El bozo
TdM Règles d'établissement Strophe 3.5 Glossaires Index TGdM
Édition interactive des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont par Isidore Ducasse
sous la direction de Guy Laflèche, Université de Montréal
<< Chant 1, strophe 12 >>
Variantes Commentaires Notes Faurissonneries
 

Variantes 1 à 24

1. Variantes (suite)

25) 46: 14  P 1868, B 1869 lorsque celui qui tient la pioche de ses tremblantes mains > lorsque celui qui tient la pioche, de ses tremblantes mains

26) 46: 20  P 1868 (et P 1869) le créateur de l'univers > B 1869 le Créateur de l'univers

      Réécriture automatique fautive du typographe : le Créateur, majuscule, est le créateur de l'univers, minuscule.

27) 46: 21  P 1868, B 1869 Le créateur/Créateur de l'univers, je lui ai toujours conservé mon amour; mais si, après la mort > Le créateur de l'univers, je lui ai toujours conservé mon amour; mais, si, après la mort
28) 46: 23  P 1868, B 1869 pourquoi vois-je la plupart des nuits chaque tombe s'ouvrir > pourquoi vois-je, la plupart des nuits, chaque tombe s'ouvrir
29) 46: 23  P 1868, B 1869 chaque tombe s'ouvrir et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb > chaque tombe s'ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb
30) 46: 25  P 1868, B 1869 soulever doucement les couvercles de plomb pour aller respirer l'air frais > soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais
31) 46: 25  T : P 1868, B 1869 pourquoi vois-je [...] chaque tombe s'ouvrir et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais ? > pourquoi vois-je [...] chaque tombe s'ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais. — Je rétablis le point d'interrogation.
32) 46: 27  P 1868, B 1869 tu me parais faible comme le roseau, ce serait une grande folie de continuer. > tu me parais faible comme le roseau; ce serait une grande folie de continuer.
33) 47: 1  P 1868, B 1869 Toi, mets-toi à l'écart, tu me donneras des conseils > Toi, mets-toi à l'écart; tu me donneras des conseils
34) 47: 2  P 1868, B 1869 tu me donneras des conseils si je ne fais pas bien. > tu me donneras des conseils, si je ne fais pas bien.
35) 47: 7  P 1868, B 1869 toutes ces tombes qui sont éparses dans un cimetière comme les fleurs dans une prairie > toutes ces tombes, qui sont éparses dans un cimetière, comme les fleurs dans une prairie
36) 47: 11  P 1868, B 1869 Les hallucinations dangereuses peuvent venir le jour, mais > Les hallucinations dangereuses peuvent venir le jour; mais
37) 47: 12  P 1868, B 1869 mais elles viennent surtout la nuit. > mais, elles viennent surtout la nuit.

38) 47: 12  P 1868 Par conséquent ne t'étonne pas des visions fantastiques > B 1869, P 1869 Par conséquent, ne t'étonne pas des visions fantastiques

      Très exceptionnelle correction concomitante des deux rééditions. Tellement exceptionnelle qu'on peut croire à une simple rencontre de hasard.

39) 47: 16  P 1868, B 1869 elle te dira avec sûreté que > elle te dira, avec sûreté, que

40) 47: 17  P 1868, B 1869 le Dieu qui a créé l'homme avec une parcelle de sa propre intelligence, possède une bonté sans limites > le Dieu qui a créé l'homme avec une parcelle de sa propre intelligence possède une bonté sans limites

      La soustraction est étonnante. Certes, la ponctuation était fautive, séparant le verbe de son sujet, mais on attendrait plutôt l'addition d'une virgule après le sujet (Dieu) pour encadrer la relative. Comme trois soustractions du même genre se trouvent à la strophe précédente, on ne peut l'attribuer au typographe.

41) 47: 18  P 1868, B 1869 [Dieu] recevra après la mort terrestre ce chef-d'oeuvre dans son sein. > [Dieu] recevra, après la mort terrestre, ce chef-d'oeuvre dans son sein.
42) 47: 20  P 1868, B 1869 Pourquoi ces larmes pareilles à celles d'une femme ? > Pourquoi ces larmes, pareilles à celles d'une femme ?

43) 47: 21  P 1868, B 1869 Rappelle-te le bien; nous sommes sur ce vaisseau démâté pour souffrir. > Rappelle-toi-le bien; nous sommes sur ce vaisseau démâté pour souffrir.

      Pur hispanisme : recuérdalo, ou explétivement, recuérdatelo. À remarquer que l'ordre inverse du français en espagnol se justifie en français ici, l'inversion permettant d'éviter la rencontre des deux syllabes (la graphie « le-le »), rappelle-le-toi, d'autant que l'inversion n'est jamais fautive (cf. Grevisse, par. 482, 3, a).

      On ne sera pas surpris qu'une faute aussi évidente soit reproduite dans l'édition de Bordeaux, puisqu'on sait maintenant qu'il s'agit généralement d'une copie aveugle de l'édition princeps, proche de la réimpression en dépit de quelques variantes, comme les variantes (23), (24) et (29) ci-dessus.

44) 47: 23  P 1868, B 1869 C'est un mérite pour l'homme que Dieu l'ait jugé capable de vaincre ses souffrances les plus graves. > C'est un mérite, pour l'homme, que Dieu l'ait jugé capable de vaincre ses souffrances les plus graves.
45) 47: 25  P 1868, B 1869 puisque d'après tes voeux les plus chers l'on ne souffrirait pas > puisque, d'après tes voeux les plus chers, l'on ne souffrirait pas

46) 48: 6  P 1868, B 1869 Quel est cet homme dont le langage sublime a dit des choses que le premier venu ne serait pas capable de dire ? > Quel est cet homme dont le langage sublime a dit des choses que le premier venu n'aurait pas prononcées ?

