Par ailleurs, on ne compte en tout et pour
tout que trois
critiques négatives sur le roman en 2006 et elles sont
toutes les trois
le fait d'historiens.
—— Il s'agit d'abord de Peter
Schöttler qui a
publié l'article incisif « Tom Ripley au pays de
la Schoah » dans le Monde du 14 octobre 2006.
Pour l'historien franco-allemand, il ne fait aucun doute que
Jonathan Littell ne maîtrise pas l'allemand, l'allemand des
militaires nazis; son SS n'a aucune culture allemande,
alors qu'il est censé avoir vécu quelques
décennies au coeur de l'appareil nazi. Il n'en aurait
rien rapporté de vivant. On ne peut donc pas
compter sur ce témoignage fictif pour nous apprendre quoi
que ce soit des officiers de l'Holocauste. C'est ridicule.
—— Ensuite, Florent Brayard fait
paraître
« Littell, pas si "bienveillant" » dans
Libération le 1er novembre 2006 (p. 24). Son
surtitre dit tout : « Quand on choisit
l'extermination des juifs comme sujet, exactitude et dignité
sont de rigueur ». F. Brayard concède que le
roman « historique » est ingénieux et
bien informé, Maximilien Aue ayant la chance de rencontrer
de très nombreux personnages historiques, notamment de ceux
qui ont survécu et qu'il peut donc faire parler dans leurs
propres mots. En revanche, ce héros n'a aucune
vraisemblance, et dans ses tares, et dans sa culture
française anachronique : non seulement le roman est un
collage de documents, mais c'est également une mosaïque
de références littéraires françaises
qui sentent son J. Littell. En ce qui concerne la dignité,
on devra repasser. Un seul exemple, rédhibitoire :
l'invention dégoûtante de l'éjaculation de Wolf
Kieper, dont il nous reste le récit et la photo de sa
pendaison. C'est ridicule.
—— Enfin, Édouard Husson, dans
le Figaro
du 8 novembre 2006, décrit « Les
Bienveillantes, un canular
déplacé » : pour lui, comme pour
n'importe qui sachant lire, le roman de J. Littell est tout
bonnement l'entreprise d'un khâgneux, un potache qui a
beaucoup lu sur la Shoah et qui en fait un
« canular », c'est-à-dire une amusante
plaisanterie que ses lecteurs complices liront au septième
degré (avec le plaisir de voir les autres le prendre au
premier degré, bien entendu, puisque c'est le sens du
canular), le tout étant parfaitement faux, aussi bien
historiquement que narrativement. « Le point de vue du
narrateur, celui d'un nihiliste post moderne qui promène son
ennui le long des charniers causés par des nihilistes de
l'âge totalitaire, conduit à relativiser la
gravité du national-socialisme ». Sans compter
l'insulte à la mémoire des victimes (Hitler en
rabbin). C'est ridicule.
—— Il faudra attendre un an, fin 2007,
pour lire le
compte rendu critique suivant. Il est de Jean Clair,
« Une apocalypse kitsch » dans
Commentaire (vol. 29, année 2006-2007, no 116,
p. 1106-1107). Au-delà du roman, c'est sa
réception qui sera stigmatisée :
« surtout, écrit J. Clair, je trouve
inquiétant pour la santé mentale de ce
pays », la France, le fait que tant de lecteurs aient pu
passer tant d'heures et de jours dans la peau d'un nazi de fiction
aussi taré, alors que tout le pays est « si
attentif à déceler la moindre trace de "fascisme"
chez son voisin, si pointilleux, si rapide à condamner un
Grünter Grass... » (p. 1107b). Pour le roman,
« on nage en pleins clichés et en récits
d'horreur pour roman de gare » (p. 1107a). J.
Clair n'est pas scandalisé, simplement
dégoûté. Car c'est ridicule.
Ces quatre critiques et la mise au point
courageuse, éclairée, éclairante de Ronald
Blunden, que je rapporte ici à leurs
mérites, ne peuvent pas compter pour beaucoup dans la grande
mare des éloges. Et c'est justement ce qu'a décrit
un modeste article de la revue Politis, la mare des
éloges :
—— Christophe Kantcheff,
« Goncourt 2006 : "les Bienveillantes" de
Jonathan Littell : le bourreau policé »,
Politis, 8 novembre 2006. Il s'agit d'un compte rendu
critique féroce des Bienveillantes, mais très
original, car il répète à rebrousse-poil les
éloges de la presse, qui correspondent
systématiquement aux défauts et faiblesses les plus
évidentes du roman. « Qui n'a pas entendu parler
des Bienveillantes ? »... « les
journalistes s'émerveillent »..., « les
journalistes s'ébaudissent », et
d'énumérer sommairement les failles et faiblesses du
roman. Seule petite lueur au tableau : le roman n'est pas
une oeuvre cynique, c'est plutôt une ambitieuse
prétention d'art littéraire qui
« surfe » sur le spectacle de l'horreur. Et
les critiques journalistiques d'applaudir à
l'unanimité.
Il faut dire que Jonathan Littell avait
mesuré ses entrevues, l'une avec Samuel Blumenfeld du
« Monde des livres » (le Monde du 16
novembre), l'autre avec Florent Georgesco à la
« Revue littéraire » du Figaro
(le 29 décembre). Elles sont autobiographiques; celui qui
a fait son lycée en France et a entrepris ou fait des
études universitaires aux États-Unis se
présente comme un champion des interventions humanitaires
(Bosnie, Tchéchénie, Congo et Afghanistan),
s'organisant pour prendre Claude Lanzmann en otage (son film lui
ayant pieusement inspiré son roman), ce qui lui
réussira très bien, le réalisateur de
Shoah entrant avec lui en « dialogue »,
à l'occasion d'une rencontre officielle
médiatisée. En réalité Lanzmann,
l'artiste et l'intellectuel qui a réussi courageusement
à piéger plusieurs nazis, aura été
habilement piégé, de sorte qu'il n'exprimera que
d'anodines et maladroites réserves à l'égard
du roman, alors qu'il aurait dû être le premier
à le dénoncer vigoureusement (1).
Avec Lanzmann, toutefois, toute la critique
journalistique aura été piégée,
notamment par le vernis de culture qui enrobe le roman. Le
thème en est très significatif, qui l'ouvre, comme le
titre qui le ferme, si je puis dire. « Frères
humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est
passé » (p. 11). Voilà l'ouverture du
roman, le thème qui va se retrouver deux fois explicitement
dans l'oeuvre (p. 542 et 719), ce que les critiques ne
manqueront pas de retenir, comme tous les lecteurs, puisque telle
est la fonction du thème romanesque. Il s'agit d'une
déformation de la première des conclusions du livre
qui inspire le roman, the Destruction of the European Jews
(1961) de Raul Hilberg, la Destruction des juifs d'Europe
(traduction française, 1985). Du point de vue
philosophique, il faut relire l'avant-dernier chapitre de cet
ouvrage intitulé « Réflexions »
pour voir comment Jonathan Littell l'utilise comme le font
souvent les collégiens dans leurs « travaux de
recherche », les lycéens au baccalauréat ou
encore les jeunes universitaires des
« comprehensives », l'examen
général de passage aux études
supérieures aux États-Unis. La première
conclusion de l'analyse de Raul Hilberg est que le programme de
destruction massive et industrielle des juifs par le régime
nazi n'est pas le fait de quelques fanatiques
détraqués mais qu'il s'agit au contraire de
l'entreprise d'un État, l'Allemagne de Hitler, et que
l'opération colossale a été
réalisée grâce à la
ténacité et à l'efficacité de centaines
de milliers d'hommes très ordinaires. Des Allemands
ordinaires. Voici le fragment de l'ouverture du chapitre de
Hilberg qui peut avoir directement inspiré J. Littell :
« Le projet pris dans son ensemble apparaît,
rétrospectivement, comme une mosaïque de petits
fragments, chacun très terne et très banal. Or cette
succession d'activités ordinaires, ces notes,
mémorandums et télégrammes, incrustés
dans l'habitude, la routine et la tradition, se
transformèrent en un processus de destruction en masse. Des
individus parfaitement ordinaires allaient accomplir un travail
qui, lui, ne l'était pas »
(p. 856-857) (2). Jonathan
Littell
renverse doublement la proposition en posant que tous les Allemands
et ensuite tous les hommes auraient ainsi agi, ce qui est faux. Si
la plupart des agents de l'entreprise de destruction étaient
des hommes ordinaires, il ne suit pas que tous les hommes
ordinaires, les « frères humains », ont,
auraient ou même pouvaient ainsi agir. C'est absurde.
Ainsi le livre est-il lancé et son
propos justifié sur un effroyable jeu de mot, s'agissant du
premier crime contre l'humanité, l'inhumain dans toute son
horreur : « On a beaucoup parlé,
après la guerre, pour essayer d'expliquer ce qui
s'était passé, de l'inhumain. Mais l'inhumain,
excusez-moi, cela n'existe pas. Il n'y a que de l'humain et encore
de l'humain » (p. 542); d'où l'exposé
à la Rousseau, mais à l'inverse, l'homme est
humainement mauvais et pas moins humain parce que mauvais.
« Döll tuait ou faisait tuer des gens, c'est donc le
Mal; mais en soi, c'était un homme bon envers ses proches,
indifférent envers les autres, et qui plus est respectueux
des lois » (p. 544). On reviendra sur la
justification par déresponsabilisation (4) qui découle du raisonnement, car on
interroge ici le thème du livre et il est odieux, puisqu'il
consiste à culpabiliser le lecteur et à lui
déléguer sans raison aucune toute la
responsabilité criminelle d'un personnage qui prend bien
soin de ne jamais se justifier autrement. Je rappelle que c'est
l'ouverture et le thème de l'oeuvre.
À propos d'un très anodin et
anonyme jeune expert des questions de ravitaillement alimentaire
rencontré à Budapest : « ... donc les
spécialistes du ministère de l'Alimentation, eux,
voyaient l'évacuation des juifs par le RSHA comme une mesure
qui permettrait à la Hongrie de dégager un
excédent de blé à destination de l'Allemagne,
correspondant à nos besoin, et quant au sort des juifs
évacués, qu'il faudrait en principe nourrir ailleurs
si on ne les tuait pas... ». Voyons donc !
« Et il n'était pas le seul, cet homme, tout le
monde était comme lui, moi aussi j'étais comme lui,
et vous aussi, à sa place vous auriez été
comme lui » (p. 719). Totalement faux. La
prémisse se lit ainsi : « même si,
objectivement, le but final ne fait pas de doute, ce n'est pas en
vue de ce but que travaillaient la plupart des intervenants, ce
n'est pas cela qui les motivait » (p. 718).
Étant donné les activités inutiles et
inopérantes, décevantes et décourageantes du
héros jusqu'à la page 718 du roman, avec la
connaissance qu'il a de l'ampleur et de l'absurdité du crime
contre l'humanité (qu'il nous raconte par ailleurs plus d'un
demi-siècle plus tard), on voit bien que le petit
« thème » poétique, philosophique
et humaniste (sic) du roman ne peut tenir : le crime, le but
final, était tel qu'aucun autre
« motif » ne pouvait ni ne peut être pris
en compte; « ... ce n'est pas cela qui les
motivait » ? qu'est-ce donc qui pouvait alors les
motiver pour finalement faire cela ? Le thème
du roman est un abominable sophisme et on verra qu'il n'est pas
justifié par la situation narrative.
