Lorsqu'on mange des tulipes,
faut-il commencer
par croquer la tige, les feuilles ou les pétales ?
Est-il préférable de les servir en vinaigrette ou
à la mayonnaise ? Crues ou cuites ? Certes,
il est clair que la certitude n'existe pas en ce domaine, mais
si j'avais déjà écrit un ouvrage de 250
pages à ce sujet, il serait probable qu'on finisse par
remarquer que mes savants travaux reposent sur quelques a
priori. En tout cas, il serait préférable de
réfléchir encore un peu à ces brillantes
questions, et de résoudre quelques problèmes
préalables, avant d'entreprendre mes
Éléments de cuisine florale : manger
les fleurs modernes... Pourtant, Almuth Grésillon
ne procède pas autrement avec ses
Éléments de critique
génétique : lire les manuscrits modernes.
Qu'est-ce donc qu'un « manuscrit
moderne » ? Peut-on lire n'importe quel brouillon
pour le plaisir de la chose ? Est-ce que la
« critique génétique » se sert
froide ? Sans avoir jamais répondu à aucune
de ces trois questions fondamentales, il peut paraître
difficile de faire tout un livre sur le « manuscrit
moderne » sans passer pour un parfait imbécile.
L'exemple d'Almuth Grésillon est convaincant à cet
égard, mais peut-être le dernier mot n'est-il pas
dit. Il convient donc de situer le sujet qui nous occupera
avant de présenter le livre dont je ferai ensuite le
compte rendu critique, les prétendus
Éléments de critique génétique.
La question préalable se formule alors
ainsi : mais de quoi s'agit-il au juste ? Et la
réponse : mais de brouillons, tout simplement.
La brouillonnologie est l'étude
scientifique des brouillons. Personne n'oserait contester que
voilà une science bien jeune et promise à un
brillant avenir, puisqu'elle n'existe pas encore. Du moins
officiellement. Pourquoi ? Tout simplement parce que nos
brouillonnologues tournent depuis plus de vingt-cinq ans autour
du « manuscrit moderne » comme des mouches
autour du
pot, sans savoir de quoi il s'agit. Le brouillon
représente deux opérations différentes ou
deux sortes de rédaction qu'on désigne par deux
périphrases opposées :
« écrire
au brouillon » (c'est-à-dire
« écrire
sans brouillon ») et « écrire un
brouillon », selon qu'on se propose ou non de se
corriger.
Les résultats de ces deux premières
opérations sont des objets qui peuvent se
présenter sous de multiples formes. On peut toutefois
classer les brouillons en trois catégories
générales : soit d'un côté le
texte rédigé à vif qui restera « au
brouillon » et ne sera généralement jamais
revu, sauf erreurs de faits, de dates, de calcul, etc., comme
l'inscription (la copia) du commis dans un registre, soit
d'un
autre côté le brouillon proprement dit,
c'est-à-dire la rédaction préliminaire
destinée à être corrigée et mise au
net, qui présente elle-même deux
catégories : non pas le brouillon et sa mise au
net, puisque le propre n'est pas un brouillon, mais les deux
états du brouillon, avant et après la correction.
Du point de vue de son résultat, il y aura donc trois
états distincts de brouillons : (1) la
rédaction au fil de la plume, de la machine à
écrire ou du clavier de l'ordinateur d'un texte qui
restera tel et sera lu comme tel, (2) l'écriture d'un
texte de premier jet destiné à être
corrigé et (3) ce premier jet corrigé
destiné lui-même à être mis au net.
Si la rédaction et la correction sont deux
activités différentes, rien n'empêche
qu'elles se fassent en même temps, de sorte que le
« déchet » qu'elles produisent ne permet
pas
toujours de les distinguer. On peut considérer que les
trois sens du mot brouillon ou les trois sortes de brouillons
qu'on est susceptible de rencontrer sont en fait trois
états d'un processus qui peuvent se rencontrer sur une
même feuille dans des proportions fort diverses. C'est le
cas, par exemple, lorsque des notes marginales (des dates de
rédaction ou les consignes non destinées à
figurer dans la mise au propre) accompagnent un texte
corrigé sur quelques lignes qui ont été
rayées après avoir été
recopiées au net plus bas (et bien entendu
travaillées à nouveau). Et les situations
paradoxales sont nombreuses et évidentes. Ainsi la
rédaction d'une lettre sans brouillon, comme on dit,
relève de la première catégorie, tandis que
la transcription d'un acte légal comme un extrait de
naissance tient de la troisième. La position centrale
pourra être la rédaction la plus correcte possible
d'un message électronique (une lettre d'affaire, par
exemple) qu'on prendra simplement le temps de relire pour en
corriger les fautes et les coquilles qui,
précisément, sauteraient aux yeux, la
qualité de la rédaction n'important pas autrement.
À l'école, on append aux enfants à faire des
brouillons, au collège les élèves
apprennent à les corriger. Le brouillon
représente un des mécanismes fondamentaux de la
rédaction pour toute personne qui fait métier
d'écrire. En littérature, nous avons de
très célèbres brouillons d'oeuvres
inachevées, comme les Pensées de Pascal
ou le Tombeau d'Anatole de Mallarmé. Par
ailleurs, depuis une centaine d'années, quelques
écrivains ou leurs héritiers, de nombreux
collectionneurs et d'innombrables commerçants ont
réussi à persuader les institutions publiques
d'acquérir des archives essentiellement
constituées par des brouillons d'écrivains
célèbres. Ces fonds se développant, il
n'en fallait pas plus, depuis une trentaine d'années
environ, pour que des fonctionnaires universitaires se
« spécialisent » dans l'étude de
ces
brouillons. Bien sûr, lorsque j'écris
qu'« il
n'en fallait pas plus », je veux dire que ces professeurs
et ces chercheurs du domaine des études
littéraires, qui n'étaient pas autrement
qualifiés pour faire ces travaux, ont simplement
tiré profit d'une situation aberrante au lieu de
l'étudier et de la maîtriser, voire de la
dénoncer. Bien au contraire, ils sont devenus des
créatures de la chose. Et voilà pourquoi
l'étude scientifique des brouillons n'existe pas encore
aujourd'hui. En revanche, nous avons un fort contingent de
fonctionnaires et d'universitaires spécialisés
dans la « génétique
littéraire »
qui aurait pour tâche d'étudier et d'éditer
les « manuscrits modernes ». Il s'agit tout
simplement d'une coûteuse plaisanterie qui doit être
vigoureusement dénoncée, la « critique
génétique du manuscrit moderne », la CGMM.
Aucune science du
brouillon ne peut relever des études littéraires.
