, 280 p.

      Voici le deuxième livre critique publié contre les Bienveillantes, après celui d'É. Husson et M. Terestchenko. Achevé d'imprimé : septembre 2007. Je ne connais pas les travaux de Pierre-Emmanuel Dauzat, mais avec des titres comme le Suicide du Christ (1998) et les Sexes du Christ (2007), il ne fait pas de doute qu'on a une dizaine de livres à lire. En tout cas, j'aimerais que tout mon fichier sur le roman de Jonathan Littell, où vous en êtes à la bibliographie critique, soit rédigé dans le style de P.-E. Dauzat.

      Cela signifie qu'on oublie vite Jonathan Littell lorsqu'on lit Pierre-Emmanuel Dauzat. C'est un auteur classique et le sommet de son livre se trouve naturellement à la toute fin, dans ses deux derniers chapitres et le dernier n'est pas une conclusion : c'est un tout simple exposé d'histoire des arts présentant les oeuvres qui ont su faire encore et toujours la poésie de l'Holocauste (Yitskhok Katzenelson, Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath, Charlotte Salomon, Zoran Music, Christian Ganachaud, Jean-Pierre Thiercelin, Vassili Grossman, Jochen Gerz, Jean-Marc Cerino, et, en passant, Georges Perec). Adorno : il n'y a plus de poésie possible après l'Holocauste. Bien sûr, précise Pierre-Emmanuel Dauzat, car la Shoah ne passera pas, jamais. C'est un crime, un « événement » imprescriptible. Il suit qu'il n'y aura jamais de poésie, d'art ou de littérature après. Ce n'est pas difficile à comprendre. Le sujet ne sera jamais une affaire classée qui pourrait faire l'objet d'un bon gros roman populaire. Aussi, « Arts ordinaires » (p. 167-187), avec les analyses littéraires de Michel Terestchenko, compteront parmi les grands textes de résistance au train-train de la critique universitaire qui aura fait ses choux gras d'un navet.

      « Théologies ordinaires » (p. 127-166), avec une section sous le titre « Digression marcionite ». Nous sommes ici, en effet, dans un exposé théologique, qui oppose, compare et rassemble « Judas », le judaïsme, et « Jésus », le christianisme. Je laisse bien entendu à son auteur son exposé, mais je dois avouer qu'il n'est pas vain, parfois, de renverser les problématiques : si Marcion pouvait croire qu'on avait changé de Dieu et si le nôtre, celui des Chrétien, était le « Good God » (comme le dit l'Encyclopédia Britannica à son nom), pourquoi ne laisserions-nous pas en paix le Dieu de justice, le Créateur, et les juifs qui l'honorent ? — Oui, d'accord, la thèse développée par l'auteur est d'abord une critique du roman de gare de J. Littell : les Chrétiens ont depuis le début parlé à la place des juifs, exactement comme les bourreaux parlent à la place des victimes. Les Chrétiens ont déjudaïsé Jésus, comme Maximilien Aue (aux noms de nous, ses « frères » humains, le salaud) déshumanise ses victimes, quoi qu'il en dise.

      « On ne donne jamais simplement la parole à un bourreau, on ne fait que l'amplifier » (p. 97), c'est le thème du troisième chapitre de l'essai, « histoire ordinaire » (p. 93-101) qui présente les ouvrages fondamentaux sur l'Holocauste. Le chapitre suivant, « Essais ordinaires », ne préjuge pas de l'oeuvre de George Steiner (et nous serons nombreux à lui laisser cette évaluation). En revanche, pour P.-E. Dauzat, l'oeuvre phare est la Danse de Gengis Cohn de Romain Gary qui avait tout de suite répliqué aux âneries d'un Jean-François Steiner, qui supposait que les juifs de l'Holocauste avaient en fait été des moutons choisissant les nazis pour opérer leur suicide collectif, la thèse la plus obscène jamais développée sur le génocide.

      Excusez-moi, direz-vous, mais il s'agit bien d'un livre au sujet du roman de Jonathan Littell ? Bien sûr qu'il s'agit de « cet étouffe-chrétien romanesque » (p 27) à la « casuistique glauque » (p. 29), l'oeuvre d'un « plumitif qui usurpe les travaux des historiens » (p. 33), un « porte-plume de bourreau » (p. 82). Nous parlons ici du « contreplaqué musical des Bienveillantes » (p. 75) sorti d'un roman de Rebatet, n'en parlons pas. Bref, le « pathos littellien » (p. 185). Cela vous intéresse vraiment ? — Nous ne parlerons plus des Bienveillantes que nous lirons encore l'Holocauste ordinaire.

      En fait, Jonathan Littell, avec son roman, est un tout petit, minable, mais tout de même excellent sismographe de la non-repentance. Voilà la thèse qui ouvre l'essai. C'est la « confusion des genres ». La confusion du bourreau et de ses victimes, tous renvoyés dans le « passé qui doit passer ». La confusion de la fabulation et des témoignages et de leurs analyses. La confusion du « roman » et de l'histoire, de la « littérature » et de l'art. Il faut lire les écrivains russes sur les pogroms, à commencer par Ilia Ehrenbourg (1921, 1928). Puis, lorsque vient le temps des témoins, on ne saurait en venir à romancer l'auto-justification d'un Albert Speer comme le fait J. Littell avec une parfaite inconscience ou, au choix, une totale incompétence (ne sachant s'en tenir à l'ouvrage de référence catégorique d'André Sellier, Histoire du camp de Dora, 2001), le romancier falsifiant l'histoire : « sur le plan de l'information historique, et de la simple déontologie, le dommage est irréparable » (p. 60).