Après l'ouverture de l'oeuvre, son
titre, donné par la dernière phrase du roman :
« Les Bienveillantes avaient retrouvé ma
trace ». Voilà affichée la culture
artificielle qui encadre le roman, une culture de
baccalauréat français et de comprehensive
états-unien, je l'ai dit. D'où sortent donc ces
« Bienveillantes » ? Aucun, absolument
aucun lecteur ne le saura jamais si l'auteur et ses
exégètes ne le lui expliquent. Et pour ma part, je
n'ai toujours pas compris. Selon certaines versions
autorisées, ces Bienveillantes seraient les Érinyes,
fameuses incarnations du Remords et de la Vengeance, et le choeur
des Euménides est bien formé de bienveillantes
selon Athéna (3); le
clin-d'oeil, sur
le titre de la pièce d'Eschyle, les suppliantes,
renverrait à une autre de ses pièces, les
Perses dont le roman suivrait le schéma (ce qui est
absurde, car cette tragédie, les Perses, n'a aucune
structure narrative, s'agissant d'une suite de lamentations). Tout
cela est une belle bouillie de culture destinée à
épater le lecteur. Lorsque l'auteur est forcé
d'expliquer le titre de son roman et qu'on n'y comprenne toujours
rien, il y a là une culture artificielle, ce qui est le
contraire de la culture. Un bon exemple en sera
l'Éducation sentimentale que le héros
traînera avec lui lors de son dernier retour à Berlin,
tout au long de sa fuite en forêt. Pour qui connaît le
roman de Flaubert, ce détail
« culturel » est désolant par ses deux
petites allusions anodines (les amours de Marie Arnoux et... les
repas de Frédéric !), alors que voilà non
seulement le premier des grands « romans
historiques » modernes, bien éloigné de nos
Bienveillantes, et qu'il figure là non pas pour
caractériser la culture du personnage (qui n'a rien à
faire de ce roman, c'est le moins que l'on puisse dire), mais comme
indice de la culture de l'auteur. Après le dossier de
presse, ce sera un autre régal que de faire la courte liste
des allusions « littéraires » et
« culturelles »,
« musicales » en particulier, qui font le sel
et l'insipidité du roman. En réalité, cette
« oeuvre » n'est nourrie d'aucune culture, ni
littéraire, ni populaire, ni folklorique. L'auteur n'est
pas un écrivain en ce sens qu'il n'écrit pas, il
rédige. Il rédige un roman.
Le roman, parlons-en. La critique a
été séduite par la mise en scène de
l'industrie de l'extermination des juifs dans le cadre de la
participation du jeune docteur en droit, Maximilien Aue, dans ses
fonctions au Service de la sécurité (la SD), pour la
SS du Reich. C'est lui qui « raconte ses
souvenirs », depuis son recrutement comme informateur au
moment de ses études jusqu'à sa décoration de
la Croix d'or allemande par Hitler trois jours avant son suicide,
soit plus précisément depuis son arrivée sur
la ligne de front en Ukraine en 1941, jusqu'à sa
« fuite » en France en 1945, où il a
refait sa vie dans la dentelle. Oui, comme on va le voir, le
romancier qui invente cette histoire s'amuse beaucoup.
En réalité l'histoire
professionnelle du fonctionnaire SS consiste à suivre pas
à pas la mise en place et l'élaboration du
système de destruction de masse des juifs dans le
déroulement historique de la guerre allemande sur le front
de l'est. S'il lui arrive occasionnellement de participer aux
massacres par la force des choses, Aue est pour l'essentiel un
témoin, son travail consistant à rédiger des
rapports ou à préparer des projets dans le cadre
d'abord des « Actions » et ensuite des camps
d'extermination de Pologne. Son histoire, c'est
l'« Histoire » de l'Holocauste, telle qu'elle
a été minutieusement documentée par les
historiens jusqu'à maintenant, la documentation en question
étant ici encadrée par la somme de Raul Hilberg, dont
le roman reprend la structure d'ensemble, l'orientation ou la
perspective statistique et socio-économique, et même
la première des annexes qui propose une liste des grades
allemands utilisés tels quels dans l'ouvrage. Voici donc
une série d'épisodes
« historiques » qui vont incarner le sujet
historique proprement dit de Raul Hilberg, soit l'histoire
pratique, sociale et économique des techniques
d'élimination des juifs. Le roman s'ouvre d'ailleurs sous
la forme d'un autre des appendices de Hilberg, la statistique des
victimes (située dans le roman en fonction des autres
victimes civiles et militaires de la guerre, même de la
guerre d'Algérie, ce qui est tout autre chose, ce qui ne se
compare pas).
S'ils paraissent à première vue
vraisemblables, les missions du fonctionnaire SS sont trop bien
ajustées au déroulement historique pour correspondre
à des activités réalistes. Chose certaine,
ses rapports et projets ont un dénominateur commun :
ils sont toujours totalement inefficaces, bien qu'ils soient
remarqués et appréciés en haut lieu, ce qui
lui vaut chaque fois l'inutile mission suivante. Ce serait une
belle parodie de la bureaucratie, s'il ne s'agissait de
l'État nazi qui a pourtant été d'une
redoutable efficacité précisément dans les
domaines explorés par notre chargé de mission. En
tout cas, la première mission du jeune SS est d'aller
espionner... à Paris ! pour faire rapport sur ce que
nous connaissons tous et ce que tout le monde a toujours su,
puisque les fascistes français se sont toujours
exprimés haut et fort (p. 59-61). Mais le plus
invraisemblable, c'est que notre héros retrouve ses
« amis » parisiens au printemps 1943, lors
d'une petite escapade à Paris, alors qu'il n'y a jamais
passé que quelques mois à l'été
1939 ! (p. 463-475). Et le portrait de groupe des
fascistes français, évidemment sorti des livres
d'histoire, est vraiment impressionnant. Autre exemple,
volontairement comique celui-là (comme on en verra plusieurs
encore, aussi spectaculaires), du moins pour l'auteur qui
s'amuse : notre fabuleux SS, dans un éclair de
dépression mentale géniale, présentera
à Henrich Himmler un rapport entièrement construit
à partir des romans de science-fiction d'E. R. Burroughs,
présenté comme un visionnaire du national-socialisme,
ce dont le grand homme le remerciera dans une note autographe
(p. 756), prenant le tout au premier degré, pour amuser
les lecteurs de Jonathan Littell et de Gallimard.
Sept chapitres très inégaux (de
20, 50, 100 ou 300 pages) suggèrent par leurs titres
(toccata, allemandes, courante, sarabande, menuet, air et gigue)
une suite, c'est-à-dire une série de
pièces musicales proposant des rythmes de danse; exactement
comme dans le cas du titre du roman, ceux de ses chapitres
relèvent du tape-à-l'oeil culturel, puisque rien
dans la narration ne vient justifier cette
« lecture » des chapitres, car non seulement le
narrateur ne s'en explique nulle part, mais ce romanesque contredit
l'entreprise du mémorialiste, qui ne saurait être ce
qu'il se révélera pourtant, un
« romancier ». On y reviendra. Le roman
articule en fait la suite des épisodes historiques
suivants : (1) le passage du front de la Pologne à
l'Ukraine et en particulier les massacres de Kiev (le 29 septembre
1941), puis de Kharkov; (2) l'avancée dans les villes du
Caucase, depuis Maïkop par exemple, vers septembre 1942, en
direction de Moscou; (3) le Jour de l'An 1943 à Stalingrad
où les troupes allemandes ont été
sacrifiées et d'où Aue sera rapatrié
miraculeusement en avion; (4) rentré à Berlin, Aue
passe sous les ordres d'Henrich Himmler et de son secrétaire
Rudolf Brandt, ce qui nous vaut une minutieuse visite guidée
des camps d'extermination et en particulier d'Auschwitz, le tout
encadré de petites réceptions musicales et sociales
(du vrai Yves Gosselin !) chez Adolf Eichmann puis Höss;
(5) rentré à Berlin, il accompagne le ministre Albert
Speer dans ses déplacements pour assister aux fameuses
conférences sur la solution finale, ayant été
chargé entre-temps de l'évaluation des rations
alimentaires des prisonniers juifs gardés comme travailleurs
dans les camps; (6) suivent quelques-uns des sommets des
bombardements de Berlin, notamment de Noël puis du Jour de
l'An 1944; (7) Aue se rend à Budapest au printemps 1944
pour participer à l'organisation du transport des
« travailleurs » destinés à
Auschwitz et assiste à son retour au
démantèlement désordonnée du camps
d'extermination; (8) c'est finalement la débâcle au
printemps de l'année suivante : il est
décoré par Hitler, épisode loufoque et
rocambolesque où il pince le nez du führer pour lui
secouer la tête (!), d'où suivent un bref
emprisonnement, puis fuite, poursuite et pour finir sa venue
clandestine en France.
Dans le cadre de cette
« histoire », fragments de l'Histoire, on voit
se développer les techniques d'assassinat collectif des
juifs et parfois à ces occasions des Tziganes, de malades et
d'aliénés, plus rarement de repris de justice. C'est
la « mise en scène » de la
Destruction des juifs d'Europe, comme je l'ai dit, selon les
étapes suivantes : (1) à Lutsk, on vient
d'éliminer 300 juifs quand on trouve dix soldats allemands
assassinés et qu'on décide d'exécuter mille
juifs en représailles; c'est beaucoup, un gros travail;
les victimes seront donc fusillées non pas par des pelotons,
mais par des groupes de deux soldats qui doivent tirer à la
tête; le résultat est évidemment affolant
(p. 40, 44); (2) à Jotomir, les exécutions de
masse sont opérées par des tireurs ukrainiens;
encore un véritable carnage, puisque se pose la question de
la double discipline, celle des victimes et plus encore celle des
tireurs (p. 79); (3) on doit vite ajouter à
l'assassinat des hommes l'extermination des femmes et des enfants
(p. 97), ce qui provoque des réactions négatives
de la part des exécutants — et, soit dit en passant,
la moralité et la sensibilité de notre héros
est enfin en cause, après cent pages d'horreur; (4) puis ce
sont les Grandes Actions, dont celle de Kiev le 29 septembre 1941,
où il s'agit de fusiller à même les fosses
communes les victimes par groupes, les uns par dessus les autres
— et, soit dit encore en passant, notre Maximilien Aue, qui
est forcé de participer pour la première fois aux
exécutions, en dresse un bel album de photographies, alors
qu'il sait déjà qu'il s'agit là de crimes
inutiles et contreproductifs, c'est le moins qu'il puisse penser
(p. 128);
(5) c'est ensuite l'arrivée des premiers camions
asphyxiants, c'est-à-dire les opérations mobiles de
tueries constituées de camions à monoxyde de gaz; la
machine à tuer est présentée par Raul Hilberg
et bien « mise en scène » par Jonathan
Littell avec le fabuleux « personnage » du
docteur Albert Widmann (p. 142), avec le dilemme de la
propreté du crime d'un côté et la
malpropreté du résultat de l'autre — et, soit
dit aussi en passant, avec le ton du narrateur qui paraît
bien se laisser aller à un (bien improbable de la part
d'Aue) plaisir sadique de la description qui frise ici l'humour
(c'est un moyen qui « en effet, ne manquait ni
d'élégance, ni d'économie » selon le
narrateur, p. 142, qui nous rapporte
l'« anecdote » de sa conception par Artur Nebe,
p. 143, etc.); (6) et on a déjà vu que suivront
les descriptions de tous les mécanismes menant aux chambres
à gaz d'Auschwitz, Kulmhof, Belzec, Lublin, Sobibor et
Treblinka, depuis les trajets de train jusqu'à la
crémation.
Jusqu'ici, à lire mes découpages
événementiels, nous serions dans un « roman
historique ». Mais la matière la plus importante
du roman n'est pas dans cette mise en scène
événementielle. Elle se trouve en
réalité dans l'exposé des idées, des
opinions, des sentiments des personnages, page après page,
et plus particulièrement encore dans les exposés des
« thèses » nazis antisémites et
leurs mises en cause, avec de place en place soit des
exposés philosophiques sur ces questions, soit des
descriptions techniques ou des données statistiques et
stratégiques. Du strict point de vue intellectuel, on
trouve là une irresponsable fricassée
idéologiques, tandis que le résultat, du point de vue
moral, est inqualifiable, s'agissant à mon sens d'une
criminelle mise en scène d'idées, d'opinions et de
sentiments qui ont été depuis longtemps jugés
en regard du crime contre l'humanité que fut l'Holocauste.
On ne peut décemment aujourd'hui s'amuser à jouer
avec ce qui ne prête manifestement pas à
discussion.