Pour en faire la preuve, je me propose
d'éreinter le manuel de nos savants
adeptes de la CGMM, ces
brouillonnologues
qui s'ignorent. L'éreintement a mauvaise
réputation et c'est bien dommage. La preuve en est
qu'après deux décennies de tartines sans
intérêt, petites tranches de travaux soigneusement
recouvertes de théorie bien sucrée, Almuth
Grésillon a fait paraître ses
Éléments précisément parce
que personne n'avait pris la peine d'expliquer clairement de
quelles confiseries elle fait carrière, ce qui est
finalement devenu le « domaine », la
« théorie », voire la
« méthode » de la
génétique
(littéraire). Une farce. Il est donc grand temps
de le dénoncer. Et il n'y a aucune raison de ne pas le
faire en s'amusant. Aussi j'ajoute un petit sottisier à
la fin de mon compte rendu pour ne pas priver ceux que je
découragerais de jamais lire son ouvrage d'en
connaître tout de même quelques-unes des plus belles
perles. Mais j'espère surtout faire saliver les amateurs
qui ne manqueront pas de se procurer ce manuel qui vaut son
pesant d'or en humour blanc. Ces Éléments,
comme on le verra, constituent probablement, dans le
domaine des ouvrages universitaires, un chef-d'oeuvre
inégalé de comique involontaire. En tout cas, il
est impossible d'en lire le moindre extrait sans rire.
Les Éléments de critique
génétique d'Almuth Grésillon sont
parus aux Presses universitaires de France, avec le concours du
CNRS en 1994. Après une introduction nébuleuse
tournant autour de plusieurs pots et n'arrivant pas même
à définir les études de genèse
(chap. 1), l'ouvrage comprend trois volets qui devraient
correspondre logiquement aux trois parties de la
brouillonnologie : l'objet, son édition et son
analyse. La première partie se fait en deux chapitres.
D'abord la présentation du brouillon et ensuite de toutes
les pièces du dossier de création de l'oeuvre, qui
tiennent bien entendu plus ou moins du brouillon. Mais il faut
dire que le premier des deux chapitres dilue
considérablement la matière assez mince concernant
la matérialité du brouillon manuscrit (le
chap. 2, qui s'intitule « Le manuscrit
moderne :
objet matériel, objet culturel, objet de
connaissance »).
Le second n'arrive pas à situer le brouillon
dans les archives de l'écrivain ou le dossier rassemblant
les pièces de la genèse de l'oeuvre (chap. 3,
« Comment constituer et lire un dossier
génétique »). Mais il est assez naturel
d'être confus lorsque l'on ne sait pas de quoi l'on parle.
Du brouillon ! Les deux parties suivantes sont
inversées, l'analyse littéraire des brouillons
(chap. 4, « Comment lire et interpréter les
dossiers génétiques ? ») est
présentée avant qu'ils n'aient été
édités (chap. 5, « Critique
génétique et édition »), ce qui
serait
assez naturel s'il s'agissait d'édition critique,
mais on se doute bien que l'édition de brouillons
est plutôt de l'ordre de l'édition
documentaire,
c'est-à-dire de la publication de textes pour fin
d'étude et de consultation.
L'ouvrage se présente comme un manuel.
Il est superbe, orné de pas moins de 68 photographies de
manuscrits ou de fragments de manuscrits, dont neuf en couleurs,
hors texte. Mais une dizaine de ces photographies tout au plus
illustrent un point développé dans le manuel,
comme c'est le cas des deux catégories d'éditions
génétiques, « linéaire »
ou
« en tableau » (fig. 35-39), ou dans une
moindre
mesure l'analyse thématique d'un vers de Jules
Supervielle (fig. 43). Pour tout le reste, il s'agit purement
et simplement d'ornementation. Mais bien entendu, ces belles
photographies de beaux brouillons présentés comme
des « manuscrits modernes » concourent
fortement
à mettre en place une représentation imaginaire
du brouillon. Or, ces illustrations mettent en évidence
un paradoxe très important de cet ouvrage dès
qu'on remarque qu'on n'y trouve pratiquement jamais d'exemples
ou d'illustrations venant des études et éditions
génétiques auxquels il est censé
introduire, comme si l'analyse des brouillons n'avait encore
jamais produit le moindre résultat intéressant.
Ce qui pourrait bien être exact, puisque, fait
remarquable, tous les exemples proposés à la
réflexion dans cet ouvrage spécialisé
appartiennent à la biographie, à l'histoire
littéraire et à la critique la plus classique,
comme les annotations de Stendhal tout au long de ses manuscrits
(p. 22), le crayon de Heine lorsqu'il se met au lit et
l'encre bleue dont Vigny se sert durant six mois (p. 42) ou
le rouleau de papier fabriqué par Hélène
Cixous (p. 64). Ce sont toujours des lieux communs au
sujet des brouillons et manuscrits des auteurs, jamais des
résultats d'analyse de genèse faites à
partir de l'étude de brouillons.
Voilà donc une sorte de manuel de
généralités. Aucun étudiant qui
voudrait s'initier aux techniques de la brouillonnologie, aucun
chercheur qui devrait pour la première fois dresser un
dossier de création, aucun professeur qui chercherait un
manuel pour l'enseignement des études de genèse,
personne ne trouvera ici les Éléments de
critique génétique annoncés par le
titre. Pour tous ceux qui connaissent les manuels
d'études
bibliographiques de R. B. McKerrows (1927) et de Philip
Gaskell (1972), il est assez stupéfiant de voir ces
Éléments de critique génétique
paraître à Paris en 1994. Cet ouvrage est si
éloigné du manuel qui permettrait d'apprendre
à décrire et à étudier les
brouillons, qu'il n'arrive même pas à situer ni
à définir ce travail. Et on sera surpris
justement des ignorances qu'il accumule. Il faut dire que la
présentation des techniques et des outils qui devraient
permettre de décrire le brouillon est d'une telle
généralité que la petite section
consacrée à l'« objet
matériel »
(p. 37-76) comprend plus de discussions abstraites (sur le
manuscrit, l'écriture, la rature et la variante) que de
présentations des procédés efficaces
à l'analyse. Pourtant, la description des codex, des
manuscrits et des livres nécessite aujourd'hui une telle
somme d'expériences et d'expertise qu'on s'étonne
de ces généralités au coeur d'un manuel.
En tout cas personne ne saurait entreprendre la description
matérielle d'un brouillon (calligraphié,
tapuscrit, imprimé -- des épreuves d'imprimerie
par exemple -- ou informatisé) à partir de ces
quelques indications sommaires. On ne trouvera même pas
dans cet ouvrage une simple liste systématique et
raisonnée des diverses pièces d'archives
susceptibles de se trouver dans le dossier de genèse d'un
roman moderne, pour prendre l'exemple le plus courant pour nos
adeptes de la CGMM.
Le « dossier
génétique ». Sans prendre en
considération les traces écrites
préliminaires susceptibles de nous renseigner sur la
naissance du projet romanesque et pour s'en tenir à sa
mise en oeuvre, on devrait distinguer (1) la documentation
préparatoire : correspondance, notes de lectures et
compilation de documents divers de plus en plus liés au
projet romanesque; (2) les annotations sur
l' « oeuvre à venir » :
fragments de
correspondance, journaux ou carnets personnels d'idées,
de formes et de fragments du projet, avec ses plans sommaires,
ses programmes, ses consignes, y compris l'accumulation d'un
matériau lexical et thématique encore informel;
(3) les rédactions, à partir du moment où
les brouillons prennent une forme textuelle : plans
détaillés, ébauches et scénarios,
synopsis et premiers jets, corrections en cours
d'écriture, campagnes de corrections et de
transcriptions; (4) les structurations : élagages,
additions et réaménagements ou
réorganisations dans la masse du texte au fur et à
mesure de son développement; et pour finir (5) la mise
au net des manuscrits de lecture, puis du manuscrit de
l'éditeur (objets de nouvelles corrections, de
dernières restructurations et d'ultimes mises au net).