      Jamais jusqu'ici un bourreau n'avait « témoigné » impunément, ce qui s'accompagne d'extraordinaires distorsions : les témoignages des victimes et les analyses des historiens se retrouvent dans la bouche d'un Maximilien Aue (« La confusion des genres », p. 62-66); le discours pornographique, voyeur et sadique d'un homosexuel est au service paradoxal de l'« homme ordinaire », soit la banalisation par accumulation (« Sexe et génocide », p. 66-72); sans compter le ridicule, la musique de Bach d'un côté et la tragédie d'Eschille de l'autre (« La musique adoucit les moeurs du bourreau et la mort des victimes » et « Le retour du tragique », p. 72-77 et 77-87). Ce qui conduit au « Paradis des bourreaux » (p. 87-91), car au lieu de décrire l'enfer des victimes, on pérore sur les bourreaux, déchus du paradis nazi, dont la devise serait « responsable (peut-être) mais pas coupable », alors que « ce manque même de culpabilité est coupable » (p. 80).

      J'ai dit que le style de Pierre-Emmanuel Dauzat était éblouissant ? Alors, je le répète, car je ne serai pas seul à envier cet art qui peut nous excuser, nous racheter, d'aborder de la plume ce sujet, la Shoah, que l'auteur préfère nommer Holocauste, un mot français et, c'est le cas de le dire, chrétien (p. 31 et « Mots ordinaires », p. 115-125). Nous n'avons pas le droit, dit l'éblouissant écrivain de langue française, de parler à la place des victimes de la Shoah (il préfère donc laisser le mot hébreu aux juifs) — À plus forte raison, on ne saurait se faire le ventriloque d'un bourreau, le Maximilien Aue de Jonathan Littell.

Husson, Édouard, et Michel Terestchenko, les Complaisantes : Jonathan Littell et l'écriture du mal, Paris, François-Xavier de Guibert, 2007, 256 p.

      Le premier livre critique sur le roman de J. Littell devrait compter parmi les grands moments intellectuels du début du XXIe siècle. La réplique aura été du tac au tac, l'ouvrage étant daté de janvier 2007 (p. 27, n. 1). Certes, comme dans les autres études critiques, les Bienveillantes se méritent les jugements péremptoires de tout lecteur simplement intelligent : « pédantisme exaspérant », « manque total d'intelligence... » et « profonde imbécillité » (p. 149), « récit ventriloque d'un narrateur aveugle » et roman caractérisé par « une absence de distance entre le narrateur et l'auteur » (p. 159); « un outrage aux lecteurs, une offense aux victimes » (p. 164). « La cécité d'un voyeur », ainsi s'intitule le chapitre 5 : totale absence de « complexité psychologique du narrateur », sans compter ses « inconséquences », son « manque de courage », « le fait qu'il ne cesse de se duper », son « absence totale de véracité » (p. 153). Bref, un navrant navet.

      Le livre est lancé avec un développement de l'article percutant d'Édouard Husson dans le Figaro du 8 novembre 2006, qui présentait les Bienveillantes comme « Un canular déplacé » : « approximations historiques », « indigence philosophique », « médiocrité littéraire » et « caractère scandaleux, tout entier contenu dans une formule du narrateur, assenée dès le début — ma tête rugit comme un four crématoire (les Bienveillante, p. 14) » (p. 27). Cela dit, il ne fait pas de doute pour É. Husson et M. Terestchenko que l'auteur et son roman n'auraient jamais dû se mériter la moindre attention, n'était la question d'en expliquer le « succès » auprès de « ceux qui font l'éloge du livre après l'avoir lu, en connaissance de cause. / C'est sur cette dernière catégorie [de lecteurs] qu'il faut s'interroger car elle témoigne d'une vulnérabilité inquiétante, à notre époque, envers la banalisation du nazisme » (p. 28). Autrement, jamais les auteurs n'auraient consacré un livre à J. Littell et à ses Bienveillantes (p. 46, 160).

      À partir de là, l'ouvrage développe deux exposés qui pourraient appartenir respectivement à É. Husson et M. Terestchenko, mais qu'ils signent conjointement. La première partie du livre est d'ordre idéologique, la seconde, esthétique.

      En effet, avant d'être un ouvrage critique, l'essai est un pamphlet contre l'« esthétisation de la violence » en France tout au long du XXe siècle, pamphlet qui s'oppose au culte de Sade et à l'intériorisation des philosophies qui ont instrumenté, voire servi le national-socialisme des nazis, Marx, Nietzche et Heidegger. C'est le nihilisme philosophique dont est nourri le roman de J. Littell et qui en explique le succès, selon les auteurs, qui ne sont pas des opposants de Marx ou Nietzche, ni même de Heidegger, mais qui constatent que leur pensée a été utilisée pour combattre l'« universalisme rationnel », le « christianisme » (p. 88) et même la « métaphysique biblique » (p. 104). Il n'est pas nécessaire, je pense, d'adhérer à ce plaidoyer pour être d'accord avec l'illustration des romans d'Ernst Jünger d'un côté et, de l'autre, l'épisode de l'assassinat presque mystique de Nahum ben Ibrahim, dit Chamiliev (les Bienveillantes, p. 260-266). « Max Aue est inhumain » (p. 131) pour la raison catégorique que ce narrateur aseptise la violence, que son auteur esthétise l'exhumation des cadavres de l'Holocauste, de la manière la plus obscène.