      Hypercorrection. Le correcteur de la strophe précédente, vraisemblablement Georges Dazet, est toujours à l'oeuvre : la réécriture a pour but d'éviter la répétition du verbe dire (dire des choses qu'un autre ne saurait dire). Ducasse n'avait jamais eu de tels soucis de style académique avant la strophe précédente. Bien entendu, cette variante, comme deux ou trois autres (on y reviendra en conclusion), ne saurait constituer une preuve de l'hypothèse, mais elle la renforce, car il est peu vraisemblable qu'une telle hypercorrection soit de Ducasse. À remarquer que la correction produit une expression boiteuse en français : prononcer des choses.

47) 48: 8  P 1868, B 1869 Je préfère l'entendre parler que chanter d'autres. > Je préfère l'entendre parler, que chanter d'autres.
48) 48: 12  P 1868, B 1869 ces paroles que Dieu seul a pu inspirer. > ces paroles que l'amour de Dieu seul a pu inspirer.
49) 48: 12  P 1868, B 1869 Son front ridé de quelques plis [...] est marqué d'un stigmate indélébile. > Son front, ridé de quelques plis, est marqué d'un stigmate indélébile.
50) 48: 13  P 1868, B 1869 Son front ridé de quelques plis (s'avançant d'un pas en le désignant du doigt) est marqué d'un stigmate indélébile. > Son front, ridé de quelques plis, est marqué d'un stigmate indélébile.
51) 48: 23  P 1868, B 1869 La sueur mouille sa peau, il ne s'en aperçoit pas. > La sueur mouille sa peau; il ne s'en aperçoit pas.
52) 48: 27  P 1868 (et P 1869) Étranger, permets que je te touche > B 1869  Étranger, permets que je touche
53) 49: 6  P 1868, B 1869 Que me veux-tu quand je creuse une tombe ? > Que me veux-tu, quand je creuse une tombe ?
54) 49: 7  P 1868, B 1869 Le lion ne souhaite pas qu'on l'agace quand il se repaît. > Le lion ne souhaite pas qu'on l'agace, quand il se repaît.

55) 49: 10  P 1868, B 1869 Ce qui frissonne à mon contact en me faisant frissonner moi-même, est de la chair > Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant frissonner moi-même, est de la chair

      Voir la variante (13) et sa correction.

56) 49: 11  P 1868, B 1869 Ce qui frissonne à mon contact [...] est de la chair à n'en pas douter. > Ce qui frissonne à mon contact [...] est de la chair, à n'en pas douter.

57) 49: 12  P 1868, B 1869 Ce qui frissonne à mon contact en me faisant frissonner moi-même, est de la chair à n'en pas douter. (Il recule avec des marques d'effroi.)

      Soustraction. La didascalie entre parenthèses est purement et simplement soustraite, comme celle qui précède, variante (50), ou celle qui suit, à la prochaine variante.

58) 49: 12  P 1868, B 1869 Il est vrai... je ne rêve pas ! (Il reste un instant sans rien dire, en le fixant.)
59) 49: 12  P 1868, B 1869 Qui es-tu donc, toi qui te penches là pour creuser une tombe > Qui es-tu donc, toi, qui te penches là pour creuser une tombe
60) 49: 15  P 1868, B 1869 C'est l'heure de dormir ou de sacrifier son repos à la science. > C'est l'heure de dormir, ou de sacrifier son repos à la science.
61) 49: 18  P 1868, B 1869 se garde de laisser la porte ouverte pour ne pas laisser entrer les voleurs. > se garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs.
62) 49: 19  P 1868, B 1869 Il s'enferme dans sa chambre le mieux qu'il peut > Il s'enferme dans sa chambre, le mieux qu'il peut
63) 49: 26  P 1868, B 1869 Maintenant, déshabille-moi, puis > Maintenant, déshabille-moi; puis
64) 49: 26  P 1868, B 1869 puis tu me mettras dedans. > puis, tu me mettras dedans.
65) 49: 27  P 1868, B 1869 La conversation que nous avons tous les deux depuis quelques instants > La conversation, que nous avons tous les deux, depuis quelques instants
66) 49: 28  P 1868, B 1869 La conversation que nous avons tous les deux depuis quelques instants est si étrange > La conversation, que nous avons tous les deux, depuis quelques instants, est si étrange
67) 49: 28  P 1868, B 1869 La conversation [...] est si étrange que je ne sais que te répondre... > La conversation [...] est si étrange, que je ne sais que te répondre...

68) 50: 4  P 1868, B 1869 Oui, oui, c'est vrai, je voulais rire; ne fais plus attention à ce que j'ai dit. (Il s'affaisse, le fossoyeur le soutient.) >

            — Oui, oui, c'est vrai, je voulais rire; ne fais plus attention à ce que j'ai dit.
      Il s'est affaissé, et le fossoyeur s'est empressé de le soutenir !

69) 50: 22  P 1868, B 1869 tu t'égarerais pendant que tu cheminerais. > tu t'égarerais, pendant que tu cheminerais.
70) 50: 24  P 1868, B 1869 Aie confiance en moi, car > Aie confiance en moi; car
71) 50: 24  P 1868, B 1869 car l'hospitalité ne demandera point la violation de tes secrets. > car, l'hospitalité ne demandera point la violation de tes secrets.
72) 50: 26 — 51: 1  P 1868, B 1869 Dazet [D...  B 1869], tu disais vrai un jour; je ne t'ai point aimé > O pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu d'élytres, un jour, tu me reprochas avec aigreur de ne pas aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse pas lire; peut-être avais-tu raison
73) 51: 5  P 1868, B 1869 Que tu sois un criminel qui n'a pas eu la précaution de laver sa main droite avec du savon > Que tu sois un criminel, qui n'a pas eu la précaution de laver sa main droite, avec du savon
74) 51: 6  P 1868, B 1869 la précaution de laver sa main droite avec du savon après avoir commis son forfait > la précaution de laver sa main droite, avec du savon, après avoir commis son forfait
75) 51: 8  P 1868, B 1869 facile à reconnaître par l'inspection de cette main > facile à reconnaître, par l'inspection de cette main
76) 51: 10  P 1868, B 1869 quelque monarque dépossédé fuyant de ses royaumes > quelque monarque dépossédé, fuyant de ses royaumes

77) 51: 10  T : P 1868, B 1869 mon palais vraiment grandiose est digne de te recevoir. > mon palais vraiment grandiose, est digne de te recevoir.