Et il faut encore ajouter (6) les corrections d'épreuves
en placards, puis des épreuves mises en page (d'abord en
feuilleton et encore en volume), de même que les
corrections à l'occasion des réimpressions et les
remaniements lors des rééditions. Voilà
donc cinq ou six étapes d'un processus que la
brouillonnologie devrait étudier de près.
Gérard Genette a déjà
présenté un panorama de ces pratiques,
panorama qui constituait bien entendu une critique
sévère à l'endroit de la
« génétique » (voir le sottisier
à l'article « création »). C'est
l'occasion de s'épargner ces guillemets de protestation,
comme dirait Gérard Genette, la génétique
désignant évidemment les études de
genèse et non ce qu'il faut dorénavant appeler par
son nom, la critique génétique du manuscrit
moderne, la CGMM. Tout ce qu'a
trouvé à dire Almuth Grésillon pour la
défense de la CGMM, donc, plus de cinq ans plus tard, a
été
de poser la question (!) : « Y aurait-il donc
autant
de façons d'écrire un roman que de
romanciers ? » (p. 100). Et cela après
nous avoir offert le petit dépouillement suivant des
pièces susceptibles de se trouver dans le dossier de
genèse : « Que trouve-t-on alors comme
matériaux ? En principe, tout est possible :
liste de mots, carnets de travail, notes documentaires, plans,
scénarios, ébauches, résumés [sic],
essais rédactionnels plus ou moins textualisés,
versions textuelles successives, ultimes réajustements,
copies autographes, copies établies par un copistes,
épreuves corrigées et, même, éditions
revues et corrigées par la main [sic] de
l'auteur »
(p. 95-97). C'est tout. Suivent quelques
généralités sur les méthodes de
rédaction de Balzac, Flaubert, Zola et Proust, à
peine une page. Dans un manuel proposant les
Éléments de critique génétique,
voilà qui est bien simplet.
Décidément, nos brouillonnologues ne sont pas
très savants et, à s'en tenir à leur
manuel, on voit bien qu'ils n'ont même pas encore
commencé à réfléchir
sérieusement sur les diverses formes de leurs
« manuscrits modernes ». Après
vingt-cinq ans
de « recherche », ils ne savent même pas
que ce
sont des brouillons.
Il me semble que l'on peut déduire de
ces lacunes vraiment surprenantes un enseignement important sur
les théoriciens de la CGMM,
c'est-à-dire
les fonctionnaires universitaires commis à
l'étude des brouillons et pièces d'archives
apparentées de nos écrivains modernes : il
s'agit de novices qui se sont improvisés comme des
spécialistes d'un objet qui manifestement leur
échappe totalement. On le voit assez clairement au
chapitre du livre qui s'intitule « Les
généticiens : qui sont-ils ? »
(p. 12-14). La « spécialiste »
explique
très naïvement que leur formation est
inadéquate. D'autant qu'elle ajoute plus loin
(p. 210) que chaque auteur a ses généticiens.
Parce que bien entendu chaque généticien de la secte
CGMM ne se
consacre jamais qu'aux brouillons d'un seul auteur... Or
pourtant ces « spécialistes sans
formation »
sont entourés de véritables spécialistes
dont il est clair qu'Almuth Grésillon n'a jamais
tiré aucun profit. Dans tout son ouvrage, vous ne
trouverez pas cinq lignes sur le travail de l'archiviste et du
conservateur, pas deux lignes sur le bibliothécaire;
absolument rien sur le bibliographe, le philologue et le
spécialiste de l'établissement de texte, et
presque rien non plus à proprement parler sur
l'éditeur. Or, voilà bien quelques
spécialités dont on ne saurait se passer pour
approcher le moindre dossier de genèse.
Plus extraordinaire encore, on l'aura
déjà deviné, cet ouvrage est
rédigé dans l'ignorance la plus complète de
la paléographie ancienne et moderne, comme de
l'étude bibliographique (ou la « bibliographie
matérielle », comme on dit en France). Dans un
manuel consacré aux « manuscrits
modernes »,
réussir à ne jamais évoquer le moindre
spécialiste ni même aucun théoricien des
deux domaines de recherche qui ont mis au point les nombreuses
techniques de description et les méthodes d'analyse des
manuscrits et des livres, cela tient proprement du tour de
force. Ignorer complètement les sciences du manuscrit et
de l'imprimé dans un ouvrage sur les brouillons
(calligraphiés, dactylographiés et
imprimés) des écrivains modernes, leurs fonds
d'archives, je pense bien que ce n'est plus de l'aveuglement,
mais un éblouissement d'ignorance. Il y a là
quelque chose de tellement inattendu, que la formation
inadéquate de ces spécialistes improvisés
est patente. Et pourtant, ce ne sont que deux des ignorances de
ces prétendus savants, dont l'évidence tient
à la matérialité de leur objet.
En effet, il est à mes yeux une
ignorance bien plus importante, s'agissant de l'étude et
de l'édition des brouillons, et c'est celle des
études philologiques et des techniques
d'établissement des textes. Comment voulez-vous, bonnes
gens qui prétendez étudier la textualisation,
ignorer les sciences fondatrices des études textuelles,
celles qui seules vous permettaient de saisir la naissance du
texte dans l'avant-texte, la rédaction et les
mécanismes en oeuvre dans le brouillon, de même que
les procédés d'écriture, l'acte
d'écrire et de se corriger ? Car il faut choisir
ici entre l'étude psychologique du mécanisme ou
celle des produits de la textualisation. Comment
présenter avec quelque sérieux les
problèmes et les méthodes de l'édition des
brouillons ou des dossiers génétiques
(p. 177-202), alors que de toute évidence on ignore
tout des questions les plus élémentaires de
l'édition critique ? Qu'on ignore la
différence entre l'édition documentaire et
l'édition commentée, entre l'édition
diplomatique et l'établissement critique, entre
l'étude de texte sous la forme de l'édition et la
synthèse d'études diverses sous la forme de
l'édition critique, autant d'ouvrages scientifiques dont
les pratiques d'établissement textuel sont très
différentes. La petite section préliminaire de la
bibliographie intitulée « Quelques éditions
génétiques récentes » (p. 248)
fait la preuve éclatante du peu de sérieux de
l'ouvrage à cet égard. Il n'est pas
nécessaire d'être grand clerc pour deviner que les
questions de variantes, de leçons et de versions
connaissent d'innombrables solutions,
dont on ne trouve pas un seul mot dans ces
Éléments, alors qu'une bonne part de
l'ouvrage porte sur l'édition de brouillons qui, dans la
conception fabuleuse qui en est proposée, les multiplie,
ces variantes, leçons et versions.