Énumérons les grandes
dissertations. (1) On a droit pour commencer à
d'innombrables « critiques » et
« justifications » des Actions où
périssent des centaines, des milliers de juifs : ce
sera par exemple la justification intempestive de Paul Blodel
(p. 99-100) ou l'exposé d'Aue sur ces meurtres inutiles
(p. 137); (2) suit le comique et l'humour autour du statut
judaïque des Bergjuden (p. 274-275) encadrés par
les vues du linguiste Voss et du « médecin
débonnaire et cynique » Hohenegg, dissertant tous
deux contre l'antisémitisme, de telle sorte qu'Aue, qui a
déclaré inutile et contreproductif l'assassinat des
juifs (p. 137), doit soutenir l'opinion contraire, soit sa
nécessité et sa justification, pour donner la
réplique à Voss (p. 280) et ainsi
« mettre en scène » l'exposé
d'une belle réplique de trois pages par notre linguiste
(p. 279-285), avec ensuite tout un invraisemblable
« théâtre » joué par
quelques familles de Bergjuden, dont il apparaît qu'ils ne
sont pas d'origine juive, mais une population ayant adopté
le judaïsme... (3) Rapport médical sur la situation
nutritive à Stalingrad (p. 354 et suiv.). (4)
Comparaison, sous forme dialoguée, entre le communisme et le
national-socialisme (p. 362-370). (5) Discussion sur la
statistique des exterminations (p. 427 et suiv.). (6)
Dissertation philosophique sur la culpabilité du criminel de
guerre (p. 542 et suiv.). (7) L'antisémitisme n'est
pas la cause principale ou exclusive du massacre des juifs par les
nazis (p. 615-618). (8) Exposé, peu crédible
par le narrateur, des justifications de l'Allemagne nazie pour
l'extermination des juifs, exposé d'autant plus important,
on l'a vu, qu'il produit par ailleurs le thème du
livre. Ni rimes ni raison : ou bien l'auteur, Jonathan
Littell, pouvait produire de l'intérieur un roman à
thèse pour exposer et dénoncer la pensée
antisémite du régime nazi, ou bien encore — et
ce pouvait être la même chose — il laissait son
personnage, Maximilien Aue, exposer et défendre sa
pensée, ses sentiments et ses opinions. Au lieu de cela, il
a produit un « narrateur » qui déclare
aussi abruptement ses idées et opinions qu'il est incapable
de les exposer lorsque cela le concerne personnellement, alors
même qu'il peut longuement, très longuement exposer
les systèmes de pensées des autres. On appelle cela,
dans les études littéraires, une marionnette.
Maximilien Aue est la marionnette de Jonathan Littell, ce qui lui
permet de jouer à bon compte et avec profit les saints
Nitouche. Et l'objectif de l'auteur n'est pas d'informer les
masses des horreurs nazis, ni d'exposer ou d'exprimer ses
idées, ses opinions et ses sentiments à ce sujet,
mais de faire un roman à succès. Peu importe les
intentions, c'est ce résultat qui compte.
Le « thème » de
l'oeuvre de J. Littell, on l'a vu, est celui de
l'« humain,
trop humain ». Ce sont les innombrables opinions et
justifications des personnages que résument pour l'essentiel
les principales des sept grandes dissertations que je viens
d'énumérer, dont en particulier la première
d'où les autres découlent — jusqu'à la
dernière qui la met en évidence. Toutes ces opinions
se ramènent à des variantes sur « le
chaînon de la chaîne ». Page après
page, on a droit à cette affirmation de Maximilien Aue ou
des répliques qu'il rapporte, selon laquelle en fin de
compte, puisque tout le monde a été responsable,
personne n'est (personnellement) responsable de la mise en place et
de l'exécution du processus d'extermination des juifs. Les
variations de cette symphonie de la
déresponsabilisation (4)
seraient
amusantes si elles n'étaient psychologiquement si bien
orchestrées, car Aue ne se « justifie »
jamais de son comportement criminel, non pas parce qu'il n'a rien
fait, mais parce qu'il n'a rien fait seul parmi les Allemands pour
assassiner les juifs par milliers, par millions. C'est aussi
simple que cela. « Qui donc est coupable ? Tous ou
personne ? » Etc. (p. 26). Cela revient
inlassablement, plus de deux cents fois tout au long du roman, sous
les formes les plus variées. Or ! ce qui est ici
épouvantable, c'est que le raisonnement fallacieux n'est
nullement rétrospectif, puisqu'il porte sur les
événements en cours, sur le déroulement de
l'action narrative, page après page, je l'ai dit,
épisode par épisode. Il ne s'agit donc pas de la
« position » de défense d'un acteur
tentant de se justifier a posteriori, car jamais Maximilien Aue ne
ressent le moindre besoin de se justifier, alors qu'il se justifie
pourtant ainsi tout au long du roman. S'il s'agit du
thème du roman, on voit maintenant qu'il en constitue la
« thèse », ou plutôt,
curieusement, l'absence de thèse, d'explication ou de
justification, comme si l'on pouvait permettre à un criminel
de raconter en toute impunité ses actes, pour son seul
plaisir ou le plaisir de la chose. Même romanesque, la
situation est immorale. Une règle de droit fort bien
établie dit qu'on ne saurait utiliser le prétexte de
l'art ou de la littérature pour se livrer à des
activités juridiquement répréhensible, voire
même les représenter, puisque cela revient à en
faire l'apologie. Et si la situation est immorale, criminelle,
c'est précisément parce qu'elle est
injustifiée du point de vue littéraire et
artistique.
Ce narrateur veut en principe
« raconter ses souvenirs » (p. 12), pour
« mettre les choses au point pour moi-même, dit-il,
pas pour vous » (p. 11). Ce devrait être la
situation narrative, soit la définition du projet du
personnage dont on vient de résumer le travail professionnel
au cours de la dernière guerre mondiale. Il n'en est rien.
Le bon sens le plus élémentaire dit que le
fonctionnaire consciencieux que nous connaissons, étant
donné surtout la manière abrupte avec laquelle il
exprime ses idées personnelles chaque fois qu'il en a
l'occasion avec ses amis, ne saurait écrire autre chose
qu'un rapport et certainement pas un « roman »,
ce qu'il fait (comme marionnette) mot à mot durant plus de
huit cents pages de la manière la plus incroyable.
Non seulement les intentions d'Aue ne
correspondent nullement à sa rédaction, mais la
narration romanesque contredit en tout point la situation
narrative. Maximilien Aue est censé écrire
aujourd'hui une histoire qu'il a vécue, forcément, la
sienne, et qu'il situe dans l'histoire de la Seconde Guerre
mondiale : comment peut-il raconter son histoire, ses
souvenirs, sans jamais tenir compte de la critique
rétrospective ? Voilà tout le contraire de
l'amnésie. Le fonctionnaire serait resté rivé
à son passé au point de pouvoir le revivre, jour
après jour, au fil de la plume, sans aucune
référence au présent où il
rédige ? sans jamais le moindre recul ? —
La situation est d'autant plus invraisemblable que ses
thèses, exposés et dissertations sortent tout droit
des ouvrages que son créateur prend de ses lectures, de
sorte qu'il épouse précisément la situation de
ce rédacteur scolaire (« mes livres
affirment que... », p. 36).
Quel méchant invraisemblable roman.
Pire, on peut montrer facilement que
Maximilien Aue, comme narrateur, présente son personnage,
lui-même, en tenant la position de son créateur, le
romancier Jonathan Littell, ce qui est la marque des mauvais
romans, on l'a vu avec le Jardin du commandant d'Yves
Gosselin. Nous sommes à la fin de l'épisode de
Stalingrad au moment où Aue visite les fronts. Il sera
trépané, restera entre la vie et la mort, ce qui nous
vaut un invraisemblable délire narratif (p. 375-395).
Au cours de ce délire, Maximilien a la vision de son ami
Thomas, blessé au ventre, qui doit retenir ses intestins de
ses mains. Des heures de délire, correspondant à
vingt pages délirantes, c'est déjà une
curieuse narration, pour un mémorialiste. Mais voilà
que deux ans plus tard, deux cents pages plus loin, à
Berlin, notre Aue, à la piscine, voit son ami Thomas, en
maillot, avec sa belle cicatrice au ventre ! (p. 637).
Alors comment peut-il rédiger ses délires
délirants ? « Lorsque la fumée se
dégagea, je me rassis et secouai la tête; Thomas, je
le vis, restait couché dans la neige, son long manteau
éclaboussé de sang mêlé à des
débris de terre; ses intestins se répandaient de son
ventre en de longs serpents gluants, glissants,
fumants », etc. (p. 379). Il s'agit d'une vision
d'horreur qui, à ce moment, ne correspond pas à la
réalité, car ces vingt pages, j'insiste, sont
racontées sur le mode du délire. Pourquoi, si ce
n'est pour le romanesque ? Pour le « roman
d'aventures », sur le même épisode, on
apprendra aussi plus tard comment il a pu être
rapatrié alors qu'il était donné pour mort.
Pourquoi, si ce n'est pour le romanesque ? La narration de
Maximilien Aue n'est donc pas crédible, ni dans sa situation
narrative, ni dans le détail du récit
événementiel. Les Bienveillantes sont
l'oeuvre d'un romancier qui manipule une marionnette.
Et pas n'importe quelle marionnette, mais bien un
« personnage » propre au roman historique
(ça, on l'a vu), mais également au roman
philosophico-sentimental, au roman d'amour et au roman
d'espionnage, le tout constituant un gros « roman
d'aventures » populaire. S'agissant d'une mise en
scène de l'extermination industrielle des juifs, cette
exploitation de littérature populaire est franchement
dégoûtante.
Maximilien Aue est né en 1913
(p. 448). Son père est disparu au cours de la guerre
de 1914. Sa mère a épousé un Français,
Moreau, en août 1929 (p. 344), que le jeune homme
déteste profondément, méprisant sa mère
pour ce nouveau mariage. Par ailleurs, Aue est follement amoureux
de sa soeur jumelle Una, leurs jeux d'enfants les amenant à
vivre de longues heures nus dans les greniers de leur maison,
jusqu'à ce que Moreau ait le bon sens de mettre fin à
ces batifolages. D'où la prétendue
homosexualité de Maximilien Aue. Je dis prétendue,
parce qu'en réalité il s'agit d'un
pédéraste qui ne sera jamais amoureux d'aucun homme,
n'aimant rien de mieux que se faire enculer (c'est le mot juste,
car on ne trouve pas ici le moindre plaisir sexuel et pas une ligne
d'érotisme en six cents pages) par de plus
jeunes que lui, exercices sexuels d'ailleurs fort rares, notre
pédéraste étant plutôt un grand amateur
de masturbation masochiste, jouissant particulièrement
à se ficher dans l'anus des bouts de branches
attachés à des troncs d'arbre abattus, dehors,
évidemment, en plein hiver. Derrière ces turpitudes
que notre narrateur prend bien soin de nous raconter avec force
détails, on se demande bien pourquoi (si ce n'est pour le
profit de son auteur...), se trouvent deux événements
que le lecteur doit « comprendre »
lui-même, parce que le narrateur, Maximilien Aue, lui, ne les
a pas compris ! Nous sommes ici, en effet, dans le
psychodrame très profond et fort subtil, où celui qui
raconte l'histoire ne la comprend pas ! D'abord, Maximilien
Aue est le père de jumeaux de sa soeur élevés
par leur parents, jumeaux nés d'une grande nuit d'amour.
Ensuite, en visite d'une nuit chez ses parents à Antibe, il
étrangle sa mère et tue son beau-père à
coups de hache. L'« indice » de la hache
à lui seul est tout aussi risible que la trame
policière qui suit, deux policiers pourchassant le meurtrier
dans les dédales de l'administration nazie, accumulant
indices sur indices sur le double assassinat dont notre triste
héros n'a pas été conscient, le tout se
terminant de manière rocambolesque, avec fuite et poursuite,
dans le métro et le zoo de Berlin.
En outre, car ce n'est pas fini, tout au long
du roman se dessine une amitié de simple camaraderie entre
Maximilien Aue et un certain Thomas Hauser, sympathique arriviste
qui précède, accompagne et conseille son camarade
tout au long de sa carrière administrative et militaire.