      Nouvelle anomalie : l'addition d'une virgule isolée s&eacu-te;parant le sujet et le verbe. La correction s'impose d'elle-même : mon palais, vraiment grandiose, est digne de te recevoir. J'ajoute donc la virgule qui manque.

78) 51: 13  P 1868, B 1869 une pauvre chaumière mal bâtie > une pauvre chaumière, mal bâtie
79) 51: 13  P 1868, B 1869 une pauvre chaumière mal bâtie, mais > une pauvre chaumière, mal bâtie; mais
80) 51: 14  P 1868, B 1869 une pauvre chaumière mal bâtie, mais cette chaumière célèbre > une pauvre chaumière, mal bâtie; mais, cette chaumière célèbre

81) 51: 14  P 1868, B 1869 cette chaumière célèbre a un passé historique qu'elle renouvelle sans cesse. > cette chaumière célèbre a un passé historique que le présent renouvelle et continue sans cesse.

      La réécriture explique manifestement ce que Ducasse voulait exprimer en disant à peu près le contraire, puisque renouveler le passé, ce serait le rendre nouveau et présent, tandis qu'au sens de « renouveler et continuer » c'est le refaire, le faire à nouveau (historique). Cela étant dit, l'expression originale était vraiment d'une saisissante beauté.

82) 51: 16  P 1868, B 1869 toi qui me parais ne t'étonner de rien. > toi, qui me parais ne t'étonner de rien.
83) 51: 17  P 1868, B 1869 Que de fois en même temps qu'elle j'ai vu défiler > Que de fois, en même temps qu'elle, j'ai vu défiler
84) 51: 18  P 1868, B 1869 j'ai vu défiler devant moi les bières funéraires > j'ai vu défiler, devant moi, les bières funéraires
85) 51: 19  P 1868, B 1869 les bières funéraires contenant des os bientôt [...] vermoulus > les bières funéraires, contenant des os bientôt [...] vermoulus
86) 51: 20  P 1868, B 1869 des os bientôt plus vermoulus que le revers de ma porte contre laquelle je m'appuyai. > des os bientôt plus vermoulus que le revers de ma porte, contre laquelle je m'appuyai.
87) 51: 22  P 1868, B 1869 Je n'ai pas besoin de faire à des périodes fixes aucun recensement > Je n'ai pas besoin de faire, à des périodes fixes, aucun recensement
88) 51: 24  P 1868, B 1869 Ici, c'est comme chez les vivants : chacun paie un impôt > Ici, c'est comme chez les vivants; chacun paie un impôt
89) 51: 24  P 1868, B 1869 chacun paie un impôt proportionnel à la richesse de la demeure qu'il s'est choisie > chacun paie un impôt, proportionnel à la richesse de la demeure qu'il s'est choisie
90) 51: 26  P 1868, B 1869 la demeure qu'il s'est choisie : et > la demeure qu'il s'est choisie; et
91) 51: 26  P 1868, B 1869 et si quelque avare refusait > et, si quelque avare refusait
92) 52: 2  P 1868, B 1869 J'ai vu se ranger sous les drapeaux de la mort celui qui fut beau; > J'ai vu se ranger, sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau;
93) 52: 3  P 1868, B 1869 celui, qui après sa vie, n'a pas enlaidi; > celui qui, après sa vie, n'a pas enlaidi;
94) 52: 5  P 1868, B 1869 l'homme, la femme, le mendiant, les fils de rois, les illusions de la jeunesse > l'homme, la femme, le mendiant, les fils de rois; les illusions de la jeunesse
95) 52: 10  P 1868, B 1869 Non certes, je ne refuse pas ta couche qui est digne de moi > Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne de moi

96) 52: 13  P 1868  Fossoyeur, il est brave de contempler les ruines des cités > B 1869, P 1869 Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités

      Troisième et dernière « faute d'imprimerie » que Ducasse a indiquées à Victor Hugo dans sa lettre du 10 novembre 1868 et qui, toutes trois, ont été corrigées dès la seconde édition, celle de Bordeaux en 1869. La première était une coquille, ses mis pour ces (strophe 6, 12: 11, cf. v. 10), la seconde un lapsus, homme mis pour océan (strophe 9, 29: 4, cf. v. 78), alors que celle-ci est proprement une faute d'imprimerie, une faute de lecture, car sans l'intervention de Ducasse on ne pourrait la corriger. Il faut en effet savoir que la calligraphie du mot beau avait été lue brave. Au contraire, la version initiale ne détonnait nullement dans le style des Chants.

97) 52: 14  P 1868, B 1869 il est brave de contempler les ruines des cités, mais > il est beau de contempler les ruines des cités; mais
98) 52: 14  P 1868, B 1869 mais il est plus beau de contempler les ruines des humains ! > mais, il est plus beau de contempler les ruines des humains !


Conclusions

            Si l'on se reporte à la première variante, on voit que la transformation la plus importante de la troisième édition tient à la réécriture de la forme dramatique en une strophe dialoguée : cf. n. (1). Or, du point de vue de la rédaction, l'opération est cette fois-ci beaucoup plus simple qu'à la strophe précédente : l'auteur ajoute d'abord une longue mise en situation, ce qui lui permet de soustraite quatre didascalies, les variantes (1), (50), (57) et (58), tandis qu'une cinquième didascalie, variante (68), est très simplement intégrée au texte.

      Suit en importance, du point de vue de la rédaction, la disparition élocutoire de Dazet (D..., à la seconde édition), variante (72). Il s'agit d'une règle de réécriture du premier chant, qui développe le bestiaire de l'oeuvre. Voici donc le pou qui fait son entrée dans les Chants (seulement évoqué jusqu'ici, à la toute fin de la strophe 7, dans une comparative). Du point de vue de la composition, on peut tout de suite remarquer l'assonance pou/poulpe, qui unit deux des « métamorphoses » de Dazet, celle-ci à la toute première en tête de la strophe 9, l'Ode à l'océan (23 : 6, voir la variante 13).