Et ce n'est pas tout. Figurez-vous que les
études de genèse ne sont pas nées en 1970,
comme la CGMM. Les
études de sources et de genèse se sont
établies il y a plus d'un siècle dans les
études littéraires. Et bien entendu ces
Éléments de critique génétique
les ignorent totalement. Pourtant, on ne saurait trouver
un volume de la collection des « Textes
littéraires
français », par exemple, qui ne comporte pas une
section de son introduction, parfois d'importantes notices et
une bonne part de son annotation sur la genèse du texte
édité. Les études de genèse et les
analyses littéraires s'appuyant sur des recherches de cet
ordre ne se comptent plus aujourd'hui. L'essentiel des ouvrages
critiques sur les Essais de Montaigne et les
Pensées de Pascal sont des études de
genèse au sens le plus strict. Les études de
sources et de genèse nous viennent de la Renaissance
depuis le XVe siècle européen et ont
été largement popularisées par les
bollandistes au XVIIe siècle : elles impliquent
qu'on ne saurait étudier un texte sans en connaître
les sources textuelles et les mécanismes de transcription
qui les exploitent, sources et rédaction qui font
l'essentiel de la genèse d'une oeuvre.
L'essentiel, en effet. Avant de
déclarer péremptoirement qu'il s'agit là de
la « genèse externe » pour l'opposer
à
une prétendue « genèse interne »
qui
serait limitée à l'étude des brouillons
(p. 100), il faudrait expliquer comment l'étude des
brouillons peut correspondre à une analyse
« interne » de l'oeuvre. À ce que l'on
sache,
les
brouillons d'un texte n'en font pas partie. Or, il est important
de rappeler à ce propos une pratique fort simple et pour
bien dire élémentaire de l'édition
critique. La réécriture d'un texte source
présente généralement beaucoup plus
d'intérêt que la correction d'une première
version pour l'établissement d'un texte. Et par
ailleurs, cette correction sera d'autant plus utile à
l'étude et à l'établissement du texte
qu'elle se trouvera nettement isolée sur un support
ultérieur à la version initiale, et non sur le
même support que le premier jet (corrigé en
même temps, après ou à plusieurs reprises en
regard du processus de rédaction); et en corollaire,
bien entendu, on peut dire que la seconde version sera
nécessairement plus difficile à apprécier
si elle est sur le même support (et d'autant plus que le
brouillon de premier jet sera corrigé
sévèrement et à plusieurs reprises). Bref,
un des principes de base de la brouillonnologie veut qu'il
faille travailler d'autant plus que les résultats seront
moins importants, plus aléatoires et parfois peu
intéressants. C'est la règle du plus grand effort
et du moindre intérêt. Résumons :
pour l'étude de la genèse de l'oeuvre, la
genèse interne, il y a plus d'enseignement
à tirer de la réécriture de Plaute par
Molière ou d'ésope par La Fontaine, avec l'analyse
des rééditions de ces oeuvres, que de tous les
brouillons que l'on voudra. La confrontation de l'Origine
des fables et de l'Essai sur l'histoire de
Fontenelle aura plus d'importance pour l'étude de
genèse que l'analyse des brouillons manuscrits si on les
possédait. Or, il ne s'agit pas seulement de mesurer
l'importance relative de l'étude des brouillons par
rapport à celle des sources et des
rééditions; il faut seulement constater que, vu
leur importance considérable pour l'étude de la
genèse, on ne saurait ignorer complètement dans un
manuel de CGMM la
recherche, l'analyse et la critique des sources qui se sont
imposées depuis le XVIe siècle et dont les
techniques se sont développées depuis le
siècle dernier; on ne peut pas non plus tout ignorer des
travaux de réécriture et des palimpsestes
lorsqu'il s'agit d'évaluer le processus même de
rédaction en cause dans les brouillons. Pour les
étudiants et les néophytes qui vont se procurer et
utiliser l'ouvrage publié aux Presses Universitaires de
France, il y a là une
« désinformation »
tout à fait indigne de l'édition universitaire.
C'est un scandale.
En fait, l'objet de la CGMM ne serait
nullement la description et l'étude des brouillons. Il
s'agirait d'étudier les mécanismes de la
rédaction et les impératifs de la création.
Dans cette perspective, c'est plutôt le mécanisme
de rédaction de ces Éléments de
critique génétique qu'il faudrait
interroger : une série de questions, quelques
citations et de belles phrases creuses permettent de passer, de
page en page, à un nouveau sujet, sur lequel on posera
une autre série de questions sans portée, ou bien
de grandes questions sans réponses, ou bien encore des
questions précises auxquelles il fallait avoir
répondu avant d'entreprendre la rédaction d'un
manuel. Quoi encore ? De nombreux truismes aussi et
beaucoup de sottises (voyez le sottisier !). En fait,
jamais rien n'est étudié en profondeur, aucune
question n'est présentée de façon
systématique et il va sans dire que le sujet même
du livre, la brouillonnologie, ne fait l'objet d'aucun
état de la question le moindrement sérieux, ce qui
impliquerait une étude bibliographique et historique
rigoureuse des travaux de l'école, de ses maîtres
et de ses disciples, depuis 1970. On sera frappé
à ce propos de l'indétermination qui
caractérise cet ouvrage où l'on traite bien
souvent des écrivains, à l'article
indéfini (p. 47), à propos d'autres
phénomènes qui affectent certains
manuscrits (p. 47), sans parler de certains
spécialistes qui considèrent les choses de
façon différente d'autres (p. 70)
sur rien moins que la définition du « manuscrit
moderne », au coeur même de l'ouvrage sur ce sujet,
pour savoir si l'expression devrait désigner le brouillon
ou sa mise au net...
En effet, ce manuel est en
réalité une sorte d'ouvrage de propagande
destiné à populariser les idées de
l'école. Car il s'agit bien d'une école. Il
suffit de jeter un coup d'oeil à la bibliographie pour
constater que les vedettes de la CGMM se
publient entre elles dans le cadre de recueils d'actes de
colloque, de numéros de revue et autres ouvrages
collectifs, généralement subventionnés par
le CNRS de Paris, dont le noyau est l'Institut des textes et
manuscrits modernes (ITEM) d'où gravitent les
équipes ou les groupes subventionnés par auteur
(Flaubert, Gide, Pérec, Proust, Valéry, par
exemple). Mais de tout cela, jamais le moindre ouvrage n'a eu
depuis vingt-cinq ans un impact important sur les études
littéraires, à en juger du moins par le manuel qui
devrait précisément les présenter. Qu'est-ce
à dire ? Qu'il s'agit d'une vaste mystification
dont plusieurs jeunes chercheurs et de très nombreux
étudiants ont fait les frais ? Oui, c'est
exactement cela, même s'il faut faire la part entre les
travaux pratiques et les fumisteries théoriques.
Pourtant, les Éléments de critique
génétique n'introduisent même pas aux
études littéraires faites explicitement dans la
perspective de l'école, et pas autrement que par la liste
succincte de la bibliographie (p. 249-253), car les travaux
cités dans le corps de l'ouvrage sont très peu
nombreux (et je dirais fort peu significatifs de tous les
chercheurs qui ont voulu profiter de la mode ou qui en ont fait
les frais au cours des deux dernières décennies).