Comme il a préparé de faux papiers et une fausse
couverture pour organiser sa fuite en France, Maximilien
l'assassine froidement à la fin du roman pour profiter du
stratagème à sa place. Autrement, du début
à la fin du roman, Thomas Hauser n'est qu'un faire-valoir
qui donne la réplique au héros, sauf en ce qu'il
cherche à modérer son jugement critique, pour que les
rapports et projets d'Aue correspondent plus rigoureusement
à ce que leurs supérieurs veulent lire ou lui faire
faire. Curieusement, cette trame du roman, la plus anodine, est en
fait la mieux réussie et la plus crédible. Tout le
contraire du « grand amour » de Maximilien Aue.
Car la trame Harlequin ne pouvait manquer de s'ajouter à ces
intrigues. Il s'agit d'une belle jeune veuve rencontrée
à la piscine qui s'amourache de notre
pédéraste qui se laisse, lui, enfermer dans le cocon
de ses beaux bras tout au long des bombardements de Berlin. Une
bien belle histoire d'amour impossible. Ridicule.
Justement, tout cela est ridicule et par
conséquent obscène, s'agissant
d'« étoffer » un roman sur la Shoah avec
les turpitudes sexuelles, les niais problèmes
psychologiques, l'énigme policière, la camaraderie
trompée et l'idylle sentimentale du héros. Encore
plus incroyable en l'occurrence est le fait que le narrateur (qui
fait pourtant preuve d'une grande intelligence de lycéen et
d'universitaire) puisse mélanger ainsi les trames et les
sujets. En réalité, c'est l'auteur qui
s'amuse : cette narration, la narration de cette histoire, est
si peu crédible qu'il apparaît vite qu'elle est bien
l'oeuvre d'un auteur, le romancier, qui s'amuse follement à
nouer et dénouer les fils de son
« horrible » histoire.
C'est épouvantable. En effet, il ne
fait pas de doute que Jonathan Littell n'ait que de bonnes
intentions, tout comme Yves Gosselin, alors qu'il est surprenant
qu'on puisse manquer à ce point de jugement, de bon sens,
d'intelligence et de sensibilité lorsque son sujet porte sur
l'Holocauste. Car de deux choses l'une. Ou bien un auteur produit
un roman populaire pour décrire la mise en place de
l'extermination des juifs par les nazis et fait platement un bon
roman populaire, sans prétention, comme n'importe qui peut
écrire un sommaire historique du crime contre
l'humanité (c'est l'extermination de six millions de juifs
pour la seule raison qu'ils étaient juifs, il faut le
répéter ici, puisque voilà ce que dirait et
raconterait notre roman populaire). On a bien le droit, même
et surtout si l'on n'est pas très intelligent et qu'on n'a
pas beaucoup de talent, de tenter de contribuer à faire
connaître les faits historiques à sa façon,
à tenter même par l'occasion de les évaluer et
de les juger. Ou bien encore, on produit un chef-d'oeuvre. On
peut imaginer un grand roman d'une formidable portée, dans
la lignée et avec le style d'un Louis-Ferdinand
Céline ou d'un Claude Simon, deux génies dont les
romans ont pour cadre la dernière guerre mondiale. En tout
cas un intellectuel, un écrivain, un artiste ne peut pas
faire moins sur ce sujet.
Car le plus triste est bien là. Non
seulement les Bienveillantes n'approchent en rien des
grandes oeuvres littéraires modernes, mais Jonathan Littell
use d'un style narratif propre aux romans à succès,
les succès de librairie appréhendés, que les
romanciers rédigent après enquête historique
pour donner vie à des personnages de mélodrame.
Ouvrez ce triste roman n'importe où et vous serez mort de
rire à lire simplement ses incises :
« renifla-t-elle d'un air sourcilleux »,
« tandis qu'il crachait ces mots »,
« avait-il aboyé »,
« crachai-je haineusement »,
« siffla-t-il sur un ton mécontent de maître
d'école pédant », « fit
méchamment Weser », « éructa
Clemens avec sa grosse voix de Berlinois »,
« cracha Clemens » et « siffla
Weser ». « Je souris; Thomas, parfois,
m'impressionnait. D'ailleurs je le lui dis : "Thomas, tu
m'impressionnes" » ! (p. 696).
Alors, le scandale, finalement, c'est
que Jonathan Littell ne soit pas un grand romancier, qu'il ne soit
pas un artiste ? — Oui, et c'est terrible, sans compter
que son roman est de lui-même et sur tous les plans une
entreprise sordide. D'ailleurs, le bon sens le dit, on ne saurait
devenir un grand romancier avec la prétention d'un tel sujet
et un éditeur responsable et judicieux aurait dû
comprendre qu'on ne pouvait produire une telle oeuvre (le
chef-d'oeuvre qu'on n'a pas) sans être d'abord un grand
romancier. Autrement, le résultat est là. La
France, l'Europe, l'Occident a maintenant son Yves Gosselin. Le
nôtre était simplement mauvais et c'est surtout
l'utilisation qu'on en a faite qui était scandaleuse, de
stupides imbéciles forçant des collégiens
à lire un navet d'une insondable bêtise; le leur est
monstrueux, tandis qu'il se mérite les éloges de la
presse, un prix de l'Académie française et le
Goncourt.
Les Bienveillantes ne sont certes pas
l'oeuvre d'un antisémite, cela ne fait pas l'ombre d'un
doute. Tout autant qu'Yves Gosselin, mais un peu moins lourdement
que lui tout de même, les bonnes intentions de
l'« auteur » ne font jamais non plus l'ombre
d'un doute.
On ne trouvera pas un mot en ce sens dans tout le roman ni dans son
paratexte (les entrevues de l'auteur ou le matériel
éditorial mis au point par l'éditeur). Et pourtant,
comme dans le cas des romans d'Yves Gosselin, le résultat
est profondément antisémite. L'auteur,
l'éditeur, les critiques thuriféraires et les
lecteurs mêmes ne sont pas sans manifester, dans la
jouissance de cette « oeuvre », un très
profond antisémitisme, d'autant plus répugnant qu'il
est inconscient et s'exprime donc, forcément, avec la plus
belle inconscience.
Pourquoi ? Fort simple : les
Bienveillantes ne sont pas l'oeuvre d'un intellectuel, d'un
écrivain ou d'un artiste. C'est le travail d'un triste et
sinistre tâcheron. Un scandale de librairie signé
Gallimard.
Guy Laflèche
12 juillet 2007
13 août 2008 (alinéas 3-5 et 8)
2 novembre 2010 (alinéas 6-7, et appendice
bibliographique)
15 janvier 2017 (l'encadré sur l'article de Wikipédia
remplace les alinéas 6 à 8 de la version
précédente).
Notes
(*) Claude Lanzmann s'en prend alors,
dans les
Cahiers du cinéma (1985), au feuilleton
états-unien « Holocauste »; plus tard,
il dira encore pis : « Représenter ce qui
s'est véritablement passé eut été en
effet insoutenable, n'aurait à tout le moins jamais permis
une consolante identification [bienveillante distanciation, en ce
qui concerne les Bienveillantes, mais c'est la même
chose]. Mais c'est de fiction qu'il s'agit. C'est-à-dire
en l'occurrence — car cette réalité-là
met toute fiction au défi de rendre compte d'elle-même
— d'un mensonge fondamental, d'un crime moral, d'un
assassinat de la mémoire ». Les deux citations,
celle en exergue de 1985 et celle-ci de 1990, s'appliquent
rigoureusement au roman de Jonathan Littell qui a pourtant
réussi à piéger le cinéaste pour entrer
en « dialogue » avec lui afin de justifier son
entreprise. Les deux citations sont prises du recueil de textes
Au sujet de « Shoah », le film de Claude
Lanzmann, présentation de Michel Deguy et introduction
de Claude Lanzmann, Paris, Belin, 1990, 320 p., p. 295 et
309. On a bien lu : « un mensonge fondamental, un
crime moral, un assassinat de la mémoire ».
(1) Les deux critiques de Claude
Lanzmann sur
les Bienveillantes ont paru respectivement dans le
Journal du dimanche, le 10 septembre 2006, puis dans le
Nouvel Observateur, les 21-27 septembre. Ce sont de
très évidentes « critiques », des
textes qui font la promotion du roman par leurs
« réserves » mêmes, Lanzmann ne
ménageant pas ses éloges pour l'érudition
du... romancier, s'inquiétant toutefois de son
imagination : voilà peut-être une
« vénéneuse Fleur du mal » !
J. Littell en Baudelaire, vraiment ? Et le critique ne manque
pas de glisser sur la pelure de banane de la « perversion
sexuelle » du héros dont la narration susciterait
dès lors malaise et révolte, dit-il, « on
ne sait même pas contre qui et pourquoi ».
(2) Raul Hilberg, the Destruction of
the
European Jews, Chicago, Quadrangle Book, 1961, 788 p. sur
deux colonnes; traduction française par Marie-France de
Paloméra et André Charpentier, la Destruction des
juifs d'Europe, Paris, Fayard, 1985, 1101 p. C'est cette
édition que je cite et qu'on peut encore se procurer en
librairie (158 $ à Montréal); on la trouve
également en collection MRS, « essais »,
en 3 vol., mais je n'ai pas vu cette édition de poche.
(3) Les Érinyes (ce seront les
Furies des
Romains) s'appellent par antiphrase les Euménides,
c'est-à-dire les Bienveillantes. Les
Euménides désignent la dernière des
tragédies de la trilogie d'Eschyle qui raconte un
enchaînement de crimes vengeurs, de l'assassinat d'Agamemnon
par sa femme Clytemnestre jusqu'à la purification du
matricide, Oreste. Le titre du roman et sa dernière phrase,
de ce point de vue, n'ont aucun ou n'importe quel sens, puisque
jamais au cours du roman les tragédies d'Eschyle ne sont
évoquées d'aucune manière.
Tape-à-l'oeil de potache.
Voir plus bas l'interprétation de Charlotte Lacoste et ma critique de sa lecture,
comme de celles, bien belles, de J. Littell et du péritexte
éditorial.
(4) Déresponsabilisation.
Je pense
qu'aucun synonyme ne peut rendre correctement ce barbarisme qui
convient bien en l'occurrence, car il ne s'agit pas des antonymes
de la justification.
Appendice bibliographique
Je l'ai dit, ce sera un régal de faire
l'étude de la réception journalistique du roman en
France. Depuis, nous sommes à l'automne 2010, on sait que
l'étude de la critique universitaire sera encore plus
passionnante, notamment pour confirmer combien l'incurie
règne en maître à l'université,
particulièrement dans le domaine des Lettres. De ce point
de vue, il faut définir la critique journalistique.
Il ne s'agit pas de celle des journalistes, mais de ceux qui
s'expriment sommairement dans la presse et les autres
médias. Cela va des entrevues aux comptes rendus critiques.
C'est le « dossier de presse ». Dans le cas du
livre de Jonathan Littell, la « critique
journalistique » n'aura pas brillé en France, ne
comptant que de rares auteurs pertinents.
Que cette prétendue critique
journalistique ait été entraînée par le
succès mercantile de J. Littell et de Gallimard, c'est une
chose; que la critique universitaire (c'est vraiment ainsi qu'elle
se nomme) fasse de même, c'est tout autre chose. Ne
s'agit-il pas là d'intellectuels
rémunérés par l'institution pour
« penser » ? Des savants qui devraient
être pour le moins intelligents, ce qui est la
moindre des choses ? On doit bien compter actuellement une
centaine de travaux sur le roman qui se développent sur
plusieurs pages d'assourdissantes sottises, sur des sujets d'une
complaisante vacuité, d'une inconsciente
irresponsabilité, et qui donnent aux publications doctorales
de
ces « professeurs » un relent de toute simple
stupidité. Il s'agit, en principe, de savants, qui
dissertent comme des ânes sur l'ironie, la dentelle, le
rêve, la provocation, la violence, la complexité d'un
livre très construit qui est un grand roman bien
informé et dérangeant (je vous jure !). Avec
d'assez stupéfiantes faussetés :
« Finalement, rares auront été les points
de vue nuancés et on ne peut que le déplorer :
que d'éloges emphatiques, que de réquisitoires
féroces » (Thierry Laurent, « La
réception des Bienveillantes dans les milieux
intellectuels français en 2006 », éd. M. L.