      On compte aussi six variantes sémantiques. La première est une correction de Ducasse dès la seconde édition (ce qui est exceptionnel), soit la troisième faute signalée dans son envoi à Victor Hugo, variante (76). La seconde est un pur hispanisme reproduit à la seconde édition, variante (43). Reste une addition, « l'amour de Dieu », variante (48), une « francisation » (quand > lorsque), variante (24); une correction, variante (81) et surtout, enfin, une hypercorrection, variante (46). Dans le dernier cas, cela fait peu de doute, dans les deux derniers cas, voire dans ces quatre cas, on peut y voir l'intervention du correcteur de Ducasse, vraisemblablement Georges Dazet, hypothèse qui découle de l'étude des variantes de la strophe précédente.

      Toutes les autres variantes sont de ponctuation et, contrairement à la strophe précédente, elles sont systématiques, dans la logique des règles de réécriture du premier chant. La formule la plus caractéristique des Chants — le « ; mot de liaison, » — ne se trouvait qu'une seule fois dans les deux premières éditions, soit « ; mais, » (46: 21); Ducasse l'ajoute partout, soit six fois, de sorte qu'on la trouve maintenant sept fois dans l'édition définitive de la strophe. Par ailleurs, il ajoute pas moins de 83 virgules, dont 32 paires isolant généralement des circonstanciels et six autres virgules devant une conjonction de coordination (et, ou). Enfin, un point-virgule est remplacé par le point; deux virgules sont remplacées par le point-virgule (en dehors de la formule « ; mot de liaison, ») et deux fois les deux-points sont remplacés par le point-virgule. Au cours de ces très nombreuses petites interventions, il se glisse deux erreurs qu'on corrige facilement, variantes (13) et (77).


2. Commentaires linguistiques

(a) « Refouler en dedans » est un pléonasme; « refouler la souffrance » est au contraire elliptique, mis pour contenir ou retenir ses sentiments négatifs (tristesse, colère, etc.), qui évidemment font souffrir.

(b) Bien que ce soit une règle de style des Chants de varier les appellations, le vocabulaire est ici difficile à suivre sur cette activité. Elle concerne d'abord la « recherche des nids d'oiseaux de mer » (il devrait donc s'agir d'en cueillir les oeufs), ce qui appelle les « explorateurs »; or, ils sont maintenant désignés comme « chasseurs ». Si l'on ne connaissait pas la source d'information du passage, le Magasin pittoresque, et le titre de l'article (2), on ne pourrait pas éclaircir ce point.

(c) T : les adolescents qui trouvent du plaisir à violer les cadavres de belles femmes mortes depuis peu, purent > les adolescents, qui trouvent ... : j'ajoute la virgule, pour encadrer la relative, afin que le sujet ne soit pas séparé de son verbe. Je ferai deux fois encore cette addition dans la présente strophe, comme on le voit aux variantes (13) et (77).

(d) Dès ce premier alinéa et dans toute la strophe, on trouve accentué le contraste sur lequel joue souvent le style d'Isidore Ducasse qui juxtapose les tournures de la langue parlée et les formulations très recherchées. Peut-être est-ce la raison pour laquelle on voit affleurer deux fois dans cette strophe, et dans cette strophe seulement, l'idiotisme « gustar » qui se construit comme « plaire » en français, mais ne se traduit pas autrement que par « aimer », ce qui produirait ici la formule avoir du plaisir à : a los adolescentes le gusta violar (= aiment violer) los cadáveres de mujeres. Cela dit, le résultat, très français, n'est évidemment pas un hispanisme. Voir aussi en (u).

(e) La « conversation suivante » est « perdue dans le tableau d'une action qui va se dérouler en même temps ». Ce fragment serait tout à fait incompréhensible s'il ne s'appliquait à la strophe qu'il introduit : cf. n. (5). Dès lors, il apparaît que la difficulté porte sur l'adjectif ou le participe « perdu ». Il semble en effet que l'auteur décrive ainsi un fait de genèse, l'effacement des didascalies qui décrivaient explicitement l'action. Cela ne correspond manifestement pas au résultat, l'action dramatique restant inchangée et parfaitement claire.

(f) Pajares solitarios. Les parages solitaires, une expression recherchée en français, est toute naturelle en castillan. D'abord parce que le nom parage est d'emploi beaucoup moins restreint et spécialisé qu'en français, et ensuite parce que l'adjectif solitaire y a conservé le sens courant que le français moderne n'utilise plus que rarement et au figuré, soit le lieu solitaire, le lieu où l'on est solitaire, un lieu inhabité, abandonné, dépeuplé (d'où écarté, retiré, sauvage).

(g) Il rêve qu'il voit apparaître : l'expression est lourde à cause des deux sens de rêver. Ici, le rêveur n'imagine pas, si l'on peut dire, il voit des apparitions en rêve.

(h) Première des nombreuses ruptures de construction qui caractérisent cette strophe. C'est l'absence de liaison explicite entre les phrases ou les développements. Celui qui dort, c'est celui-ci, l'être humain qui rêve. On s'attendrait en conséquence à ce que la phrase s'achève sur son rêve, mais la généralisation est appropriée au discours philosophique.

(i) Creuser avec la bêche : la bêche sert au paysan à retourner la terre; le fossoyeur creuse ses fosses avec la pioche et la pelle. Bêche et bêcher ne conviennent donc pas ici. Or, ce vocabulaire vient de loin, il est inspiré par les fossoyeurs de Shakespeare. Une devinette présente Adam armé (d'une bêche), tandis qu'une question de Hamlet se formule ainsi : « What man dost thou dig it for ? ».

(j) Pour faire un travail sérieux..., pour travailler correctement. L'adjectif a, dans ce contexte, un sens adverbial qui correspond à la consigne moralisatrice qui veut que pour travailler sérieusement on ne fait pas deux choses à la fois; il suit que la moralité s'applique ici au fait de faire un travail qui est sérieux, important. Or, c'est ce qui sera exprimé à la réplique suivante où l'adjectif perd évidemment son sens adverbial.