      Le second volet, qui correspond à peu près à la seconde partie de l'ouvrage (où deux articles de M. Terestchenko sont repris et remaniés), se présente sous la forme d'une percutante analyse littéraire qui laisse parler trois oeuvres s'opposant radicalement aux Bienveillantes, de sorte que la littérature ici témoigne contre la sous-littérature. M. Terestchenko présente d'abord les Vestiges du jour de Kazuo Ishiguro (trad. Sophie Mayoux, Paris, 10/18, 2002) : il s'agit de la mise en scène ironique du personnage non pas d'un simple majordome, mais bien du parfait majordome, celui qui sacrifie tout, qui se sacrifie lui-même, à la « dignité » de domestique — Marx, Sartre et Stanley Milgram ont bien étudié ce comportement de mauvaise foi où la conscience (le pour-soi) tente l'impossible, vivre la parfaite inconscience (l'en-soi), la dignité de l'irresponsabilité. C'est ce que plaide en vain le personnage de Maximilien Aue. En vain, parce qu'à titre de narrateur, c'est sa conscience indigne qui transparaît dans sa narration même, comme le montre encore M. Terestchenko en présentant l'oeuvre et la pensée esthétique de Varlam Chalamov, notamment dans les Récits de la Kolyma (trad. Sophie Benech, Catherine Fournier et Lily Denis, Paris, Verdier, 2003) et sa correspondance. Le postulat qui découle de la lecture de J. Littell est en fait le théorème dont V. Chalamov et son oeuvre font la démonstration, à savoir « qu'au regard de la barbarie moderne du mal, les formes classiques de la narration romanesque soient caduques et que s'impose une poétique nouvelle » (p. 195). C'est certainement le plus beau chapitre du livre (chap. 7, « Le grand drame de la vie »), où les Bienveillantes ne sont désignées qu'une seule fois (p. 199) et où l'on ne trouve qu'une seule allusion à son auteur (qu'il n'est pas nécessaire de nommer, p. 205). La dernière comparaison romanesque s'ouvre d'ailleurs ainsi : « Après la beauté, la force et la sobriété de la prose [de] Varlam Chalamov, est-il seulement possible d'en revenir au roman de Jonathan Littell ? » (p. 219). Il le faut et ce sera pour lui opposer la critique d'Élisabeth Costello, personnage de J. M. Coetzee (Élisabeth Costello, trad. Catherine Lauga du Plessis, Paris, Seuil, 2004), qui fait la critique du roman de Paul West, the Very Rich Hours of count von Stauffenberg (1989). Le reproche capital est celui de l'exhumation macabre, romanesque, des sordides atrocités nazies; certes, la critique de Coetzee/Costello est caricaturale en regard du roman de West, mais elle s'applique rigoureusement aux Bienveillantes qui allaient paraître quelques années plus tard. Autrement dit, avec Kazuo Ishiguro, Varlam Chalamov et J. M. Coetzee, par exemples, la littérature avait déjà sévèrement jugé de la sous-littérature rédigée par Jonathan Littell et publiée par Gallimard.

      Le sommet du livre se trouve en son centre, toujours sous la forme d'un double volet, dont le lecteur ne sortira pas indemne, puisqu'il approfondira ce qu'ignorent les thuriféraires des Bienveillantes, prix de l'Académie française et du « fameux » prix Goncourt. « Jamais les témoins des massacres ne parlent ainsi des victimes » (p. 121) — Patrick Desbois. En dix pages, Édouard Husson présente simplement quelques témoignages recueillis par l'équipe de Yahad qui enquête en Ukraine auprès des vieux témoins des massacres des nazis. Ces pages sont insoutenables. Et ce n'est pas là sensibleries ou réactions émotives de qui ne veut pas voir, bien au contraire, car le deuxième volet ouvre le chapitre qui s'intitule de manière incriminante, « La cécité d'un voyeur » : avec Maximilien Aue, le lecteur des Bienveillantes se livre (inconsciemment) à la profanation des victimes de la Shoah. « Abject. Ces lignes sont tout simplement abjectes » (p. 144). — Inutile d'identifier le passage, vraiment abject, sur lequel porte ce jugement, d'autant que de proche en proche, il doit s'appliquer à la rédaction comme à la publication des Bienveillantes.

      Conclusion : l'ouvrage d'É. Husson et de M. Terestchenko est-il donc sans défaut ? Réponse : oui. Même les coquilles de l'éditeur, François-Xavier de Guibert, aussi peu nombreuses soient-elles, participent des qualités d'un livre important publié dans l'urgence. Il n'y a pas lieu de désespérer, car il y a des frères humains, parmi nous, qui savent lire, qui savent écrire et qui savent ce qui doit être publié.

Kühne, Thomas, « Sadists, antisemites, and comrades ? Jonathan Littell's Bienveillantes and the holocaust perpetrator research », conférence inédite, colloque Écrire la Shoah et la Seconde Guerre mondiale au XXIe siècle - autour des Bienveillantes de Jonathan Littell / Writing the Holocaust and World War II today - on Jonathan Littell's les Bienveillantes (the Kindly Ones), the Hebrew University of Jerusalem, 21-23 juin 2009.