Clément, p. 16), peut-on lire en tête d'un
recueil d'éloges emphatiques. C'est bizarre, car la
critique journalistique, comme je viens de le redire, n'aura
produit que cinq critiques négatives en deux ans, et
personne ne saurait y voir des « réquisitoires
féroces », surtout lorsqu'il s'agit d'une simple
mise au point, comme celle de Ronald Blunden, ou de l'intervention
de spécialistes incontestés, comme Florent Brayard,
Édouard Husson et Peter Schöttler. Aucun de ces
intellectuels, ni aucun autre d'ailleurs, ne s'est livré
à un quelconque réquisitoire, ce n'est pas vrai.
En revanche, la critique universitaire, elle,
n'aura produit, à quelques exceptions près, que des
études complaisantes aux « points de vue
nuancés » ! Des études aveugles. On
en trouvera une belle flopée sur
auteurs.contemporain.info,
—— sic : pas de -s à contemporain
——
(et en plus, vous devez exiger que votre système de
recherche ne mette pas les « www » en
tête de l'adresse électronique)
une banque bibliographique de Montréal.
Voici donc, en preuve, la très courte
bibliographie commentée des travaux critiques sur les
Bienveillantes de Jonathan Littell. Une analyse critique de ce
sous-produit littéraire est forcément
négative, entièrement négative.
Table des auteurs critiques
- Blunden, Ronald —
intervention critique
- Bourmeau, Sylvain — compte
rendu critique
- Brayard, Florent — compte
rendu critique
- Clair, Jean — compte rendu
critique
- Dauzat, Pierre-Emmanuel —
essai
critique
- Husson, Édouard —
compte rendu
critique
- Husson, Édouard, et Michel
Terestchenko — essai critique
- Kantcheff, Christophe — compte rendu
sous forme de critique de la critique journalistique
- Kühne, Thomas — article
critique
- Kuon, Peter — article
critique
- Lacoste, Charlotte —
articles et essai
critiques
- Laflèche, Guy —
article critique
- Leland de la Durantaye —
article
critique
- Popkin, Jeremy D. — article
critique
- Rastier, François —
article
critique
- Schöttler, — compte
rendu
critique
- Viard, Bruno — article
critique
- Waintrater, Régine
— article
critique
↑ Bourmeau, Sylvain,
Compte rendu critique dans les Inrockuptibles, chronique du
12 septembre 2006.
Ce texte critique m'a échappé au
moment de mes tout premiers dépouillements. Je n'arrive pas
à le trouver maintenant, dix ans plus tard (2017). Je suis
curieux de le lire, car il rejoint l'une des plus simples critiques
que j'ai formulées envers le roman, son style populaire
daté, mettons de l'époque de Ponson du Terrail. Vous
avez saisi la subtile évaluation, j'espère : ce
style est en effet rocambolesque. Il en est même fort
comique dans ses incises, du genre « grogna-t-il entre
ses dents aux oreilles d'Aue qui ne pouvait pas l'entendre dans le
bruit assourdissant du bombardement et qui a
répliqué, — Quoi ? questionna-t-il d'une
voix exaspérée qui montrait bien qu'il avait l'esprit
ailleurs ». J'exagère ? Mais non, ouvrez le
roman au hasard et trouvez le premier dialogue venu et vous serez
mort de rire. Si je n'ai pas encore lu S. Bourmeau, je peux
au moins apprécier à sa juste valeur ce qui serait le
point fort de son analyse.
↑ Dauzat,
Pierre-Emmanuel, Holocauste
ordinaire - histoires d'usurpation : extermination,
littérature, théologie, Paris, Bayard, 2007,
280 p.
Voici le deuxième livre critique
publié contre les Bienveillantes, après celui
d'É. Husson et M. Terestchenko. Achevé
d'imprimé : septembre 2007. Je ne connais pas les
travaux de Pierre-Emmanuel Dauzat, mais avec des titres comme le
Suicide du Christ (1998) et les Sexes du Christ (2007),
il ne fait pas de doute qu'on a une dizaine de livres à
lire. En tout cas, j'aimerais que tout mon fichier sur le roman de
Jonathan Littell, où vous en êtes à la
bibliographie critique, soit rédigé dans le style de
P.-E. Dauzat.
Cela signifie qu'on oublie vite Jonathan
Littell lorsqu'on lit Pierre-Emmanuel Dauzat. C'est un auteur
classique et le sommet de son livre se trouve naturellement
à la toute fin, dans ses deux derniers chapitres et le
dernier n'est pas une conclusion : c'est un tout simple
exposé d'histoire des arts présentant les oeuvres
qui ont
su faire encore et toujours la poésie de l'Holocauste
(Yitskhok Katzenelson, Ingeborg Bachmann, Sylvia Plath, Charlotte
Salomon, Zoran Music, Christian Ganachaud, Jean-Pierre Thiercelin,
Vassili Grossman, Jochen Gerz, Jean-Marc Cerino, et, en passant,
Georges Perec). Adorno : il n'y a plus de poésie
possible après l'Holocauste. Bien sûr,
précise Pierre-Emmanuel Dauzat, car la Shoah ne
passera pas, jamais. C'est un crime, un
« événement » imprescriptible.
Il suit qu'il n'y aura jamais de poésie, d'art ou de
littérature après. Ce n'est pas difficile
à comprendre. Le sujet ne sera jamais une affaire
classée qui pourrait faire l'objet d'un bon gros roman
populaire. Aussi, « Arts ordinaires »
(p. 167-187), avec les analyses littéraires de Michel
Terestchenko, compteront parmi les grands textes de
résistance au train-train de la critique universitaire qui
aura fait ses choux gras d'un navet.
« Théologies
ordinaires » (p. 127-166), avec une section sous le
titre « Digression marcionite ». Nous sommes
ici, en effet, dans un exposé théologique, qui
oppose, compare et rassemble « Judas », le
judaïsme, et « Jésus », le
christianisme. Je laisse bien entendu à son auteur son
exposé, mais je dois avouer qu'il n'est pas vain, parfois,
de renverser les problématiques : si Marcion pouvait
croire qu'on avait changé de Dieu et si le nôtre,
celui des Chrétien, était le « Good
God » (comme le dit l'Encyclopédia Britannica
à son nom), pourquoi ne laisserions-nous pas en paix le
Dieu de justice, le Créateur, et les juifs qui
l'honorent ? — Oui, d'accord, la thèse
développée par l'auteur est d'abord une critique du
roman de gare de J. Littell : les Chrétiens ont
depuis le début parlé à la place des juifs,
exactement comme les bourreaux parlent à la place des
victimes. Les Chrétiens ont déjudaïsé
Jésus, comme Maximilien Aue (aux noms de nous, ses
« frères » humains, le salaud)
déshumanise ses victimes, quoi qu'il en dise.
« On ne donne jamais simplement la
parole à un bourreau, on ne fait que l'amplifier »
(p. 97), c'est le thème du troisième chapitre
de l'essai, « histoire ordinaire »
(p. 93-101) qui présente les ouvrages fondamentaux sur
l'Holocauste. Le chapitre suivant, « Essais
ordinaires », ne préjuge pas de l'oeuvre de George
Steiner (et nous serons nombreux à lui laisser cette
évaluation). En revanche, pour P.-E. Dauzat, l'oeuvre phare
est la Danse de Gengis Cohn de Romain Gary qui avait tout de
suite répliqué aux âneries d'un
Jean-François
Steiner, qui supposait que les juifs de
l'Holocauste avaient en fait été des moutons
choisissant les nazis pour opérer leur suicide collectif, la
thèse la plus obscène jamais développée
sur le génocide.
Excusez-moi, direz-vous, mais il s'agit bien
d'un livre au sujet du roman de Jonathan Littell ? Bien
sûr qu'il s'agit de « cet
étouffe-chrétien romanesque » (p 27)
à la « casuistique glauque »
(p. 29), l'oeuvre d'un « plumitif qui usurpe les
travaux des historiens » (p. 33), un
« porte-plume de bourreau » (p. 82). Nous
parlons ici du « contreplaqué musical des
Bienveillantes » (p. 75) sorti d'un roman de
Rebatet, n'en parlons pas. Bref, le « pathos
littellien » (p. 185). Cela vous intéresse
vraiment ? — Nous ne parlerons plus des
Bienveillantes
que nous lirons encore l'Holocauste ordinaire.
En fait, Jonathan Littell, avec son roman, est
un tout petit, minable, mais tout de même excellent
sismographe de la non-repentance. Voilà la thèse qui
ouvre l'essai. C'est la « confusion des
genres ». La confusion du bourreau et de ses victimes,
tous renvoyés dans le « passé qui doit
passer ». La confusion de la fabulation et des
témoignages et de leurs analyses. La confusion du
« roman » et de l'histoire, de la
« littérature » et de l'art. Il faut
lire les écrivains russes sur les pogroms, à
commencer par Ilia Ehrenbourg (1921, 1928). Puis, lorsque vient le
temps des témoins, on ne saurait en venir à romancer
l'auto-justification d'un Albert Speer comme le fait J. Littell
avec une parfaite inconscience ou, au choix, une totale
incompétence (ne sachant s'en tenir à l'ouvrage de
référence catégorique d'André Sellier,
Histoire du camp de Dora, 2001), le romancier falsifiant
l'histoire : « sur le plan de l'information
historique, et de la simple déontologie, le dommage est
irréparable » (p. 60).
Jamais jusqu'ici un bourreau n'avait
« témoigné » impunément,
ce qui s'accompagne d'extraordinaires distorsions : les
témoignages des victimes et les analyses des historiens se
retrouvent dans la bouche d'un Maximilien Aue (« La
confusion des genres », p. 62-66); le discours
pornographique, voyeur et sadique d'un homosexuel est au service
paradoxal de l'« homme ordinaire », soit la
banalisation par accumulation (« Sexe et
génocide », p. 66-72); sans compter le
ridicule, la musique de Bach d'un côté et la
tragédie d'Eschille de l'autre (« La musique
adoucit les moeurs du bourreau et la mort des victimes »
et « Le retour du tragique », p. 72-77 et
77-87). Ce qui conduit au « Paradis des
bourreaux » (p. 87-91), car au lieu de
décrire l'enfer des victimes, on pérore sur les
bourreaux, déchus du paradis nazi, dont la devise serait
« responsable (peut-être) mais pas
coupable », alors que « ce manque même de
culpabilité est coupable » (p. 80).
J'ai dit que le style de Pierre-Emmanuel
Dauzat était éblouissant ? Alors, je le
répète, car je ne serai pas seul à envier cet
art qui peut nous excuser, nous racheter, d'aborder de la plume ce
sujet, la Shoah, que l'auteur préfère nommer
Holocauste, un mot français et, c'est le cas de le dire,
chrétien (p. 31 et « Mots
ordinaires », p. 115-125). Nous n'avons pas le
droit, dit
l'éblouissant écrivain de langue française, de
parler à la place des victimes de la Shoah (il
préfère donc laisser le mot hébreu aux juifs)
— À plus forte raison, on ne saurait se faire le
ventriloque
d'un bourreau, le Maximilien Aue de Jonathan Littell.
↑ Husson, Édouard, et
Michel
Terestchenko, les Complaisantes : Jonathan Littell et
l'écriture du mal, Paris, François-Xavier de
Guibert, 2007, 256 p.
Le premier livre critique sur le roman de J.
Littell devrait compter parmi les grands moments intellectuels du
début du XXIe siècle. La réplique aura
été du tac au tac, l'ouvrage étant daté
de janvier 2007 (p. 27, n. 1). Certes, comme dans les
autres études critiques, les Bienveillantes se
méritent les jugements péremptoires de tout lecteur
simplement intelligent : « pédantisme
exaspérant », « manque total
d'intelligence... » et « profonde
imbécillité » (p. 149),
« récit ventriloque d'un narrateur
aveugle » et roman caractérisé par
« une absence de distance entre le narrateur et
l'auteur » (p. 159); « un outrage aux
lecteurs, une offense aux victimes » (p. 164).