(k) Cet acte se comprend : le sacrifice du pélican est bien une action, alors que ce ne sera plus le cas des actions de l'amant trahi et encore bien moins de la petite trame narrative qui décrit la situation de l'internat. On attendrait donc plutôt, plus simplement, cela se comprend. De même, il est difficile d'expliquer pourquoi la troisième comparaison s'ouvre par la conjonction quand au lieu de lorsque, comme les deux premières, alors que le parallélisme est si énergiquement souligné par ce refrain.

(l) La prison, pour dans cette prison.

(m) Le moment qui s'approche : construction fautive. Le moment qui s' approche où il en sortira, pour le moment qui approche où il en sortira, ce qui doit s'interpréter comme le moment « où il sera proche d'en sortir ».

(n) La ponctuation est fautive : La nuit...; le jour..., jusqu'au moment où...

(o) Ce cloître éternel : tête-à-queue pour exprimer qu'on y est cloîtré durant ce qui semble une éternité (et non que ce cloître se trouvera toujours et partout).

(p) Nouvelle rupture de construction. Il faut lire la suite (et jusqu'à la fin de l'alinéa) pour comprendre que l'idée (l'acte) de creuser une fosse, elle, ne se comprend pas. Il faudrait donc lire, comme transition : « Mais, par contre, en revanche, etc., creuser une fosse... ». En plus, le développement commence avec le fait que cela, creuser une fosse, dépasse les « forces de la nature », soit au sens premier la faiblesse physique. Le fossoyeur, puis Maldoror seront physiquement épuisés... par la question philosophique.

(q) Qui tient la pioche, pour qui la tient. Comment veux-tu que la pioche remue cette terre [...], lorsque celui qui tient la pioche...

(r) Lapsus, pour lettres de feu. Il s'agit de l'écrit indélébile (marqué au fer, vif à la mémoire, inoubliable). Les lettres de flammes sur les croix de bois actualisent l'image de manière tellement « surréaliste » qu'il est peu probable que l'effet ait été recherché. Autrement, le contexte ne manquerait pas de l'exploiter.

(s) Très exceptionnelle phrase segmentée (j'ai toujours conservé mon amour au créateur de l'univers); il vaut la peine de le signaler, la syntaxe d'Isidore Ducasse étant toute canonique.

(t) T : je rétablis le point d'interrogation. Voir la variante (31).

(u) Tout cet alinéa, traduit littéralement en espagnol, coule de source : « ¡ Qué sus brazos son musculosos, y qué me gusto verle cavar la tierra con tanta facilidad ! ». La lourdeur du français tient ici, comme on l'a lu plus haut, au fait d'« avoir du plaisir à » (= gustar) mis pour « aimer ». Cf. (d).

(v) Dans le cimetière.

(w) Jeu de mot. Comparaison = compas + raison :: compas du serein philosophe, compas serein du philosophe. Très juste observation de Jean-Luc Steinmetz (p. 394, n. 5).

(x) Rappelle-toi-le : pour Pierre-Olivier Walzer, « le texte des Chants n'est pas exempts de quelques incorrections grammaticales, comme celle-ci » (p. 1099 ou n. 1 de la p. 72), mais il ne s'explique pas sur l'incorrection (probablement en regard de rappelle-le-moi, rappelle-le-toi, etc.). On sait qu'elle vient d'un hispanisme grammatical mais que le résultat n'est pas fautif : cf. var (43). Il est vrai qu'on se conterait, tout simplement, de « rappelle-toi bien ».

(y) La première aussi, mais la seconde question surtout me paraît difficile à interpréter. Le fossoyeur est attendri, il pleure; il est séduit par le discours moral de Maldoror. Peut-être que cela ne convient plus au lieu (le cimetière) et aux personnages (les caractères) ?

(z) Je crains de le savoir, mis pour la crainte de l'apprendre. Plus bas, préférer l'incertitude (p. 50: 15), mis pour l'ignorance.

(aa) Comme il l'a fait, mis pour comme il le fait, ainsi; si la faute paraît à première vue évidente, elle ne peut être corrigée, car il est fort possible qu'on doive entendre qu'il avait des raisons pour s'exprimer comme il l'a fait

(ab) Charité, même au sens d'amour d'autrui, n'est pas le mot attendu dans le contexte : générosité, piété, humanité.

(ac) Entreprendre est inattendu, mis pour faire, réaliser. Deux occurrences, 48: 13 et 50:10, dans cette strophe et dans cette strophe seulement en ce sens.

(ad) Quel est le sens littéral de cette phrase ? Est-ce que ces sentiments sont la tristesse et alors le fait que Maldoror soit triste, d'une telle tristesse, inspirerait une tristesse plus grande encore ? (soit, il inspire plus de tristesse que celle qu'inspire un enfant au berceau). Ou le contraire (soit, il paraît plus triste que n'est triste celui qui s'attendrit sur un enfant au berceau). La formule plus que... la vue de... sera reprise à la strolhe suivante. Voir sa n. (r)

(ae) Imposer les mains (bénir, du vocabulaire religieux) n'est jamais pronominal et aucun sens de s'imposer ne s'applique ici, tandis que se poser vient immédiatement à l'esprit.

(af) Contester, mettre en doute, c'est impugnar en castillan, et c'est bien le sens du verbe ici dans son contexte. Pourtant, il suffit d'avoir à l'esprit le correspondant contestar (répondre, prétendre) pour voir qu'il s'ajuste encore bien mieux au contexte. Ce serait alors un autre hispanisme. On ne trouve qu'une deuxième occurrence du verbe dans les Chants et au sens français (je ne te conteste pas ce titre, 2.12, p. 115: 1).

(ag) Manger le pain des autres. L'expression se trouve deux fois dans les Chants, la seconde fois en 4.4 : travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des autres (163: 4). L'expression se rencontre six fois au TLF, dont une fois dans les Illusions perdues de Balzac.

(ah) Se garder de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs : on peut l'attribuer à l'improvisation ou aux relectures peu attentives à ce genre de détail, mais la répétition est très significative du style d'Isidore Ducasse, précisément parce qu'il n'est pas académique, ce qui n'a rien à voir avec les hispanismes ou encore les incorrections ou approximations d'un parfait bilingue. Le phénomène est d'autant plus important qu'il s'oppose à l'évidente recherche de la variété lexicale dès qu'il s'agit de « mot plein » ou de basse fréquence.