      Voici d'abord un extrait du sommaire qu'on trouve sur le programme du colloque. « Combining ideological, psychological and sociological aspects, Holocaust research has developed more and more nuanced and complex explanations for why the perpetrators did what they did. Analysing how les Bienveillantes uses and abuses recent and older studies in, and clichés of, Holocaust perpetrators, this paper focuses on the hidden discursive stragegies of victimization deployed by Littell to offer a popular but eventually naive picture of the abyss of mankind ». Le brouillon de la communication, que l'auteur m'a permis de lire, est tout à fait conforme à ce programme.

      Thomas Kühne, toutefois, au moment de se présenter au colloque de Jérusalem, en 2009, voulait encore trouver des excuses et des justifications au romancier Jonathan Littell. Il encadre donc son exposé de petites douceurs, alors qu'en fait sa communication est rédhibitoire. Th. Kühne n'a rien à faire avec la vulgarité, le voyeurisme ou le sensationnalisme des Bienveillantes, que d'autres participants du colloque ne manqueront pas de dénoncer. Lui, il s'occupera du vomi et de la merde. Ou plus précisément du vomir correctement et du chier proprement, comme cela a été le cas des national-socialistes allemands et des collaborateurs français après la guerre. C'est un sujet simple. Est-ce que Maximilien Aue ne prend pas beaucoup plus de temps à nous parler de ses maux de coeur et de ses diarrhées que des souffrances des juifs qu'il a lui-même, personnellement, assassinés ? Imaginez les insomnies, les petites insomnies de l'« aiguilleur des voies ferrées, par exemple » (p. 26), dont le salaud de narrateur, créature de Jonathan Littell pour sa courte honte, ne nous dit pas s'il s'agit d'un homme qui savait ou non qu'on conduisait des juifs déportés aux crématoires. Si tel était le cas, s'il savait, l'analyse de Thomas kühne permet de le situer dans la hiérarchie des coupables du crime contre l'humanité, on va le voir. Son sujet, donc : les explications de l'inexpliquable. Comment des hommes le plus souvent très ordinaires ont pu participer à l'horreur ?

      Justifications et excuses. Pour l'éventuelle justification, Thomas Kühne a tort, qui n'y croit pas lui-même. Jamais d'aucune manière les Bienveillantes n'ont été présentées ou reçues ironiquement, comme une parodie. Ni même une parodie qui s'ignore (l'« unwilling parody ») n'est recevable. Gallimard et Littell sont vraiment des instances très sérieuses et le simple fait de ne pas les prendre au sérieux, comme cela n'est que trop répandu dans la critique universitaire du roman, est un manque d'intelligence critique. Th. Kühne, lui, prend l'affaire au sérieux. La preuve en est qu'il accorde à J. Littell l'excuse d'avoir au moins bien fait ses devoirs. Il a raison au sens strict où l'accumulation des faits est précisément là pour jouer du réalisme ou du moins de l'« effet de réel ». En revanche, il ne faudrait par conforter la critique journalistique qui s'est pâmée devant l'enquête journalistique, l'auteur ayant tellement lu ! Deux cents livres, paraît-il. C'est J. Littell qui déclare au journaliste Jérôme Garcin, dityrambique du début à la fin de l'entrevue, avoir lu 200 livres pour impressionner le bon public (*). Dès lors, plusieurs questions se posent du point de vue de la simple recherche historique. S'agit-il de 200 « livres » ? Normalement, dans le cadre d'un travail de recherche, on lit des livres, mais aussi des articles et des documents de toutes sortes. Avant d'entreprendre mon travail sur les fameux saints Martyrs canadiens, j'avais établi une bibliographie de 600 titres; ma bibliographie des études littéraires sur la Nouvelle-France en compte actuellement mille neuf cent cinq (mettons 2000 entrées). Ce ne sont pas deux cents titres qui vont m'impressionner. Or, justement, l'affirmation est très inquiétante par sa suffisance : croyez-moi, car j'ai lu deux cents livres ! Le roman devrait pour le moins donner la courte liste des ouvrages qui ont inspiré directement la rédaction, comme le font les auteurs de romanquêtes honnêtes envers leurs sources (romanquête, comme l'a peut-être inventé Édouard Husson). Plus encore, il ne faut pas oublier qu'il y a une différence radicale entre l'information (il a lu 200 livres) et la compréhension (il n'y a manifestement rien compris !) : la maîtrise d'un sujet ne se mesure jamais à la somme de ses informations, mais d'abord et avant tout à leur compréhension. Bref, si le roman de J. Littell était bien informé, il ne s'ensuivrait nullement qu'il serait bien formé et informerait correctement. À mon avis, la preuve est faite que tel n'est pas le cas. Après cette digression, revenons à l'analyse critique qui nous occupe.

      Manifestement, Thomas Kühne maîtrise parfaitement bien son sujet. Le « roman historique » de Jonathan Littell, comme la série télévisée Holocaust (1978) ou la Schindler's List de Steven Spielberg (1993), devrait interpeller les historiens : c'est le rôle des oeuvres d'art populaires. Qu'en est-il des Bienveillantes ? Th. Kühne interroge donc la « thèse » du roman, qui est évidemment essentielle : pourquoi ? comment ? Est-ce que des hommes ordinaires, vraiment, ont pu perpétrer le crime aussi extraordinaire que fut l'Holocauste ? Thomas Kühne passe donc minutieusement en revue les interprétations à ce sujet, les classant selon les dispositions et les situations des intervenants ou plutôt les types divers d'interventions criminelles et les degrés de criminalité. Même le caricaturiste (l'épithète est de moi) Daniel Jonah Goldhagen n'a peut-être pas tout à fait tort : on trouve bien au coeur de l'appareil un noyau d'imbéciles qui pensent le peuple allemand dans la perspective stricte du national-socialisme raciste et antisémite. En réalité, ces interprétations ne sont pas exclusives, ni univoques. Les Allemands impliqués dans l'Holocauste (car tous ne l'ont pas été, au contraire, l'Allemagne ayant connu ses « résistants ») l'ont été à plusieurs niveaux, chacun pour des raisons différentes et souvent pour plusieurs raisons chacun.