« La cécité d'un voyeur », ainsi
s'intitule le chapitre 5 : totale absence de
« complexité psychologique du
narrateur », sans compter ses
« inconséquences », son
« manque de courage », « le fait
qu'il ne cesse de se duper », son « absence
totale de véracité » (p. 153). Bref,
un navrant navet.
Le livre est lancé avec un
développement de l'article percutant d'Édouard Husson
dans le Figaro du 8 novembre 2006, qui présentait
les Bienveillantes comme « Un canular
déplacé » :
« approximations historiques »,
« indigence philosophique »,
« médiocrité littéraire »
et « caractère scandaleux, tout entier contenu
dans une formule du narrateur, assenée dès le
début — ma tête rugit comme un four
crématoire (les Bienveillante,
p. 14) » (p. 27). Cela dit, il ne fait
pas de doute pour É. Husson et M. Terestchenko que l'auteur
et son roman n'auraient jamais dû se mériter la
moindre attention, n'était la question d'en expliquer le
« succès » auprès de
« ceux qui font l'éloge du livre après
l'avoir lu, en connaissance de cause. / C'est sur cette
dernière catégorie [de lecteurs] qu'il faut
s'interroger car elle témoigne d'une
vulnérabilité inquiétante, à notre
époque, envers la banalisation du nazisme »
(p. 28). Autrement, jamais les auteurs n'auraient
consacré un livre à J. Littell et à ses
Bienveillantes (p. 46, 160).
À partir de là, l'ouvrage
développe deux exposés qui pourraient appartenir
respectivement à É. Husson et M. Terestchenko, mais
qu'ils signent conjointement. La première partie du livre
est d'ordre idéologique, la seconde, esthétique.
En effet, avant d'être un ouvrage
critique, l'essai est un pamphlet contre
l'« esthétisation de la violence » en
France tout au long du XXe siècle, pamphlet qui s'oppose au
culte de Sade et à l'intériorisation des philosophies
qui
ont instrumenté, voire servi le national-socialisme des
nazis, Marx, Nietzche et Heidegger. C'est le nihilisme
philosophique dont est nourri le roman de J. Littell et qui en
explique le succès, selon les auteurs, qui ne sont pas des
opposants de Marx ou Nietzche, ni même de Heidegger, mais qui
constatent que leur pensée a été
utilisée pour combattre l'« universalisme
rationnel », le « christianisme »
(p. 88) et même la « métaphysique
biblique » (p. 104). Il n'est pas
nécessaire, je pense, d'adhérer à ce plaidoyer
pour être d'accord avec l'illustration des romans d'Ernst
Jünger d'un côté et, de l'autre, l'épisode
de l'assassinat presque mystique de Nahum ben Ibrahim, dit
Chamiliev (les Bienveillantes, p. 260-266).
« Max Aue est inhumain » (p. 131) pour la
raison catégorique que ce narrateur aseptise la
violence, que son auteur esthétise l'exhumation des
cadavres de l'Holocauste, de la manière la plus
obscène.
Le second volet, qui
correspond à peu près à la seconde partie de
l'ouvrage (où deux articles de M. Terestchenko sont repris
et remaniés), se présente sous la forme d'une
percutante analyse littéraire qui laisse parler trois
oeuvres s'opposant radicalement aux Bienveillantes, de sorte
que la
littérature ici témoigne contre la
sous-littérature. M. Terestchenko
présente d'abord les Vestiges du jour de Kazuo
Ishiguro (trad. Sophie Mayoux, Paris, 10/18, 2002) : il s'agit
de la mise en scène ironique du personnage non pas d'un
simple majordome, mais bien du parfait majordome, celui qui
sacrifie tout, qui se sacrifie lui-même, à la
« dignité » de domestique —
Marx, Sartre et Stanley Milgram ont bien étudié ce
comportement de mauvaise foi où la conscience (le pour-soi)
tente l'impossible, vivre la parfaite inconscience (l'en-soi), la
dignité de l'irresponsabilité. C'est ce que plaide
en vain le personnage de Maximilien Aue. En vain, parce qu'à
titre de narrateur, c'est sa conscience indigne qui
transparaît dans sa narration même, comme le montre
encore M. Terestchenko en présentant
l'oeuvre et la pensée esthétique de Varlam Chalamov,
notamment dans les Récits de la Kolyma (trad. Sophie
Benech, Catherine Fournier et Lily Denis, Paris, Verdier, 2003) et
sa correspondance. Le postulat qui découle de la lecture de
J. Littell est en fait le théorème dont V. Chalamov
et son oeuvre font la démonstration, à savoir
« qu'au regard de la barbarie moderne du mal, les formes
classiques de la narration romanesque soient caduques et que
s'impose une poétique nouvelle » (p. 195).
C'est certainement le plus beau chapitre du livre (chap. 7,
« Le grand drame de la vie »), où les
Bienveillantes ne sont désignées qu'une seule
fois (p. 199) et où l'on ne trouve qu'une seule
allusion à son auteur (qu'il n'est pas nécessaire de
nommer, p. 205). La dernière comparaison romanesque
s'ouvre d'ailleurs ainsi : « Après la
beauté, la force et la sobriété de la prose
[de] Varlam Chalamov, est-il seulement possible d'en revenir au
roman de Jonathan Littell ? » (p. 219). Il le
faut et ce sera pour lui opposer la critique d'Élisabeth
Costello, personnage de J. M. Coetzee (Élisabeth
Costello, trad. Catherine Lauga du Plessis, Paris, Seuil,
2004), qui fait la critique du roman de Paul West, the Very Rich
Hours of count von Stauffenberg (1989). Le reproche capital
est celui de l'exhumation macabre, romanesque, des sordides
atrocités nazies; certes, la critique de Coetzee/Costello
est caricaturale en regard du roman de West, mais elle s'applique
rigoureusement aux Bienveillantes qui allaient
paraître quelques années plus tard. Autrement dit,
avec Kazuo Ishiguro, Varlam Chalamov et J. M. Coetzee, par
exemples, la littérature avait déjà
sévèrement jugé de la sous-littérature
rédigée par Jonathan Littell et publiée par
Gallimard.
Le sommet du livre se trouve en son centre,
toujours sous la
forme d'un double volet, dont le lecteur ne sortira pas indemne,
puisqu'il approfondira ce qu'ignorent les thuriféraires des
Bienveillantes, prix de
l'Académie française et du
« fameux » prix Goncourt.
« Jamais les témoins des massacres ne parlent
ainsi des victimes » (p. 121) — Patrick
Desbois. En dix pages, Édouard Husson présente
simplement quelques témoignages recueillis par
l'équipe de Yahad qui enquête en Ukraine auprès
des vieux témoins des massacres des nazis.
Ces pages sont insoutenables. Et ce n'est pas là
sensibleries
ou réactions émotives de qui ne veut pas voir, bien
au contraire, car le deuxième volet ouvre le chapitre qui
s'intitule de manière incriminante, « La
cécité d'un voyeur » : avec Maximilien
Aue,
le lecteur des Bienveillantes se livre (inconsciemment)
à la profanation des victimes de la Shoah.
« Abject.
Ces lignes sont tout simplement abjectes » (p. 144).
— Inutile d'identifier le passage, vraiment abject, sur
lequel porte ce jugement, d'autant que de proche en proche, il doit
s'appliquer à la rédaction comme
à la publication des Bienveillantes.
Conclusion : l'ouvrage d'É. Husson et
de M. Terestchenko est-il donc sans défaut ?
Réponse : oui. Même les coquilles de
l'éditeur, François-Xavier de Guibert, aussi peu
nombreuses soient-elles, participent des qualités d'un livre
important publié dans l'urgence. Il n'y a pas lieu de
désespérer, car il y a des frères
humains, parmi nous, qui savent lire, qui savent écrire
et qui savent ce qui doit être publié.
↑ Kühne, Thomas,
« Sadists,
antisemites, and comrades ? Jonathan Littell's
Bienveillantes and the holocaust perpetrator
research », conférence inédite, colloque
Écrire la Shoah et la Seconde Guerre mondiale au XXIe
siècle - autour des Bienveillantes de Jonathan
Littell / Writing the Holocaust and World War II today - on
Jonathan Littell's les Bienveillantes (the Kindly Ones),
the Hebrew University of Jerusalem, 21-23 juin 2009.
Voici d'abord un extrait du sommaire qu'on
trouve sur le
programme du colloque.
« Combining ideological, psychological and sociological
aspects, Holocaust research has developed more and more nuanced and
complex explanations for why the perpetrators did what they did.
Analysing how les Bienveillantes uses and abuses recent and
older studies in, and clichés of, Holocaust perpetrators,
this paper focuses on the hidden discursive stragegies of
victimization deployed by Littell to offer a popular but eventually
naive picture of the abyss of mankind ». Le brouillon de
la communication, que l'auteur m'a permis de lire, est tout
à fait conforme à ce programme.
Thomas Kühne, toutefois, au moment de se
présenter au colloque de Jérusalem, en 2009, voulait
encore trouver des excuses et des justifications au romancier
Jonathan Littell. Il encadre donc son exposé de petites
douceurs, alors qu'en fait sa communication est
rédhibitoire. Th. Kühne n'a rien à faire avec
la vulgarité, le voyeurisme ou le sensationnalisme des
Bienveillantes, que d'autres participants du colloque ne
manqueront pas de dénoncer. Lui, il s'occupera du vomi et
de la merde. Ou plus précisément du vomir
correctement et du chier proprement, comme cela a été
le cas des national-socialistes allemands et des collaborateurs
français après la guerre. C'est un sujet simple.
Est-ce que Maximilien Aue ne prend pas beaucoup plus de temps
à nous parler de ses maux de coeur et de ses
diarrhées que des souffrances des juifs qu'il a
lui-même, personnellement, assassinés ? Imaginez
les insomnies, les petites insomnies de l'« aiguilleur
des voies ferrées, par exemple » (p. 26),
dont le salaud de narrateur, créature de Jonathan Littell
pour sa courte honte, ne nous dit pas s'il s'agit d'un homme qui
savait ou non qu'on conduisait des juifs déportés aux
crématoires. Si tel était le cas, s'il savait,
l'analyse de Thomas kühne permet de le situer dans la
hiérarchie des coupables du crime contre l'humanité,
on va le voir. Son sujet, donc : les explications de
l'inexpliquable. Comment des hommes le plus souvent très
ordinaires ont pu participer à l'horreur ?
Justifications et excuses. Pour
l'éventuelle justification,
Thomas Kühne a tort, qui n'y croit pas lui-même. Jamais
d'aucune manière les
Bienveillantes n'ont été présentées
ou reçues ironiquement, comme une parodie. Ni même
une parodie qui s'ignore (l'« unwilling
parody ») n'est recevable. Gallimard et Littell sont
vraiment des instances très sérieuses et le simple
fait de ne pas les prendre au sérieux, comme cela n'est que
trop répandu dans la critique universitaire du roman, est un
manque
d'intelligence critique. Th. Kühne, lui, prend l'affaire au
sérieux. La preuve en est qu'il accorde à J. Littell
l'excuse
d'avoir au moins bien fait ses devoirs. Il a raison au sens strict
où l'accumulation des faits est précisément
là pour jouer du réalisme ou du moins de
l'« effet de réel ». En revanche, il ne
faudrait par conforter la critique journalistique qui s'est
pâmée devant l'enquête journalistique, l'auteur
ayant
tellement lu ! Deux cents livres, paraît-il.
C'est J. Littell qui déclare au journaliste
Jérôme Garcin, dityrambique du début à
la fin de l'entrevue, avoir lu
200 livres pour impressionner le bon public (*).
Dès lors, plusieurs questions
se posent du point de vue de la simple recherche historique.
S'agit-il de 200 « livres » ?
Normalement, dans le cadre d'un travail de recherche, on lit des
livres, mais aussi des articles et des documents de toutes sortes.
Avant d'entreprendre mon travail sur les fameux saints Martyrs
canadiens, j'avais établi une bibliographie de 600 titres;
ma bibliographie des études littéraires sur la
Nouvelle-France en compte
actuellement mille neuf cent cinq (mettons 2000 entrées).