(ai) Sur quoi porte la dénégation ? Sur le fait d'être enterré vivant, croit-on d'abord, pour comprendre ensuite qu'il s'agit du fait d'avoir dit qu'il n'était pas fatigué, mais qu'il arrêtait de creuser parce que la fosse était bien assez profonde. De même, tout le passage suivant est curieusement écrit aux temps accomplis, aux temps composés : j'avais menti (= j'ai menti); s'est affaissé et s'est empressé; j'avais menti.

(aj) Ce travail, pour un tel travail.

(ak) Mon opinion prend de plus en plus de la consistance, pour de consistance. Tant il m'inspire de la pitié, pour de pitié.

(al) Ne pas sentir de la reconnaissance, pour ne pas sentir de reconnaissance.

(am) Fanal de Maldoror : l'expression paraît originale. La création est d'autant plus inattendue qu'on voit maintenant le fossoyeur avec un fanal à la main, tandis que la scène était jusqu'ici éclairée par la lune.

(an) Nouvelle rupture de construction : Certes, il n'a pas...; de même, on attendrait mais cette chaumière est célèbre, car...

(ao) L'expression de la première édition était saisissante : cette chaumière célèbre a un passé historique qu'elle renouvelle sans cesse (voir la variante (81)).

(ap) On trouve maintenant le passé simple au lieu de l'imparfait, contre laquelle je m'appuyais, d'où le sens, contre laquelle chaque fois je m'appuyai.

(aq) Redondance : je n'ai pas besoin de faire de recensement ou je n'ai besoin de faire aucun recensement.

(ar) J'ai ordre, en parlant à sa personne, de faire comme les huissiers. Tout ce fragment, comme le passage où il se situe, relève du vocabulaire juridique. La preuve en est que l'expression « en parlant à sa personne » se trouve dans les Plaideurs, la comédie de Racine, s'appliquant à l'intimé qui joue le rôle d'un « huissier » (acte 2, scène 5). Elle signifie qu'on s'adresse à quelqu'un non pas personnellement, mais bien à un individu physiquement présent devant celui qui a un ordre à lui transmettre ou une action à accomplir en sa présence, ici une saisie du cadavre !


3. Notes

(1) « Celui qui ne sait pas pleurer ». On comprend, évidemment, qu'il s'agit de Maldoror, qui sera nommé, mais une seule fois, vers la fin de la strophe, alors que Maldoror désigne lui-même le fossoyeur comme le « fanal de Maldoror » (51: 3).

      Genèse. En 3.1, c'est Mario et non Maldoror qui a l'oeil sec (147: 20). C'est aux strophes 2.11, 2.13 et 2.14 qu'apparaissent les périphrases désignant Maldoror, dont l'homme aux lèvres de bronze (131 : 3). Celle-ci reviendra quatre fois telle quelle en 6.7, 6.8 et 6.10 (lèvres de bronze, de jaspe, de saphir et de foudre). Selon cet indice, il est probable que l'addition du présent alinéa soit postérieure à la rédaction de l'oeuvre en entier.

      Source. Il est probable que ce trait vienne de Melmoth the Wanderer de Charles-Robert Maturin. Alexis Lykiard, qui présente les rapprochements possibles entre les deux oeuvres (« Maldoror and Melmoth », dans sa traduction anglaise de l'oeuvre complète d'Isidore Ducasse, 1970, puis 1994, p. 287-288), produit ici la seule rencontre textuelle qu'il peut proposer. Il le fait sur l'édition de William F. Axon, University of Nebraska Press, 1961 : « I cannot weep, said Melmoth [...], the fountain of tears has been long dried up within me, like that of every other human blessing » (1820, 1961, chap. 20, p. 266). Ce rapprochement, dans une certaine mesure, se confirme d'une phrase de la traduction et adaptation de Jean Cohen : « L'oeil sec et brûlant du désespoir qu'il fixait sur elle [Isidora] semblait n'avoir jamais connu une larme » (p. 365). Mais ce n'est bien qu'un rapprochement et il n'est pas textuel : c'est plutôt la constante insensibilité et impassibilité de Melmoth qui est ainsi évoquée et on la voit déjà illustrée au chapitre 4 qui sert de point de départ à la strophe 2.13, impassibilité, n. [5], que souligne d'ailleurs son inversion dans le rire sardonique, n. [6]. Cela dit, comme jamais avant cette addition au Chant premier le roman de Maturin n'a effleuré dans la rédaction, nous pouvons être assurés que Ducasse l'a lu après coup, comme le montre son utilisation explicite à la strophe 2.13, à la suite de la rédaction du Chant 6 — voir « Le Maturin de Ducasse ».

(2) Source : « La chasse aux oiseaux de mer dans les îles Feroe », le Magasin pittoresque, vol. 16, janvier 1848, p. 43-46. La revue avait déjà décrit les îles Feroé en 1840 et fait allusion à la technique de chasse aux oiseaux de mer où le chasseur « se suspend à une corde dont deux ou trois de ses compagnons tiennent le bout » (vol. 8, p. 297), mais c'est le texte de 1848 qui constitue la source d'information du passage. Cette source a été trouvée par Pierre Capretz (p. 170). En voici le fragment essentiel en regard de celui par trop sibyllin des Chants.

      Il y a plusieurs méthodes de chasse. « Enfin, la méthode la plus profitable, mais la plus dangereuse de toutes est la suivante. Les chasseurs sont munis d'une corde épaisse de 6 centimètres et longue de 200 à 400 mètres, et portant une espèce de siège. On place une poutre sur le bord du rocher afin que le câble ne se coupa pas en raguant sur le bord du rocher. Six hommes descendent le preneur d'oiseaux (Fuglemand). Il tient à la main une cordelette avec laquelle il communique, au moyen de signes convenus, avec ses compagnons, qui ne tardent pas à le perdre de vue » (p. 45). Suit la description des prouesses dangereuses pour atteindre les corniches où il faut prendre pied, car le danger n'est pas que la corde se rompe, mais que le chasseur ou le cueilleur (d'où l'explorateur des Chants) ne perde pied. C'est le contraire pour Maldoror qui s'attache à la solidité, à l'épaisseur et à la longueur de la corde qui retient vertigineusement le chasseur (à bout de bras) bien visible au-dessus de l'abîme, rêvant de le précipiter à la mer.