En revanche, sont bien en place tous les trémolos
stylistiques et les trémoussements théoriques qui
entretiennent une conception romantique du « manuscrit
moderne » sur lequel repose l'industrie de la critique et
de l'édition génétiques telles que
conçues par la CGMM. Comme on peut le
déduire de ce qu'on a vu jusqu'ici, il ne s'agit ni d'une
méthode, ni d'un domaine de recherche et encore moins
d'une théorie, c'est-à-dire de
l'élaboration d'une problématique par des travaux
de recherche concrets. Non, il s'agit tout simplement d'une
représentation poétique, idéaliste et
réductrice de cet objet assez simple et fort courant
qu'on appelle un brouillon.
De ce point de vue, les
Éléments de critique génétique
sont un véritable poème de la chose, une ode
au « manuscrit moderne », un chant lyrique
à la
gloire du brouillon. D'un certain brouillon, bien entendu, pas
de celui que nous mettons tous les jours à la poubelle,
ni même de ces brouillons d'écrivains qui
reformulent « proprement » les versions de
l'oeuvre en
cours (sans laisser d'autre trace des corrections que les
réécritures) et encore moins de ces écrits
qui, de l'antiquité à nos jours, ont
été jetés sur le papier pour conserver la
mémoire d'idées et de faits pris sur le vif, sans
aucune intention d'en reprendre la rédaction. Ni
copia,
ni premier jet, ni version corrigée, le brouillon
fabuleux de la CGMM est
en
réalité une création imaginaire
postulée par les études susceptibles de s'y
appliquer. La tautologie s'exprime ainsi : le manuscrit
moderne est le brouillon que la génétique
rêve d'étudier (d'où la
célèbre définition : la
génétique est l'analyse des manuscrits modernes,
au lieu d'être l'étude de la
genèse des textes). Ce brouillon imaginaire, c'est
le « manuscrit de travail » (cf. le sottisier),
le
« manuscrit tabulaire » (p. 66),
« l'écriture en gestation, traversée de
ratures et d'hésitations » (p. 71), les
brouillons des grands écrivains (car il va sans dire que
« les manuscrits des grands écrivains sont en
général plus riches en travail d'écriture
et de réécriture que les autres »,
p. 207). Voilà donc de quoi il s'agit :
« l'espace manuscrit est délié de toute
contrainte, l'écriture y évolue en toute
liberté, la ligne horizontale y perd bien souvent ses
droits, tant la vectorisation des graphismes peut être
multiple : blocs erratiques, entrelacs d'écriture,
agencés dans l'espace selon quelle loi et dans quel
ordre ? » (p. 51). Voilà encore
« le
plaisir visible de laisser partir la plume là où
elle veut, de la laisser courir, délestée des
règles d'un ars bene scribendi, dans tous les
sens » (p. 54). Tout cela n'a pas grand-chose
à voir avec la réalité, bien entendu, car
le manuscrit rêvé est tout simplement le brouillon
de deux ordres, soit le premier jet faiblement
textualisé, soit le brouillon fortement corrigé;
dans le premier cas nous sommes dans la perspective d'une
textualisation en devenir, dans le second cas d'un premier jet
qui se perd sous les ratures, additions, corrections et
développements. La caractéristique la plus
évidente de ces deux états extrêmes du
brouillon est que le texte en sera de
lecture malaisée; il suit que les analyses
littéraires en seront d'autant plus difficiles,
probablement aléatoires et très souvent de peu de
profit. Et voilà précisément ce qui
plaît à l'édition et à la critique
génétiques. Pourquoi ? Puisque ce n'est
manifestement pas l'amour de la difficulté qui est en
cause, alors ce pourrait bien être l'inverse, la
facilité avec laquelle on passe pour savant lorsqu'on est
spécialiste du nombril des canards (je parle du savant
brouillonnologue qui se spécialisera dans l'étude
des brouillons de Walt Disney et qui ne manquera pas, en
cherchant bien, de découvrir le nombril de
Donald !).
Tout cela constitue la première
étape de la CGMM où le
poème lyrique porte très souvent sur la
calligraphie, alors que le commentaire tient de la graphologie.
Il faut lire les superbes trémolos de la savante
théoricienne sur « les marques chatoyantes
et
fragiles d'une subjectivité » (p. 49), les
« tracés réguliers et
contrôlés » (p. 48) :
« partout transparaît quelque chose d'un pouvoir
élémentaire, difficile à expliquer, mais
fondamental pour l'acte d'écrire » (p. 45).
Et
c'est bien entendu sans parler du pouvoir de la
« main », expression vivante du
« corps »
de l'écrivain, « mise à nu du corps et du
cours de l'écriture » (p. 7), car dans les
rêveries d'Almuth Grésillon les auteurs transpirent
beaucoup, en plus d'être douloureusement affectés
de divers tremblements émotifs (p. 45, 234),
« signes intimes d'une main, respirations changeantes
d'un
corps » (p. 43). Le brouillon témoigne des
« lambeaux du corps » ! (p. 208).
Ainsi
voyons-nous « le corps de l'écriture s'inscrire
sur
la page » (p. 13), l'auteur « s'immergeant
à corps perdu dans l'écriture »
(p. 66).
Travail assez essoufflant d'ailleurs : « traits que
l'on voit courir sur une feuille, s'arrêter, revenir en
arrière, esquisser des ratures, se serrer ou se donner de
l'air, s'appliquer ou se crisper, se hâter ou se bloquer;
signes intimes d'une main » (p. 43). Bref, nous
avons
là tous les stigmates d'une sacralisation de la
rédaction romantique, celle de l'auteur en transe, dont
le manuscrit est censé porter les bavures. À ce
niveau
d'infantilisme magique, il faut bien que le spécialiste de
CGMM
soit un peu cartomancien. Mais ce
n'est pas assez : le brouillonnologue est également
un neurologue ! « Du neuronal au verbal »
(p. 17).
En effet, ce brouillon imaginaire est
censé porter les traces de la genèse d'une oeuvre
ou plus précisément de l'écriture en acte
qui se déploie à partir d'un « projet
mental » sur la feuille de papier où se voit
l'« écriture en gestation ». Cette
seconde
étape de l'analyse génétique est
ressassée à peu près à toutes les
pages du manuel. Disons que de tous les
Éléments de la critique
génétique, c'est le plus
élémentaire : il faut bien que la
génétique étudie un peu la genèse.
Mais puisqu'il est établi qu'elle ne fait pas
d'étude de genèse (disqualifiée on le sait
à titre de genèse « externe »,
p. 100), la génétique va se mettre à
la psychologie de la création pour rêver sur
« les processus par lesquels un projet mental devient
texte » (p. 43), le « processus
créatif
qui conduit d'un projet mental à une oeuvre »
(p. 95). Arrivera-t-on à « percer le secret
du
passage du cerveau à la main » ?
(p. 221).
Malheureusement, ces schémas conçus « dans
la
tête » (p. 101) de l'écrivain posent
quelques problèmes de méthode :
« quelque chose fait cependant encore défaut.
Comment passer de l'observable brut du manuscrit, qui est un
tracé figé et inerte, au niveau des
opérations ? Comment traduire l'écrit en
acte d'écriture, tout en sachant qu'une quelconque
remontée à l'origine -- aux neurones de
l'écrivain — est illusoire ? »
(p. 149).