Ce ne sont pas deux cents titres qui vont m'impressionner. Or,
justement, l'affirmation est très inquiétante par sa
suffisance : croyez-moi, car j'ai lu deux cents livres !
Le roman devrait pour le moins donner la courte liste des ouvrages
qui ont
inspiré directement la rédaction, comme le font
les auteurs de romanquêtes honnêtes envers leurs
sources (romanquête, comme l'a peut-être
inventé Édouard Husson). Plus encore, il ne faut pas
oublier qu'il y a une
différence radicale entre l'information (il a lu 200 livres)
et la compréhension (il n'y a manifestement rien
compris !) : la maîtrise d'un sujet ne se mesure
jamais à la somme de ses informations, mais d'abord et avant
tout à leur compréhension. Bref, si le roman de J.
Littell était bien informé, il ne s'ensuivrait
nullement qu'il serait bien formé et informerait
correctement. À mon avis, la preuve est faite que tel n'est
pas le cas. Après cette digression, revenons à
l'analyse
critique qui nous occupe.
Manifestement, Thomas
Kühne maîtrise parfaitement bien son sujet. Le
« roman historique » de Jonathan Littell, comme
la série télévisée Holocaust
(1978) ou la Schindler's List de Steven Spielberg (1993),
devrait interpeller les historiens : c'est le rôle des
oeuvres d'art populaires. Qu'en est-il des
Bienveillantes ? Th. Kühne interroge donc la
« thèse » du roman, qui est
évidemment essentielle : pourquoi ?
comment ? Est-ce que des hommes ordinaires, vraiment, ont pu
perpétrer le crime aussi extraordinaire que fut
l'Holocauste ? Thomas Kühne passe donc minutieusement en
revue les interprétations à ce sujet, les classant
selon les dispositions et les situations des intervenants ou
plutôt les types divers d'interventions criminelles et les
degrés de criminalité. Même le caricaturiste
(l'épithète est de moi) Daniel Jonah Goldhagen n'a
peut-être pas tout à fait tort : on trouve bien
au coeur de l'appareil un noyau d'imbéciles qui pensent le
peuple allemand dans la perspective stricte du
national-socialisme raciste et antisémite. En
réalité, ces interprétations ne sont pas
exclusives, ni univoques. Les Allemands impliqués dans
l'Holocauste (car tous ne l'ont pas été, au
contraire, l'Allemagne ayant connu ses
« résistants ») l'ont été
à plusieurs niveaux, chacun pour des raisons
différentes et souvent pour plusieurs raisons chacun.
Pour Thomas Kühne, la symphonie de
Jonathan Littell s'amuse bien à jouer la
représentation de toutes ces interprétations, mais
aucune ne correspond en fait à son héros. Maximilien
Aue est un personnage typique de toutes les formes de
dénégations de la responsabilité. Plus de la
moitié de la communication consiste à classer
l'antithèse des explications, soit les justifications qui
veulent nier ces motifs. Maximilien Aue est en fait un
« bon bougre » (a « good
guy »), comme tous ces criminels, de tous les niveaux,
qui se sont réveillés au lendemain de la guerre
devant leur miroir. Les yeux au ciel, ils se sont dit à
eux-mêmes, tout comme Littell le fait répéter
sans cesse à Aue, pour que cela entre bien dans la
tête du lecteur, combien ils étaient tristes d'avoir
été victimes, victimes de Hitler (of « an
ominous order of Hitler »), victimes d'un système
politique épouvantable, victimes de politique sociales et
économiques « européennes »,
victimes d'une aveugle bureaucratie, victimes même de leur
aveuglement. Th. Kühne est cinglant en développant
toutes
ces facettes des justifications (du « discourse of
victimization ») des bourreaux, des criminels et des
responsables, tout comme des malheurs qui s'ajoutent au
pauvre narrateur de J. Littell, son enfance difficile, son
homosexualité incomprise et ses troubles psychologiques, qui
l'amènent à tuer tout le monde dans sa famille et son
ami Thomas — et justifient toute sa carrière nazie au
service de l'extermination des juifs. Bref, si l'on oublie la
diarrhée et le vomi, c'est là le destin des
héros de la Grèce antique. Toutes les excuses sont
bonnes (psychologiques, politiques et culturelles, pour citer
textuellement Th. Kühne).
(*) Note : « Pendant un an
et demi, ce
polyglotte interroge les derniers témoins et les
rescapés, notamment les juifs caucasiens. Il écume
les bibliothèques russes, polonaises, ukrainiennes. Il lit quelque 200 ouvrages sur l'Allemagne
nazie et en particulier le front de l'Est. Il étudie de
près les nouveaux historiens d'outre-Rhin », etc.,
Jérôme Garcin, le Nouvel Observateur, 24
août 2006.
↑ Kuon, Peter,
« From "kitsch" to
"splatter" : the aesthetics of violence in Jonathan Littell's
the Kindly One », conférence
inédite, colloque Écrire la Shoah et la Seconde
Guerre mondiale au XXIe siècle - autour des
Bienveillantes de Jonathan Littell / Writing the Holocaust
and World War II today - on Jonathan Littell's les
Bienveillantes (the Kindly Ones), the Hebrew University of
Jerusalem, 21-23 juin 2009.
On trouve le sommaire ou le projet de la
communication sur le
programme du colloque. Voici un synopsis commenté du
plan et
de l'argumentation que je tire de l'analyse de P. Kuon.
Peter kuon n'a peur de rien. Il cite
longuement et analyse minutieusement quatre passages d'une
extrême violence des Bienveillantes dans le but
d'évaluer l'affirmation des historiens et critiques selon
lesquels le roman de Jonathan Littell dégage un formidable
effet de réalisme authentique, dans ses plus petits
détails.
Les quatre extraits en questions correspondent
à des scènes d'une violence anesthésiée
par une esthétique kitsch d'un aloi que chacun peut juger,
depuis la réalité historique jusqu'à sa
signification purement esthétique. La pendaison de Wolf
Kieper (« The engorged penis »), les
exécutions au ravin de Babi Yar et la collation indigeste
qu'on y sert (« The blood pudding »), la
pendaison de Zoïa Kosmodemianskaïa et son (beau) corps
laissé aux chiens (« The gnawed
breast ») et la belle victime achevée
« comme un fruit mur », toujours à Babi
Yar (« The exploded fruit »).
Trois de ces événements sont
« documentés » et le quatrième
plus que plausible, alors même qu'ils sont soumis à de
très légères modifications, comme des
déplacements par exemple (l'épisode de la pendaison
de Zoïa Kosmodemianskaïa est déplacé du
village de Petrishchevo à la ville de Karkov, de sorte que
l'auteur (?) fait passer symboliquement
l'événement sous les yeux de toutes les forces
d'occupation allemandes). C'est plus efficace.
Ainsi, au fil de ces quatre analyses
textuelles serrées, Peter Kuon n'a aucune peine à
monter que ce ne sont pas les faits qui sont en cause, mais leur
utilisation narrative et esthétique. Que Maximilien Aue
assimile psychologiquement la pendaison et le thème
populaire de l'éjaculation; qu'il rapproche ces victimes,
l'une trop réelle et l'autre trop probable, de
« belles captives » (ce qui pourtant est plus
proche d'un comportement sado-masochiste que de
l'homosexualité d'Aue), qu'il compare les juifs à des
cafards, tout cela pourrait être recevable dans le cadre
d'une description pathologique du narrateur [du type de celles de
Nabokov ou de Grass], n'était la manipulation
littéraire de l'auteur. On trouve en effet dans
les Bienveillantes une rare application de l'aberration
[c'est mon avis, pas celui de l'auteur] bien connue de la
narratologie ayant inventé l'« auteur
implicite » [ce serait même « the
narrator's "second-self" » !, pour parodier le
concept de Wayne C. Booth], ce qui est tout simplement
l'impossibilité de distinguer le narrateur de
l'auteur, phénomène d'autant plus
évident ici que nous avons un « roman ».
Un roman de Jonathan Littell ? non, bien entendu, c'est le
roman d'un auteur, le chroniqueur, l'historiographe
implicite, qui manipule une marionnette, puisque le roman en
question est entièrement constitué d'une
« autobiographie », celle du narrateur
Maximilien Aue.
Du point de vue moral, cela donne tout
bonnement le monologue d'un criminel investi de l'autorité
d'un auteur/chroniqueur (« an SS perpetrator's monologue
that seems to be invested with the author's authority »).
Ce qu'illustrent les quatre scènes de violence
esthétisées, c'est que tout le roman est soumis
à une manipulation narrative où les perspectives
esthétiques et éthiques sont en conflit, ce qui ne
manque pas de produire une puissante monstruosité (a
« successful monstrosity »).
↑ Lacoste, Charlotte,
« Un cas de
manipulation narrative : les Bienveillantes, ou Comment
éveiller le génocidaire qui sommeille en chacun de
nous », Texto, 2009. Se trouve sur la toile en
format pdf :
revue-texto.net
——, « L'extermination comme matière
fabuleuse : les Bienveillantes, ou l'Art de rendre le
nazi fréquentable », Paroles gelées,
vol. 24, printemps 2008, p. 7-30.
——, « De la vigilance critique »,
Témoigner, no 10, juillet-septembre 2008,
p. 61-66.
——, Séductions du bourreau, Paris, PUF,
oct. 2010, 482 p.
L'étude d'« Un cas de
manipulation narrative » de Charlotte Lacoste
présente une rare qualité et c'est d'être une
analyse des Bienveillantes entièrement critique,
défavorable, de la première à la
dernière ligne, rédigée avec le
réalisme d'une ironie cinglante. Et l'annotation double
l'article d'une critique tout aussi radicale de la réception
journalistique du roman, très précieuse, en
particulier pour ses références aux émissions
radiophoniques.
Toutefois, l'analyse commençait
plutôt mal avec une première section intitulée
pourtant on ne peut plus correctement : « La fausse
piste eschyléenne ». Par malheur, C. Lacoste
prend au sérieux le titre du roman découlant de sa
seule dernière phrase pour en proposer de très
nombreux « rapprochements » avec les
Euménides (« Les Bienveillantes »,
les Érinyes, nos Furies romaines, qu'Athéna a
rebaptisées ainsi à la suite du procès perdu
contre Oreste qu'elles poursuivaient) et même toutes la
trilogie d'Eschyle. Or, on trouve partout dans les entrevues de
Jonathan Littell et la critique journalistique de telles
interprétations toutes plus saugrenues les unes que les
autres, puisqu'elles sont évidemment infinies, selon
l'imagination des interprètes. Ces
« interprétations » ne s'appuient et ne
peuvent s'appuyer sur aucun fragment textuel, aucun
élément narratif et encore moins, ce qui serait pour
le moins attendu, le plus petit thème du roman qui
désignerait explicitement ou nettement les
Euménides. Tout, absolument tout, est laissé
à l'imagination du lecteur à partir d'une belle
phrase de six mots qui n'a d'elle-même aucun sens dans le
contexte, le narrateur l'appliquant à la petite tristesse
nostalgique qu'il ressent, à la fin de ses fabuleuses
aventures, devant le cadavre de son ami Thomas qu'il vient
d'assassiner sauvagement dans le zoo de Berlin :
« Les Bienveillantes avaient retrouvé ma
trace ». Et, toc !, voici le titre du roman.
À ce moment précis, pourtant, Maximilien Aue a tout
en main pour s'enfuir en France où il fera dans la dentelle
et ce n'est ni la justice et encore moins le remords des
bienveillantes Érinyes qui le poursuivront, tout le roman le
montre. Au contraire, la dernière phrase du roman et son
titre expriment scolairement le vague à l'âme du
héros, entre le moment de se réfugier en France et
celui de rédiger son... « roman ».
Allusion ridicule de potache aux tragédies d'Eschyle. La
culture grecque, dans ce roman, se ramène aux fesses d'une
belle statue d'Apolon et au jeu scolaire de l'Oreste de
Sophocle, où le narrateur en transe se trouve aussi beau que
sa soeur. C'est là de la culture
(hellénique) ?