(3) Situation narrative : géographie. Dans l'édition princeps et sa reproduction, « La scène se passe, pendant l'hiver, dans une région du nord » (variante (1)). Dans la mise en situation de ce premier alinéa de la troisième édition, la scène n'est pas moins indéterminée, puisqu'on passe de la Norvège à l'archipel des îles Feroé (ou Feroës), à l'ouest de la Norvège, au nord de la Grande Bretagne. L'archipel est une possession danoise, de sorte que le cimetière devrait se situer... au Danemark, puisqu'on y est déjà. Hamlet, prince de Danemark.

(4) Thématique : la présexualité dans les Chants. Non seulement on ne trouve jamais le moindre érotisme dans les Chants de Maldoror, mais la sexualité y est presque toujours « absolue », de celle qui se devine sans se connaître encore. La preuve en est cette figure de l'amant trompé qu'on trouvera plus bas (lorsqu'un jeune homme voit, dans les bras de son ami...), comparaison étrangère à la dynamique de l'oeuvre. Ainsi, l'outrance amusante de la nécrophilie qu'on lit ici serait contradictoire avec la thématique sexuelle de l'oeuvre — si elle n'impliquait des adolescents. Mais l'important pour l'analyse textuelle, c'est que cette outrance est un nouvel indice de la réécriture tardive du Chant premier (1).

(5) Analyse de genre. On l'a vu, en (d), le fragment serait illisible s'il ne décrivait la strophe qu'il présente. La conversation, c'est le dialogue; le tableau, c'est la description; et l'action, c'est l'action dramatique. On comprend que la scène se profile ou se perd derrière le dialogue, bien que le texte dise le contraire.

(6) Nulle autre strophe ne présente plus nettement le caractère d'exercice de style qui caractérise le Chant premier, ce qui est encore plus net à l'édition princeps où la forme dramatique est explicite. La consigne de rédaction est aussi simple qu'évidente. Il s'agit de produire, sous la forme du dialogue, comme dans la scène du cimetière de la Tragédie de Hamlet, un poème philosophique. Celui qui jouera le rôle de Hamlet, Maldoror évidemment, y gardera les traits élaborés jusqu'ici, surtout ceux empruntés au Manfred de Byron, ce qui sera d'ailleurs explicitement marqué par le stigmate qu'il porte au front.

      Toutefois, contrairement aux grandes sources d'inspiration utilisées jusqu'ici (c'est-à-dire Dante, Milton et Byron), le texte de Shekeaspeare n'est mis nulle part à contribution. Manifestement, Isidore Ducasse n'a pas ouvert la Tragédie de Hamlet et n'a pas même lu ou relu la première scène du cinquième acte, « Scène I, Un cimetière. — Entrent deux Fossoyeurs, avec pelles, etc. [c'est-à-dire, autres outils] ». La scène de la tragédie se déroule en trois parties, le poème philosophique occupant le centre : le dialogue amusant de deux fossoyeurs qui annoncent l'enterrement d'une suicidée; l'entrée en scène d'Hamlet et d'Horatio, Hamlet dialoguant aussi avec l'un des deux fossoyeurs; et l'action dramatique qui accompagne l'enterrement d'Ophélia. Isidore Ducasse ne retient de tout cela que le lieu et la situation dramatique. Cela donne le dialogue de Maldoror et du fossoyeur, la nuit, dans un cimetière.

      La preuve que le texte de Shakespeare n'est pas en cause, on le voit dans le fait que le contenu philosophique ne s'inspire pas de cette scène, mais du monologue de Hamlet, le morceau le plus célèbre probablement de toute l'oeuvre du dramaturge, « To be, or not to be : that is the question », d'où Ducasse reprendra le thème central, « la mortalité ou l'immortalité de l'âme », mais là encore le texte n'est jamais cité ni même utilisé. Bref, Hamlet est assez connu pour qu'il ne soit pas nécessaire de retourner au texte pour s'en inspirer.

(7) Gardons-nous des courts-circuits. Les commentateurs ne manquent jamais (avec raison) de renvoyer ici à la « comparaison du pélican » de Musset à laquelle seront consacrées les deux dernières pages de Poésies I (p. 14-15), « morceau choisi » qu'il associera à ce moment aux travaux du lycée, alors que précisément la troisième des comparaisons qui commencent avec le pélican (suivie de l'amant trahi) porte justement sur l'internat au lycée. Il faut éviter le contresens qui consiste à lire cette strophe des Chants à la lumière des Poésies. Nous n'en sommes pas là. Ce qui n'empêche pas, évidemment, le brin d'humour, mais qui n'a rien encore du sarcasme critique.

      J'aimerais offrir cette note en hommage au travail de Pierre-Olivier Walzer dont l'édition critique de l'oeuvre complète d'Isidore Ducasse fait partout le preuve de la justesse de son instinct littéraire. Il a vu ici, sans aucune hésitation, la source de Ducasse dans le pélican de Musset. En voici la preuve textuelle, assez simple à établir, puisque tout le vocabulaire de Ducasse vient, en une phrase, du poème de Musset. Évidemment, la preuve faite, on doit ensuite se demander ce que notre poète n'a pas retenu du Grand Romantique, mais pas avant.

      Voici la phrase de la strophe 1.12 confrontée au vocabulaire de « La nuit de mai ».

Lorsque [1] le sauvage [2] pélican se résout à donner sa poitrine [3] à dévorer à ses petits [4], n'ayant pour témoin que celui qui sut créer un pareil amour [5], afin de faire honte aux hommes, quoique le sacrifice [6] soit grand [7], cet acte se comprend.