      Pour Thomas Kühne, la symphonie de Jonathan Littell s'amuse bien à jouer la représentation de toutes ces interprétations, mais aucune ne correspond en fait à son héros. Maximilien Aue est un personnage typique de toutes les formes de dénégations de la responsabilité. Plus de la moitié de la communication consiste à classer l'antithèse des explications, soit les justifications qui veulent nier ces motifs. Maximilien Aue est en fait un « bon bougre » (a « good guy »), comme tous ces criminels, de tous les niveaux, qui se sont réveillés au lendemain de la guerre devant leur miroir. Les yeux au ciel, ils se sont dit à eux-mêmes, tout comme Littell le fait répéter sans cesse à Aue, pour que cela entre bien dans la tête du lecteur, combien ils étaient tristes d'avoir été victimes, victimes de Hitler (of « an ominous order of Hitler »), victimes d'un système politique épouvantable, victimes de politique sociales et économiques « européennes », victimes d'une aveugle bureaucratie, victimes même de leur aveuglement. Th. Kühne est cinglant en développant toutes ces facettes des justifications (du « discourse of victimization ») des bourreaux, des criminels et des responsables, tout comme des malheurs qui s'ajoutent au pauvre narrateur de J. Littell, son enfance difficile, son homosexualité incomprise et ses troubles psychologiques, qui l'amènent à tuer tout le monde dans sa famille et son ami Thomas — et justifient toute sa carrière nazie au service de l'extermination des juifs. Bref, si l'on oublie la diarrhée et le vomi, c'est là le destin des héros de la Grèce antique. Toutes les excuses sont bonnes (psychologiques, politiques et culturelles, pour citer textuellement Th. Kühne).

(*) Note : « Pendant un an et demi, ce polyglotte interroge les derniers témoins et les rescapés, notamment les juifs caucasiens. Il écume les bibliothèques russes, polonaises, ukrainiennes. Il lit quelque 200 ouvrages sur l'Allemagne nazie et en particulier le front de l'Est. Il étudie de près les nouveaux historiens d'outre-Rhin », etc., Jérôme Garcin, le Nouvel Observateur, 24 août 2006.

Kuon, Peter, « From "kitsch" to "splatter" : the aesthetics of violence in Jonathan Littell's the Kindly One », conférence inédite, colloque Écrire la Shoah et la Seconde Guerre mondiale au XXIe siècle - autour des Bienveillantes de Jonathan Littell / Writing the Holocaust and World War II today - on Jonathan Littell's les Bienveillantes (the Kindly Ones), the Hebrew University of Jerusalem, 21-23 juin 2009.

      On trouve le sommaire ou le projet de la communication sur le programme du colloque. Voici un synopsis commenté du plan et de l'argumentation que je tire de l'analyse de P. Kuon.

      Peter kuon n'a peur de rien. Il cite longuement et analyse minutieusement quatre passages d'une extrême violence des Bienveillantes dans le but d'évaluer l'affirmation des historiens et critiques selon lesquels le roman de Jonathan Littell dégage un formidable effet de réalisme authentique, dans ses plus petits détails.

      Les quatre extraits en questions correspondent à des scènes d'une violence anesthésiée par une esthétique kitsch d'un aloi que chacun peut juger, depuis la réalité historique jusqu'à sa signification purement esthétique. La pendaison de Wolf Kieper (« The engorged penis »), les exécutions au ravin de Babi Yar et la collation indigeste qu'on y sert (« The blood pudding »), la pendaison de Zoïa Kosmodemianskaïa et son (beau) corps laissé aux chiens (« The gnawed breast ») et la belle victime achevée « comme un fruit mur », toujours à Babi Yar (« The exploded fruit »).

      Trois de ces événements sont « documentés » et le quatrième plus que plausible, alors même qu'ils sont soumis à de très légères modifications, comme des déplacements par exemple (l'épisode de la pendaison de Zoïa Kosmodemianskaïa est déplacé du village de Petrishchevo à la ville de Karkov, de sorte que l'auteur (?) fait passer symboliquement l'événement sous les yeux de toutes les forces d'occupation allemandes). C'est plus efficace.