Comment ? mais à l'aide de la psychanalyse, bien
entendu. « À l'époque de Freud, les
éditeurs
découvrent confusément la vérité
cachée des états manuscrits précoces [comme
les éjaculations du même nom : nous sommes
bien en psychanalyse], les révélations des
premiers jets [pollutions manuscrites nocturnes ?],
bien souvent barrés, donc niés, enfouis »
(p. 182). Malheureusement, Almuth Grésillon ne
désigne aucun de ces généticiens
précoces et très actifs de l'époque
freudienne.
À ce propos, Almuth Grésillon va
développer dans son ouvrage un délire
d'interprétation vraiment fascinant. Au lieu de
comprendre qu'on passe au cours du XVIe siècle de la
compilation à la confrontation des manuscrits, puis au
XIXe siècle à la confrontation des imprimés
et à la recherche des versions authentiques (de
l'édition princeps, confrontée à ses
sources et corrigée avec ses brouillons et ses manuscrits
sur la dernière édition revue par l'auteur,
l'édition « définitive »); au
lieu de
comprendre que le traitement des manuscrits tient à
l'histoire de l'édition; au lieu de comprendre que la
conservation des fonds d'archives d'écrivains modernes
tient d'abord et avant tout à leur valeur marchande,
puisqu'on y amalgame les brouillons et les manuscrits,
tandis que ces archives ont justement
généré
la CGMM,
c'est-à-dire qu'ils ont rendu possible la brouillonnologie;
bref, ne comprenant pas grand chose, elle imagine (ce qui est
bien difficile à comprendre !) que les auteurs qui
ne figurent pas dans nos fonds d'archives, des origines à
nos jours, cachaient honteusement leurs brouillons,
détruisaient les traces compromettantes de leur
rédaction et faisaient disparaître tout papier
incriminant qui pouvait porter la trace indécente de leur
écriture. Ils auraient tous été atteints
du syndrome du « texte définitif ».
« Le
brouillon, trace d'égarements et de fourvoiements, face
nocturne de la création, n'avait pas à être
exhibé au grand jour, en tout cas pas à un oeil
étranger. Le moyen le plus sûr d'éviter des
compromissions publiques [sic] fut bel et bien la destruction
pure et simple » (p. 83). Selon Almuth
Grésillon, il a fallu attendre les romantiques allemands
et leur « expression d'un sujet
créateur »
(p. 83) pour voir enfin les auteurs surmonter leur pudeur
et accepter de « partager le secret de la
création » (p. 3),
« révéler
le secret de la fabrique » (p. 13). Prenons un
exemple précis (p. 92). Est-ce par pudeur que
Stéphane Mallarmé demande à sa femme et
à sa fille de brûler après sa mort le
« monceau demi-séculaire de (ses)
notes » ? Pas du tout, même s'il invoque le
respect de son art précisément parce qu'il sait,
lui, comme Nathalie Sarraute et Claude Simon (p. 90), le
bon sens le dit, qu'un brouillon est un brouillon, tout
simplement. « Il n'y a pas là, écrit-il,
d'héritage littéraire » et voilà
l'essentiel. Il faut dire que le poète appelle
prosaïquement
« déchets » les dossiers de
genèse de ses oeuvres publiées. Et ses brouillons
n'ont, dans son esprit, aucune valeur pour quiconque et en
particulier aucune valeur commerciale. Et, en ce qui concerne
la valeur d'usage, il suffit d'avoir eu une fois sous les yeux
le brouillon du Livre de Mallarmé (dossier
édité et étudié par Jacques Scherer
en 1957) pour comprendre que l'analyse psycho-historique
d'Almuth Grésillon sort tout entier de son
imagination : la moindre des difficultés c'est bien
de déchiffrer et de transcrire le brouillon, son
édition, puisque le défi consiste à
l'étudier comme tel, sinon simplement à le lire.
Et Dieu sait que les lecteurs de Mallarmé ont l'habitude
de l'hermétisme. En tout cas, nous sommes bien loin de
la situation qu'imagine Almuth Grésillon en postulant son
brouillon fantasmatique comme une opération à
cerveau ouvert des facultés créatrices de son
auteur... La neurologie imaginaire de la
génétique.
La première étape, celle de la
rature. La seconde, celle du système
cérébro-spinal inconscient qui commande la rature.
Troisième étape, l'aboutissement, celle de la
littérature ? Voilà justement le danger dont
ne saurait trop se garder la génétique. Il
s'intitule la « téléologie » qui
est
l'« illusion finaliste »,
« l'idéologie du texte [sic] : le
texte comme cette forme parfaite, achevée, vers laquelle
tend inexorablement tout le magma avant-textuel des
brouillons » (p. 136). « Le
dieu-texte »
(p. 137). Si, en rédaction, on fait des brouillons
pour les corriger et en arriver au propre, en brouillonnologie,
c'est logique, on doit s'intéresser aux brouillons. Mais
il ne s'ensuit pas qu'on doive oublier qu'il s'agit d'une
étape de la rédaction... Or, c'est bien ainsi
qu'il en est pour les théoriciens de la CGMM, qui ne savent
pas qu'ils sont brouillonnologues. Ils étudient
l'« avènement de la beauté »
(p. 207), la « littérature en train de se
faire » (p. 205, n.), l'oeuvre en devenir ou, mieux,
le « devenir-oeuvre » (p. 205, 206).
Comme on
appelle avant-texte l'ensemble des brouillons et pièces
assimilées qui précèdent le texte et que
ces brouillons par ailleurs semblent précisément
avoir été conçus en fonction du texte, les
littéraires qui rêvent au fonctionnement
neurologique de l'acte génétique sont souvent
tentés de s'intéresser à ce qu'ils
devraient tout de même connaître un peu, le texte.
Faut pas. Le texte du brouillon ? On doit savoir s'en
tenir aux processus génétiques du texte en
gestation. Et c'est ainsi que la génétique
s'acharne à « démystifier »
l'oeuvre, le
texte, le texte dit définitif. Bien entendu, elle se
laisse emporter par sa logique. Car il est assez évident
qu'un dossier de genèse n'existe qu'en fonction de
l'oeuvre en cours, qu'elle ait été achevée
ou non (p. 109) et il est assez saugrenu de penser qu'un
tel dossier pourrait exister sans projet d'écriture. Le
bon sens le plus élémentaire dit qu'un brouillon
est une opération de rédaction et qu'il s'agit
nécessairement du brouillon d'un texte, même dans
le cas de la copia où le « texte » reste
au
brouillon. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître,
les théoriciens de la CGMM en viennent à penser qu'on
peut rédiger sans vouloir écrire.