Cela dit, Charlotte Lacoste ne manque pas
d'imagination, n'en ayant pas moins que les thuriféraires de
la « culture » de Jonathan Littell. Mais elle
ne manque pas non plus d'esprit critique, de sorte qu'elle
construit sur une « interprétation »
eschyléenne une analyse très juste. Le roman
historique sur la Shoah se double d'une
« tragédie » déroulant la vie et
les crimes personnels de Maximilien Aue; dans ce contexte, les
Bienveillantes sont les Érinyes qui pourchassent Oreste pour
le juger et qui, perdant leur procès, devront au contraire
l'acquitter à la demande impérative d'Athéna.
Elle en fera même ses protectrices, ses
« Bienveillantes ». Passant de la
tragédie familiale à la trame historique, Maximilien
Aue apparaît alors sous les traits d'Oreste et les
Bienveillantes pour les juges de ses crimes (de guerre). Alors,
qui sont ses juges ? Les lecteurs bien entendu. Si
l'interprétation sort entièrement de l'imagination de
C. Lacoste (et que rien de saurait contredire, puisqu'elle ne
s'appuie que sur des rapprochements), en revanche, il ne fait aucun
doute que Maximilien Aue institue son narrataire (tout comme
l'auteur son lecteur) en juge. « Le récit de Max
Aue, c'est simplement l'oeuvre d'un vieux nazi non repenti, qui
pour égayer ses vieux jours, se paye le luxe de voir un ban
de lecteurs naïfs prendre sa parole au sérieux, mettre
toute leur bonne volonté à le comprendre, et plaider
en faveur de sa réintégration pleine et
entière dans la communauté des hommes »
(conclusion de la première section).
Il s'agit-là de la toute simple
situation narrative (qu'on ne saurait trouver cryptée dans
le titre du roman). Dès lors, l'analyse peut s'en tenir au
contenu immédiat : c'est la banalisation du mal, l'art
d'aveugler son lecteur, celui de présenter
systématiquement le « héros »
comme une victime du destin en incriminant au contraire les
victimes, elles aussi victimes du destin qui ne s'est pas
retourné contre elles tout à fait par hasard. Or, la
« lecture » la plus élémentaire
montre bien le personnage, tel qu'il se présente, n'est rien
de plus qu'un nazi, fasciné et fascinant (au sens actif,
bien entendu), par l'horreur même de ses descriptions
complaisantes. Du point de vue artistique, psychologique et
(im)moral tout à la fois, C. Lacoste propose un très
juste rapprochement avec les « exercices de
style » que sont les Exercices spirituels d'Ignace
de Loyola : il s'agit pour le narrateur de mettre ses
lecteurs dans la peau d'un bourreau et de leur imposer la
composition sensible des lieux, de leur faire ressentir très
concrètement, physiquement et intellectuellement,
l'état du bourreau, « un voyeurisme sadique qui
banalise le spectacle de la mort, et le rend attrayant —
à dessein ».
↑ Laflèche, Guy,
« Une
bienveillante fiction : l'exploitation éditoriale
et romanesque du génocide des juifs par les
nazis », 2007, 2008, 2010. C'est le présent
fichier qu'on trouve à l'adresse
< http://Singulier.info/po/go/jl.html >
dans le recueil « Scandale aux abysses » de
l'Université de Montréal ou « Ce livre [le
Discours d'Yves Gosselin] est une ordure » aux
Éditions du Singulier.
Exposé de la réception.
Thèse irresponsable, déculpabilisante (pour les
nazis) ou culpabilisante (pour les lecteurs), du « roman
à thèse ». Analyse narrative :
découpage événementiel, liste des
dissertations et situation narrative d'une marionnette dans un
décor de carton documentaire; analyse actantielle : la
« psychologie » d'un héros de nombreux
genres populaires (roman « historique », roman
d'aventures, roman sentimental, roman d'énigme
policière, etc.). Un sous-produit commercial sans aucune
valeur littéraire. Une exploitation commerciale du
génocide des juifs.
↑ Leland de la
Durantaye, « Not a novel or Not about
Auschwitz : on Jonathan Littell's les
Bienveillantes », conférence inédite,
colloque Écrire la Shoah et la Seconde Guerre mondiale au
XXIe siècle - autour des Bienveillantes de Jonathan
Littell / Writing the Holocaust and World War II today - on
Jonathan Littell's les Bienveillantes (the Kindly Ones),
the Hebrew University of Jerusalem, 21-23 juin 2009.
À en juger par le sommaire qu'on
trouve sur le
programme du colloque, il s'agit d'une analyse critique
sévère du roman, comparée aux
représentations courantes des
« sensationnelles » horreurs romanesques de ce
que (avec Primo Lévi) il faut bien appeler le plus grand
crime contre l'humanité.
↑ Popkin, Jeremy D.,
« A
historian's view of les Bienveillantes »,
communication inédite, colloque Écrire la Shoah et
la Seconde Guerre mondiale au XXIe siècle - autour des
Bienveillantes de Jonathan Littell / Writing the Holocaust
and World War II today - on Jonathan Littell's les
Bienveillantes (the Kindly Ones), the Hebrew University of
Jerusalem, 21-23 juin 2009.
Le roman historique est peut-être un
genre multiforme et difficile à définir, mais, une
chose est sûre, il implique une présentation et par
conséquent une représentation, une analyse de la
réalité (historique). Dès lors, s'il s'agit
de comprendre, de nous aider à comprendre la Shoah, Jeremy
D. Popkin croit qu'on a une responsabilité qui ne peut pas
être en-dessous de celle de sa grand-mère, Zelda
Popkin, dans Quiet Street (1951), roman historique sur la
création d'Israël. Si elle n'avait pas la
prétention d'écrire un chef-d'oeuvre, Z. Popkin
cherchait du moins à faire une oeuvre vraie. On ne saurait
prétendre au roman historique à moins. Or, les
Bienveillantes sont un incontestable roman historique,
même si J. D. Popkin l'a trouvé détestable
dès le début de sa lecture.
À titre d'historien de l'Holocauste,
ce qu'il enseigne depuis trente ans à l'université,
Jeremy D. Popkin n'a aucune raison de s'opposer à la
publication d'un roman historique sur le sujet, bien au contraire,
puisque, s'il était réussi, un tel roman serait un
instrument pédagogique important pour introduire aux grands
travaux, comme aux sources historiques, les travaux de Raul
Hilberg, Christopher Browning, Daniel Jonah Goldhagen
(antithèse simplificatrice des deux premiers) et Robert Jay
Lifton, en particulier. Et il ne fait pas de doute que Jonathan
Littell les a bien lus pour rédiger son roman — du
moins J. D. Popkin en présente-t-il quelques rapprochements
— qui peuvent être, toutefois, de simples rencontres,
me semble-t-il : la confrontation du roman à ses
sources est à faire, puisque J. Littell ne les a pas
données en appendice à son roman comme ont l'habitude
de le faire les romanciers de « reportages
historiques », par respect pour ceux qui les ont
informés et inspirés. En tout cas, l'auteur rappelle
avec raison que ce n'est pas du tout une primeur que de
représenter la réalité de la Shoah de
l'intérieur, puisque tenter cette compréhension aura
été le premier objectif des historiens dans
l'étude des mémoires de Rudolf Höss et d'Adolf
Eichmann, comme en font aussi foi les entrevues de Gitta Sereny et
de Claude Lanzmann avec Franz Stangl et Franz Suchomel
respectivement.
Malheureusement, le roman historique de J.
Littell est tout sauf une réussite, notamment parce que le
héros du roman n'est nullement, en dehors de son rôle
officiel dans le génocide nazi, un « homme
ordinaire », s'agissant d'un incestueux, d'un matricide,
assassin de son beau-père et finalement de son meilleur ami,
ce qui reconduit la caricature du nazi psychopathe et, bien
entendu, sexuellement déviant. Ce que J. D. Popkin ne
s'explique pas, c'est la fascination de ses collègues
littéraires pour une « fiction », qui,
parce que fictive, forcément, pourrait excuser et même
justifier l'irresponsabilité d'un auteur mettant en
scène autant d'« actes gratuits » dans
l'univers de la Shoah : « For historians of the
Holocaust, who confront an organized negationist movement that
seeks to classify the entire story of that event as fiction, the
possibility that Littell's character will be accepted as a
realistic
representation of "the Nazi mind" is a disturbing one »,
conclut-il.
↑ Rastier,
François,
« Euménides et pompiérisme — refus
d'interpréter », Témoigner,
no 103, 2009, p. 171-190.
Analyse critique de la réception du
roman en France. En réalité, il s'agit de la
réception journalistique du roman par ses
thuriféraires (les historiens : Pierre Nora, Christian
Ingrao, Max Gallo, voire Claude Lanzmann; la lecture
historico-psychologique : Susan Rubin Suleiman; les
psychanalystes : André Green et Julia Kristeva).
François Rastier montre facilement que les
« interprétations » historiques et
psychanalytiques sont en fait des lectures complaisantes
entièrement programmées par l'auteur du roman, roman
dont il entreprend l'analyse critique de chacun de ces points de
vue : utilisation, déconstruction et révision de
l'histoire; projections libidinales d'un freudo-marxisme et d'un
nietzschéo-heideggérisme d'extrême droite
confortées par les révélations
pseudo-autobiographiques de l'auteur sur la genèse
supposée de son roman.
Ces critiques conduisent F. Rastier à
l'analyse littéraire (le style à la
« pédanterie ignare », la culture des
« dîners en ville », dont ses
« incises grossières ») ou, plus
particulièrement, à l'étude des mises en
scènes « littéraires »
opérées par le roman : ce qui commence tout
bonnement avec quatre exemples d'un sordide et abject jeu de mises
à mort où l'auteur s'amuse, du regard voyeur et
jouissif de son héros, pétrarquisant tranquillement
l'assassinat de vraies victimes (Wolf Kieper et Zoïa
Kosmodemianskaïa) ou les charniers d'Ukraine. Le
résultat consiste à renverser le fondement même
du témoignage mis en place juridiquement par les tribunaux
et leur jurisprudence récente pour les crimes contre
l'humanité.
Au bout du compte, François Rastier
nous invite à ne pas jouer le jeu de
l'« interprétation » de ce sous-produit
littéraire, un « produit marchand »
destiné à « vendre de
l'holocauste » paru sous un « pavillon
éditorial prestigieux mais sans doute
complaisant ».
↑ Viard, Bruno,
« Les silences des
Bienveillantes », « Les
Bienveillantes » de Jonathan Littell, éd.
Murielle Lucie Clément, Cambridge, Open Book Publisher,
2010, 352 p., p. 73-86.
Si je rends compte ici de cet article, c'est
parce qu'il est le seul et unique du recueil à s'approcher
d'une analyse critique. Il s'ouvre en effet sur une étude
psychologique qui montre qu'on est en face de deux histoires
scabreuses entremêlées sans aucune justification, sans
raison d'aucune sorte. Narration, histoire et psychologie se
renvoient la balle d'un sujet qui, finalement, ne se trouve nulle
part. Sur cette lancée, toutefois, B. Viard improvise un
long discours fait de fions s'ajoutant les uns aux autres sans
organiser ni une thèse ni même un sujet, saupoudrant
même de place en place les éloges dont on sait qu'ils
sont de très simples faussetés (depuis le
« travail de documentation monumental »
jusqu'au « grand mérite littéraire et
historique » du roman, p. 73 et 79). Bref ce ne
sont là que des impressions, mais elles sont finalement
plutôt négatives, ce qui est tout de même aussi
rafraîchissant que courageux dans le concert symphonique du
recueil où on les trouve.
↑ Waintrater,
Régine,
« les Bienveillantes : intimité
forcée ou intimidation ? »,
Témoigner, no 100, juillet-septembre 2008,
p. 53-60.
Le bref compte rendu de Nicolas Patin sur
Fabula (fabula.org) permet de comprendre qu'il s'agit d'une
étude narrative montrant que tout oppose le narrateur
prolixe du roman aux bourreaux muets de la Shoah, qui n'ouvrent la
bouche que parcimonieusement, pour se justifier, presque
modestement, en regard de la logorrhée de Maximilien Aue.
Voir le sommaire de l'article sur
elaboratio.com/auschwitz.be/.
Retour au fichier d'accueil
TdM —
TGdM
|