      Ainsi, au fil de ces quatre analyses textuelles serrées, Peter Kuon n'a aucune peine à monter que ce ne sont pas les faits qui sont en cause, mais leur utilisation narrative et esthétique. Que Maximilien Aue assimile psychologiquement la pendaison et le thème populaire de l'éjaculation; qu'il rapproche ces victimes, l'une trop réelle et l'autre trop probable, de « belles captives » (ce qui pourtant est plus proche d'un comportement sado-masochiste que de l'homosexualité d'Aue), qu'il compare les juifs à des cafards, tout cela pourrait être recevable dans le cadre d'une description pathologique du narrateur [du type de celles de Nabokov ou de Grass], n'était la manipulation littéraire de l'auteur. On trouve en effet dans les Bienveillantes une rare application de l'aberration [c'est mon avis, pas celui de l'auteur] bien connue de la narratologie ayant inventé l'« auteur implicite » [ce serait même « the narrator's "second-self" » !, pour parodier le concept de Wayne C. Booth], ce qui est tout simplement l'impossibilité de distinguer le narrateur de l'auteur, phénomène d'autant plus évident ici que nous avons un « roman ». Un roman de Jonathan Littell ? non, bien entendu, c'est le roman d'un auteur, le chroniqueur, l'historiographe implicite, qui manipule une marionnette, puisque le roman en question est entièrement constitué d'une « autobiographie », celle du narrateur Maximilien Aue.

      Du point de vue moral, cela donne tout bonnement le monologue d'un criminel investi de l'autorité d'un auteur/chroniqueur (« an SS perpetrator's monologue that seems to be invested with the author's authority »). Ce qu'illustrent les quatre scènes de violence esthétisées, c'est que tout le roman est soumis à une manipulation narrative où les perspectives esthétiques et éthiques sont en conflit, ce qui ne manque pas de produire une puissante monstruosité (a « successful monstrosity »).

Lacoste, Charlotte, « Un cas de manipulation narrative : les Bienveillantes, ou Comment éveiller le génocidaire qui sommeille en chacun de nous », Texto, 2009. Se trouve sur la toile en format pdf : revue-texto.net

——, « L'extermination comme matière fabuleuse : les Bienveillantes, ou l'Art de rendre le nazi fréquentable », Paroles gelées, vol. 24, printemps 2008, p. 7-30.

——, « De la vigilance critique », Témoigner, no 10, juillet-septembre 2008, p. 61-66.

——, Séductions du bourreau, Paris, PUF, oct. 2010, 482 p.

      L'étude d'« Un cas de manipulation narrative » de Charlotte Lacoste présente une rare qualité et c'est d'être une analyse des Bienveillantes entièrement critique, défavorable, de la première à la dernière ligne, rédigée avec le réalisme d'une ironie cinglante. Et l'annotation double l'article d'une critique tout aussi radicale de la réception journalistique du roman, très précieuse, en particulier pour ses références aux émissions radiophoniques.

      Toutefois, l'analyse commençait plutôt mal avec une première section intitulée pourtant on ne peut plus correctement : « La fausse piste eschyléenne ». Par malheur, C. Lacoste prend au sérieux le titre du roman découlant de sa seule dernière phrase pour en proposer de très nombreux « rapprochements » avec les Euménides (« Les Bienveillantes », les Érinyes, nos Furies romaines, qu'Athéna a rebaptisées ainsi à la suite du procès perdu contre Oreste qu'elles poursuivaient) et même toutes la trilogie d'Eschyle. Or, on trouve partout dans les entrevues de Jonathan Littell et la critique journalistique de telles interprétations toutes plus saugrenues les unes que les autres, puisqu'elles sont évidemment infinies, selon l'imagination des interprètes. Ces « interprétations » ne s'appuient et ne peuvent s'appuyer sur aucun fragment textuel, aucun élément narratif et encore moins, ce qui serait pour le moins attendu, le plus petit thème du roman qui désignerait explicitement ou nettement les Euménides. Tout, absolument tout, est laissé à l'imagination du lecteur à partir d'une belle phrase de six mots qui n'a d'elle-même aucun sens dans le contexte, le narrateur l'appliquant à la petite tristesse nostalgique qu'il ressent, à la fin de ses fabuleuses aventures, devant le cadavre de son ami Thomas qu'il vient d'assassiner sauvagement dans le zoo de Berlin : « Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace ». Et, toc !, voici le titre du roman. À ce moment précis, pourtant, Maximilien Aue a tout en main pour s'enfuir en France où il fera dans la dentelle et ce n'est ni la justice et encore moins le remords des bienveillantes Érinyes qui le poursuivront, tout le roman le montre. Au contraire, la dernière phrase du roman et son titre expriment scolairement le vague à l'âme du héros, entre le moment de se réfugier en France et celui de rédiger son... « roman ». Allusion ridicule de potache aux tragédies d'Eschyle. La culture grecque, dans ce roman, se ramène aux fesses d'une belle statue d'Apolon et au jeu scolaire de l'Oreste de Sophocle, où le narrateur en transe se trouve aussi beau que sa soeur. C'est là de la culture (hellénique) ?

      Cela dit, Charlotte Lacoste ne manque pas d'imagination, n'en ayant pas moins que les thuriféraires de la « culture » de Jonathan Littell. Mais elle ne manque pas non plus d'esprit critique, de sorte qu'elle construit sur une « interprétation » eschyléenne une analyse très juste. Le roman historique sur la Shoah se double d'une « tragédie » déroulant la vie et les crimes personnels de Maximilien Aue; dans ce contexte, les Bienveillantes sont les Érinyes qui pourchassent Oreste pour le juger et qui, perdant leur procès, devront au contraire l'acquitter à la demande impérative d'Athéna. Elle en fera même ses protectrices, ses « Bienveillantes ». Passant de la tragédie familiale à la trame historique, Maximilien Aue apparaît alors sous les traits d'Oreste et les Bienveillantes pour les juges de ses crimes (de guerre). Alors, qui sont ses juges ? Les lecteurs bien entendu. Si l'interprétation sort entièrement de l'imagination de C. Lacoste (et que rien de saurait contredire, puisqu'elle ne s'appuie que sur des rapprochements), en revanche, il ne fait aucun doute que Maximilien Aue institue son narrataire (tout comme l'auteur son lecteur) en juge. « Le récit de Max Aue, c'est simplement l'oeuvre d'un vieux nazi non repenti, qui pour égayer ses vieux jours, se paye le luxe de voir un ban de lecteurs naïfs prendre sa parole au sérieux, mettre toute leur bonne volonté à le comprendre, et plaider en faveur de sa réintégration pleine et entière dans la communauté des hommes » (conclusion de la première section).