Ici, je crois qu'il faut réagir
vigoureusement à l'irresponsabilité probablement
inconsciente et ignorante de la CGMM :
« L'édition critique est un
exemple éloquent [de téléologie] : le
telos, c'est le texte, sous sa forme parfaite,
achevée, ne varietur; c'est donc lui qui va
conférer un statut à la galaxie de variantes, qui
auront ou n'auront pas le droit de figurer dans l'appareil
critique. Le critère déterminant pour la
sélection d'une variante réside dans le fait
qu'elle illustre ou non ledit telos »
(p. 137). Rien n'est plus faux et, pour bien dire, plus
absurde s'agissant d'édition et d'établissement
textuel. Voici une affirmation vide sens d'une parfaite rigueur
logique : « La démarche
téléologique renvoie donc à un idéal
de finalité, d'efficacité et de
perfection »
(p. 137); elle ne saurait s'appliquer à aucun des
objectifs de l'édition critique, bien entendu.
D'ailleurs la notion même d'oeuvre conçue comme un
« texte », un « texte
définitif »
n'existe tout simplement pas en ce sens. En ce qui concerne
« l'édition définitive »,
elle
ne peut provenir que d'une réédition
déclarée telle par son auteur ou son
éditeur : c'est la dernière édition
que l'on compte publier de son oeuvre, celle qui « fait
autorité ». Dans ce cas et dans ce cas seulement
le
concept correspond à peu près à ce qu'on
appelle parfois maladroitement « l'édition du
texte
définitif », qui désigne simplement
l'établissement du texte à partir de la
dernière édition revue par l'auteur. Il s'agit
là de questions classiques et toujours débattues
dans le domaine de l'établissement textuel. Dès
lors il y a quelque chose de tout à fait irresponsable
à lancer l'idée que les travaux d'édition
critique consisteraient à « figer » un
Texte,
comme s'il s'agissait d'un caprice. Depuis la Renaissance,
c'est la connaissance critique, l'honnêteté
intellectuelle, le respect des textes, des lecteurs et des
auteurs qui ont conduit à mettre au point la notion de
texte autorisé, établi, sûr. Depuis fort
longtemps, dans ce domaine, on a imposé et nuancé
le concept du « texte idéal » qu'on ne
cessera
jamais de développer et qui est une des grandes
conquêtes des études textuelles après trois
siècles. Il garantit simplement qu'on ne fait pas dire
n'importe quoi à qui que ce soit. Jamais ni d'aucune
manière ces concepts fondamentaux n'ont eu ni pour objet
ni pour effet de sacraliser la version finale d'un processus de
rédaction par rapport à ses multiples
possibilités, bien entendu, comme le laissent pourtant
entendre la CGMM avec
son invention du « texte définitif »
(p. 3, 138). Il faudrait être complètement
analphabète et n'avoir jamais été en petite
classe pour ignorer que la rédaction, et a fortiori
l'acte créateur, est un processus fort aléatoire.
Et je pense qu'il est difficile d'ignorer les affres de nombreux
écrivains comme Réjean Ducharme qui ne se
résignent jamais à remettre à leur
éditeur des versions finales qu'on doit pratiquement leur
arracher. Alors, que par ignorance nos
adeptes de la CGMM viennent nous dire, en jouant sur les
mots, que le texte n'existe pas alors même qu'ils
inventent la notion de « texte définitif
», je
crois qu'il n'y a là qu'une incongruité
d'irresponsables cuistres. Utiliser les brouillons pour
établir le texte, technique de base de l'édition
critique, voilà qui les conduit à cette
idée d'un « texte » sacralisé par
rapport à ses brouillons, un renversement de perspective
digne d'un hurluberlu confondant la téléologie et
la publication, la fin du monde et l'achèvement de la
rédaction. Après l'enseignement désastreux
de la contraction de texte au collège, voici donc le
big crunch de la CGMM.
Voilà qui nous vaut le poème ou
du moins l'étude poétique, fantasmatique et
hallucinante du non-texte par des textologues travestis en
neurologues du Saint-Esprit, en gynécologue de
l'Immaculée Conception ou proprement en
généticien de la Genèse, ce qui produit
d'assez piètres études littéraires, bien
entendu.
Justement, la question qu'il aurait fallu se
poser dès le départ (depuis vingt-cinq ans) est
simplement de savoir si la
« génétique »
relève des études littéraires. Son objet,
et en particulier le brouillon imaginaire où les
processus d'écriture seraient enregistrés sur
papier, ces mécanismes qui auraient été mis
en oeuvre pour créer ce qu'on ne se propose nullement
d'étudier, un texte. Tel est bien l'objet de la
« génétique littéraire ».
La
question est claire dès la première page du
manuel qui se propose d'étudier « les
manuscrits de travail des écrivains en tant que support
matériel, espace d'inscription et lieu de mémoire
des oeuvres in statu nascendi » (p. 1).
Dans l'état actuel des études de
génétique telles qu'elles sont
présentées dans ces Éléments de
critique génétique la réponse est
évidente : la brouillonnologie ne fait et ne fera
jamais partie des études littéraires.
La preuve que j'en proposerai est si simple
qu'elle peut se formuler en une phrase : l'oeuvre
littéraire, comme toute oeuvre d'art, échappe par
définition aux aléas de sa fabrication si celle-ci
n'y est pas matérialisée. Autrement dit, puisque
les brouillons de Madame Bovary ne sont jamais ni
d'aucune manière impliqués par le roman de
Flaubert, ils ne sauraient rien nous apprendre sur lui.
Attention, je ne dis pas que ces brouillons n'ont rien
à nous apprendre, puisqu'ils sont riches d'enseignement
sur Gustave Flaubert et ses mécanismes de
rédaction en regard soit de son esthétique, soit
d'une histoire de l'écriture littéraire; je dis
qu'il n'existe aucune corrélation entre une oeuvre et sa
production (sauf dans le cas et dans la mesure où elle
s'y inscrit); que les brouillons de Madame Bovary ne
sauraient rien nous apprendre sur la nature, le sens et la
valeur littéraires de ce roman; bref que l'étude
du roman et l'étude de ses brouillons sont deux choses
tout à fait différentes. En revanche, outre qu'on
ne saurait étudier le brouillon sans l'oeuvre
projetée ou réalisée, les techniques des
études littéraires, qui permettent
précisément de décrire les textes,
s'appliquent largement à ces brouillons, dans leurs
états comme dans leurs processus, puisque ce sont ceux de
l'écrit et de l'écriture. Mais il ne s'ensuit
nullement que la brouillonnologie étudie l'oeuvre
littéraire, bien au contraire. Bref, et cela
ne fait pas l'ombre d'un doute, la brouillonnologie ne porte pas
sur les oeuvres littéraires, mais bien sur leurs
brouillons. Et c'est trop peu dire. La brouillonnologie
s'intéresse à tous les brouillons et il est bien
peu probable que les brouillons d'oeuvres littéraires
aient quelque particularité qui leur soit propre -- et si
tel n'était pas le cas, cela ne concernerait nullement la
littérature, mais la création littéraire et
en particulier les microtechniques du travail des
écrivains.