      Il s'agit-là de la toute simple situation narrative (qu'on ne saurait trouver cryptée dans le titre du roman). Dès lors, l'analyse peut s'en tenir au contenu immédiat : c'est la banalisation du mal, l'art d'aveugler son lecteur, celui de présenter systématiquement le « héros » comme une victime du destin en incriminant au contraire les victimes, elles aussi victimes du destin qui ne s'est pas retourné contre elles tout à fait par hasard. Or, la « lecture » la plus élémentaire montre bien le personnage, tel qu'il se présente, n'est rien de plus qu'un nazi, fasciné et fascinant (au sens actif, bien entendu), par l'horreur même de ses descriptions complaisantes. Du point de vue artistique, psychologique et (im)moral tout à la fois, C. Lacoste propose un très juste rapprochement avec les « exercices de style » que sont les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola : il s'agit pour le narrateur de mettre ses lecteurs dans la peau d'un bourreau et de leur imposer la composition sensible des lieux, de leur faire ressentir très concrètement, physiquement et intellectuellement, l'état du bourreau, « un voyeurisme sadique qui banalise le spectacle de la mort, et le rend attrayant — à dessein ».

Laflèche, Guy, « Une bienveillante fiction : l'exploitation éditoriale et romanesque du génocide des juifs par les nazis », 2007, 2008, 2010. C'est le présent fichier qu'on trouve à l'adresse

< http://Singulier.info/po/go/jl.html >

dans le recueil « Scandale aux abysses » de l'Université de Montréal ou « Ce livre [le Discours d'Yves Gosselin] est une ordure » aux Éditions du Singulier.

      Exposé de la réception. Thèse irresponsable, déculpabilisante (pour les nazis) ou culpabilisante (pour les lecteurs), du « roman à thèse ». Analyse narrative : découpage événementiel, liste des dissertations et situation narrative d'une marionnette dans un décor de carton documentaire; analyse actantielle : la « psychologie » d'un héros de nombreux genres populaires (roman « historique », roman d'aventures, roman sentimental, roman d'énigme policière, etc.). Un sous-produit commercial sans aucune valeur littéraire. Une exploitation commerciale du génocide des juifs.

Leland de la Durantaye, « Not a novel or Not about Auschwitz : on Jonathan Littell's les Bienveillantes », conférence inédite, colloque Écrire la Shoah et la Seconde Guerre mondiale au XXIe siècle - autour des Bienveillantes de Jonathan Littell / Writing the Holocaust and World War II today - on Jonathan Littell's les Bienveillantes (the Kindly Ones), the Hebrew University of Jerusalem, 21-23 juin 2009.

      À en juger par le sommaire qu'on trouve sur le programme du colloque, il s'agit d'une analyse critique sévère du roman, comparée aux représentations courantes des « sensationnelles » horreurs romanesques de ce que (avec Primo Lévi) il faut bien appeler le plus grand crime contre l'humanité.

Popkin, Jeremy D., « A historian's view of les Bienveillantes », communication inédite, colloque Écrire la Shoah et la Seconde Guerre mondiale au XXIe siècle - autour des Bienveillantes de Jonathan Littell / Writing the Holocaust and World War II today - on Jonathan Littell's les Bienveillantes (the Kindly Ones), the Hebrew University of Jerusalem, 21-23 juin 2009.

      Le roman historique est peut-être un genre multiforme et difficile à définir, mais, une chose est sûre, il implique une présentation et par conséquent une représentation, une analyse de la réalité (historique). Dès lors, s'il s'agit de comprendre, de nous aider à comprendre la Shoah, Jeremy D. Popkin croit qu'on a une responsabilité qui ne peut pas être en-dessous de celle de sa grand-mère, Zelda Popkin, dans Quiet Street (1951), roman historique sur la création d'Israël. Si elle n'avait pas la prétention d'écrire un chef-d'oeuvre, Z. Popkin cherchait du moins à faire une oeuvre vraie. On ne saurait prétendre au roman historique à moins. Or, les Bienveillantes sont un incontestable roman historique, même si J. D. Popkin l'a trouvé détestable dès le début de sa lecture.

      À titre d'historien de l'Holocauste, ce qu'il enseigne depuis trente ans à l'université, Jeremy D. Popkin n'a aucune raison de s'opposer à la publication d'un roman historique sur le sujet, bien au contraire, puisque, s'il était réussi, un tel roman serait un instrument pédagogique important pour introduire aux grands travaux, comme aux sources historiques, les travaux de Raul Hilberg, Christopher Browning, Daniel Jonah Goldhagen (antithèse simplificatrice des deux premiers) et Robert Jay Lifton, en particulier. Et il ne fait pas de doute que Jonathan Littell les a bien lus pour rédiger son roman — du moins J. D. Popkin en présente-t-il quelques rapprochements — qui peuvent être, toutefois, de simples rencontres, me semble-t-il : la confrontation du roman à ses sources est à faire, puisque J. Littell ne les a pas données en appendice à son roman comme ont l'habitude de le faire les romanciers de « reportages historiques », par respect pour ceux qui les ont informés et inspirés. En tout cas, l'auteur rappelle avec raison que ce n'est pas du tout une primeur que de représenter la réalité de la Shoah de l'intérieur, puisque tenter cette compréhension aura été le premier objectif des historiens dans l'étude des mémoires de Rudolf Höss et d'Adolf Eichmann, comme en font aussi foi les entrevues de Gitta Sereny et de Claude Lanzmann avec Franz Stangl et Franz Suchomel respectivement.

      Malheureusement, le roman historique de J. Littell est tout sauf une réussite, notamment parce que le héros du roman n'est nullement, en dehors de son rôle officiel dans le génocide nazi, un « homme ordinaire », s'agissant d'un incestueux, d'un matricide, assassin de son beau-père et finalement de son meilleur ami, ce qui reconduit la caricature du nazi psychopathe et, bien entendu, sexuellement déviant. Ce que J. D. Popkin ne s'explique pas, c'est la fascination de ses collègues littéraires pour une « fiction », qui, parce que fictive, forcément, pourrait excuser et même justifier l'irresponsabilité d'un auteur mettant en scène autant d'« actes gratuits » dans l'univers de la Shoah : « For historians of the Holocaust, who confront an organized negationist movement that seeks to classify the entire story of that event as fiction, the possibility that Littell's character will be accepted as a realistic representation of "the Nazi mind" is a disturbing one », conclut-il.

Rastier, François, « Euménides et pompiérisme — refus d'interpréter », Témoigner, no 103, 2009, p. 171-190.

      Analyse critique de la réception du roman en France. En réalité, il s'agit de la réception journalistique du roman par ses thuriféraires (les historiens : Pierre Nora, Christian Ingrao, Max Gallo, voire Claude Lanzmann; la lecture historico-psychologique : Susan Rubin Suleiman; les psychanalystes : André Green et Julia Kristeva). François Rastier montre facilement que les « interprétations » historiques et psychanalytiques sont en fait des lectures complaisantes entièrement programmées par l'auteur du roman, roman dont il entreprend l'analyse critique de chacun de ces points de vue : utilisation, déconstruction et révision de l'histoire; projections libidinales d'un freudo-marxisme et d'un nietzschéo-heideggérisme d'extrême droite confortées par les révélations pseudo-autobiographiques de l'auteur sur la genèse supposée de son roman.

      Ces critiques conduisent F. Rastier à l'analyse littéraire (le style à la « pédanterie ignare », la culture des « dîners en ville », dont ses « incises grossières ») ou, plus particulièrement, à l'étude des mises en scènes « littéraires » opérées par le roman : ce qui commence tout bonnement avec quatre exemples d'un sordide et abject jeu de mises à mort où l'auteur s'amuse, du regard voyeur et jouissif de son héros, pétrarquisant tranquillement l'assassinat de vraies victimes (Wolf Kieper et Zoïa Kosmodemianskaïa) ou les charniers d'Ukraine. Le résultat consiste à renverser le fondement même du témoignage mis en place juridiquement par les tribunaux et leur jurisprudence récente pour les crimes contre l'humanité.

      Au bout du compte, François Rastier nous invite à ne pas jouer le jeu de l'« interprétation » de ce sous-produit littéraire, un « produit marchand » destiné à « vendre de l'holocauste » paru sous un « pavillon éditorial prestigieux mais sans doute complaisant ».

Viard, Bruno, « Les silences des Bienveillantes », « Les Bienveillantes » de Jonathan Littell, éd. Murielle Lucie Clément, Cambridge, Open Book Publisher, 2010, 352 p., p. 73-86.

      Si je rends compte ici de cet article, c'est parce qu'il est le seul et unique du recueil à s'approcher d'une analyse critique. Il s'ouvre en effet sur une étude psychologique qui montre qu'on est en face de deux histoires scabreuses entremêlées sans aucune justification, sans raison d'aucune sorte. Narration, histoire et psychologie se renvoient la balle d'un sujet qui, finalement, ne se trouve nulle part. Sur cette lancée, toutefois, B. Viard improvise un long discours fait de fions s'ajoutant les uns aux autres sans organiser ni une thèse ni même un sujet, saupoudrant même de place en place les éloges dont on sait qu'ils sont de très simples faussetés (depuis le « travail de documentation monumental » jusqu'au « grand mérite littéraire et historique » du roman, p. 73 et 79). Bref ce ne sont là que des impressions, mais elles sont finalement plutôt négatives, ce qui est tout de même aussi rafraîchissant que courageux dans le concert symphonique du recueil où on les trouve.

Waintrater, Régine, « les Bienveillantes : intimité forcée ou intimidation ? », Témoigner, no 100, juillet-septembre 2008, p. 53-60.

      Le bref compte rendu de Nicolas Patin sur Fabula (fabula.org) permet de comprendre qu'il s'agit d'une étude narrative montrant que tout oppose le narrateur prolixe du roman aux bourreaux muets de la Shoah, qui n'ouvrent la bouche que parcimonieusement, pour se justifier, presque modestement, en regard de la logorrhée de Maximilien Aue. Voir le sommaire de l'article sur elaboratio.com/auschwitz.be/.


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