Considérons à ce propos quelques
questions simples et concrètes qui sont à peine
évoquées dans le manuel de la
CGMM. Une des questions essentielles de la
brouillonnologie concerne les habitudes concrètes de
l'écriture en fonction des divers métiers des
rédacteurs. Selon ces divers travaux, les modèles
ou les formes varient bien entendu
considérablement : les communicateurs des grandes
entreprises n'écrivent pas comme les journalistes et
ceux-ci rédigent leurs « papiers » de
façons fort différentes selon qu'ils sont
reporters, chroniqueurs ou éditorialistes. Voilà
qui est assez évident. Si l'on tentait de
répartir les différents rédacteurs selon le
nombre et la variété des modèles
d'écritures qu'ils sont susceptibles de produire dans
leur métier, on établirait une échelle pour
situer ceux qui écrivent à peu près
toujours sur le même modèle (le reporter sportif,
par exemple, ou les rédacteurs de littérature
industrielle), ceux dont les modèles nombreux doivent
être chaque fois notablement adaptés (les
publications d'un sociologue ou les oeuvre d'un romancier
populaire), ou ceux encore qui tentent de renouveler les formes
de chacun de leurs écrits (l'essayiste
pamphlétaire, par exemple, ou le poète
expérimental). C'est à partir de cette
première analyse que l'on peut poser ensuite la question
de savoir si un écrivain travaille avec ou sans plan,
sinon le problème n'a aucun sens. Poser dans l'absolu la
question des « écriture à
programme »
(avec plan) et des « écriture à
processus » (celles des brouillons improvisés sans
plan), comme le fait Almuth Grésillon (p. 102-105),
c'est bien entendu se condamner à aboutir à des
généralités sans intérêt,
à savoir que les écrivains improvisent dans des
degrés très divers qui dépendent des genres
littéraires, par exemple. Imaginer, même sous
forme interrogative, qu'il pourrait y avoir une
« tendance
des contemporains à refuser le carcan du plan »
(p. 104), voilà qui implique un préjugé
qui fait fi des mécanismes d'écriture
que l'on vient d'évoquer. Dans ces conditions, il n'est
pas trop étonnant que les savants rédacteurs de
l'Oulipo, Raymond Queneau et Georges Perec notamment, qui
ont fait des mécanismes de rédaction l'objet
même de leurs oeuvres, soient totalement absents de la
réflexion. Or, s'il est un brouillon moderne
célèbre dont le rapport au plan de
rédaction se pose, c'est bien celui du « Cahier
des
charges » de la Vie mode d'emploi : il fait
la preuve que, pour improviser, il faut parfois un plan fort
rigoureux.
Le second exemple de ces questions que seule
une brouillonnologie sérieuse étudiera est bien
plus simple que la question de savoir comment on rédige
avec ou sans plan. Elle porte tout bonnement sur l'utilisation
de la machine à écrire. Pour moi, la preuve
éclatante du caractère complètement
anachronique du manuel d'Almuth Grésillon concerne ces
remarques éculées sur les écrivains qui
rédigent « à la main » et non
« à la machine à écrire »,
surtout pour conclure que « les écrivains qui
n'écrivent plus du tout à la main semblent encore
être une minorité » (p. 42) et que
« beaucoup d'entre eux insistent sur le fait que
l'invention passent par la main qui trace »
(p. 43); « pour l'instant, les écrivains qui
se servent d'un simple traitement de texte ne semblent le faire
que pour la dernière phase de leur création, la
mise au propre, la copie au net, JAMAIS pour l'acte initial,
pour lequel ils disent ne pouvoir renoncer à ce contact
physique et corporel avec le papier et le crayon »
(p. 224) -- généralisation vraiment
surprenante en 1994, à croire que les écrivains
que fréquente notre savante théoricienne
sont vraiment très vieux ou un peu
arriérés... Mais la question n'est justement pas
là.
En effet, il est pourtant assez évident
que la généralisation de la machine à
écrire, au début du siècle, a eu une
importance considérable sur tous les travaux
d'écriture,
à commencer par l'accès aux copies
économiques et vite faites, recopies de premiers jets et
de brouillons corrigés, qui pouvaient facilement
être soumises à nouveau à la correction.
Combien d'auteurs et d'écrivains modernes ont fait
dactylographier des versions à corriger de leurs
manuscrits, lorsqu'ils ne les ont pas tapées eux-mêmes
à la machine (dactylographie qui sera souvent
une correction à elle seule) ? La machine à
écrire à répandu une pratique
réservée au XIXe siècle aux auteurs qui
pouvaient exiger de nombreuses sorties d'épreuves, Balzac
par exemple qui développe considérablement ses
écrits sur les placards.
Cela dit, la mise au point ou non du plan d'un
brouillon à rédiger et l'utilisation dans diverses
proportions de la machine à écrire, voilà
deux questions qui intéressent la brouillonnologie.
Nullement les études littéraires. Certes, il est
assez évident que l'étude des brouillons devra
appliquer les diverses techniques des études textuelles
aux diverses étapes de la rédaction, mais il est
certain que les résultats de l'analyse seront de l'ordre
de la psycho-sociologie. C'est la psychologie cognitive qui
situera l'apprentissage de l'opération qui consiste
à rédiger un brouillon et à le mettre au
propre; c'est la sociologie des métiers de
l'écrit et des pratiques de communication qui pourra
dresser l'échelle des degrés de liberté que
j'évoquais plus haut : dans bien des situations
d'écriture, apprendre à écrire sans
brouillon, c'est souvent apprendre à écrire tout
court, tandis que la conception romantique de l'écrivain,
au contraire, ce fut longtemps d'apprendre à faire et
à refaire ses brouillons (selon la pratique de Flaubert,
par exemple). À la psychologie du langage, on ajoutera
l'étude des problèmes, des déviations et
des maladies du brouillons, voire des brouillons maladifs, en
particulier les opérations qui consistent à
brouillonner, c'est-à-dire à
écrire inconsciemment, gratuitement ou maladivement. Il
est peu probable que le griffonnage inconscient soit d'un
moindre enseignement que les lapsus, mais il ne fait aucun doute
que les diverses formes d'écriture automatique
incontrôlées ne puissent se rapprocher de plusieurs
situations étudiées par les pathologistes, de
l'aphasie à la logorrhée, du brouillon informel
toujours recommencé aux caisses de cahiers manuscrits
jamais relus.
Enfin, parmi les travaux sur les brouillons,
il faut prévoir une petite place à la psychologie
de la création, comme à la sociologie des
écritures littéraires, aux psychologues et aux
sociologues. Dans les études littéraires, il me
semble que nous sommes bien placés pour constater que les
psychologues ne sont pas très efficaces dans la description
et l'analyse des processus créateurs. Bien entendu,
nous qui ne savons pas trop quelle est la valeur
littéraire et qui étudions tant bien que mal ces
grands et
petits produits de la création, nous n'avons rien
à leur reprocher. Ils ont des choses plus importantes
à étudier que les brouillons des écrivains,
certainement. Mais une chose est sûre, la brouillonnologie,
si elle a de l'avenir, ne se fera pas sans eux. En tout
cas, la CGMM n'a rien
à nous apprendre sur la naissance de l'oeuvre inscrite
dans ses brouillons : les Éléments de
critique génétique sont tout simplement un
traité de nos ignorances en ce domaine. La
« science des connaissances qui n'existent
pas »
(William Beckford, Vathek) encore (du moins pour tout
ce qu'ignore Almuth Grésillon), c'est la
brouillonnologie, la science du brouillon.
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