La muse

Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne,
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau ?
Ô poète ! un baiser, c'est moi qui te le donne.
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu,
C'est ton oisiveté; ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du coeur;
Rien ne nous rend si [7] grands qu'une grande douleur,
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
[1] Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses [4] petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa [3] poitrine ouverte;
En vain il a des mers fouillé la profondeur;
L'Océan était vide et la plage déserte;
Pour toute nourriture il apporte son coeur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son [5] amour sublime il berce sa douleur,
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin [6] sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
II craint que ses enfants ne le laissent vivant;
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et, se frappant le coeur avec un cri [2] sauvage,
II pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le coeur.
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.

          —— Alfred de Musset, « La nuit de mai » dans Poésies nouvelles, Poésies complètes, édition de Maurice Allem, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1957, p. 308-309. C'est l'avant-dernière strophe du poème reprise ici en entier. Le « morceau choisi » commence évidemment avec les deux vers des plus célèbres de Musset : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux, / Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots », pour se terminer à la fin de la strophe ou dix vers avant la fin (« Poètes, c'est ainsi... »). Sur le mythe sans âge de ce pélican, on se reportera à l'exposé de Maurice Allem, p. 734-736, qui montre que Musset s'inspire de Buffon.

      Un fragment significatif de la phrase de Ducasse échappe au vocabulaire comme à la pensée de Musset qui l'inspire et c'est celui qui veut que le pélican n'ait « pour témoin que celui qui sut créer un pareil [phénomène], afin de faire honte aux hommes ».

(8) La question, « être ou ne pas être », le courage du suicide face à la mer d'ennuis (sea of troubles) — ou sur le bateau démâté —, se repose exactement ainsi. C'est, pour l'homme, lâche, dans le monologue de Hamlet, la crainte de la survie (première scène de l'acte 3).

      Dès lors, le raisonnement du fossoyeur des Chants de Maldoror peut paraître difficile à suivre, puisqu'il commence avec la seconde question (car il n'est justement pas question de suicide ici). La source s'en trouve chez Byron, et notamment dans son drame Manfred : c'est l'impossible anéantissement de soi. Même morts, nous survivons, et la preuve s'en trouverait dans ces revenants. Le créateur de l'univers empêcherait-il donc la « mortalité de l'âme » ? nous forcerait-il à exister, après la mort, encore et toujours ?

(9) De l'avis de Pierre-Olivier Walzer, la « comparaison », cf. (w), viendrait de William Blake, « The garden of love » (« Le jardin d'amour »), Songs of experience, 1794. Songs of innocence and of experience, Oxford University Press, 1977 (planche 44); Poèmes, édition et traduction de M. L. Cazamian, Paris, Aubier-Flammarion, 1968 (p. 148-149). Le rapprochement paraît vraisemblable, impliquant plusieurs éléments textuels en peu de mots (tombes et fleurs, cimetière et jardin/prairies). La comparaison tient aux trois derniers des vers suivants. Je ne sais encore si l'on pourrait trouver la traduction dans laquelle Ducasse aurait lu le poème, si le rapprochement est avéré.

So I turn'd to the Garden of Love
That so many sweet flowers bore,
And I saw it was filled with graves,
And tomb-stones where flowers should be.

Alors je revins au Jardin d'Amour
Où croissaient jadis tant de suaves fleurs;
Mais je le vis rempli de tombes
Et de dalles où eussent dû être des fleurs.

(10) Cette solution au « problème du mal » n'est pas très orthodoxe, mais il est bien possible qu'elle corresponde véritablement à un exposé théologique. Cela dit, le déséquilibre est net entre la mise à l'épreuve de la vertu d'un côté et la rédemption universelle de l'autre. En tout cas, les morts sont bien morts (c'est la « mort terrestre ») et le fossoyeur doit renoncer à ses histoires de revenants.

(11) Après la strophe 1.8, voici la seconde évocation du personnage de Manfred de George Gordon Byron, dans le drame du même nom. C'est son portrait, que l'on retrouve, les rides du jeune homme prématurément vieilli, auquel s'ajoute la cicatrice au front du démon qui veut prendre son âme à sa mort, cicatrice qui fera le sujet de la strophe 2.2. On se reportera à l'analyse présentée à ce propos aux notes (4) et (5) de la strophe 1.8., où l'on trouvera notamment les textes décrivant la cicatrice en question. On notera que le mot stigmate ne vient dans aucune des traductions de Manfred, mais bien empreinte et cicatrice(s), ce dernier mot repris en 2.2.

(12) « Je crains de le savoir », « je préfère rester dans l'incertitude » et ne pas demander « la violation de tes secrets ». Avec le portrait physique, c'est la psychologie de Manfred, affligé d'un mal de vivre qui repose entièrement sur un secret, un crime que personne ne devrait vouloir connaître, tant il est horrible. En fait, si celui de Manfred se laisse finalement deviner (l'inceste), celui de Maldoror sera évidemment plus terrible, plus secret.

(13) Du point de vue dramatique et événementiel, cette réplique est la seule qui puisse évoquer la scène du cimetière dans Hamlet. « À qui est cette fosse, mon brave ? (whose gave's this, sirrah ? »).  — « La mienne, monsieur ». Suit une série de quiproquos amusants de la part du fossoyeur sur la question de savoir s'il s'agit de déterminer qui la creuse, qui l'occupe en ce moment ou qui l'occupera, d'autant qu'il ne s'agira ni d'un homme, ni d'une femme, mais d'un cadavre.

(14) Depuis le début du dialogue, nous trouvons plusieurs jeux entremêlant les adresses entre les interlocuteurs et les apartés. Ici, Maldoror répond à l'aparté du fossoyeur.

(15) Voir la variante (72) pour apprécier la nouvelle métamorphose de Georges Dazet dans le Chant premier, après le poulpe de la strophe 1.9, l'ode à l'océan, 23 : 6, cf. la variante (13), puis le rhinolophe de la strophe 1.10, 35: 3, cf. v. (17).

      L'encyclopédie d'histoire naturelle de Jean-Charles Chenu décrit les tribus de poux (que l'on retrouvera à la strophe 2.9), parmi les annelés, au tome 12, p. 256 : le onzième ordre des annelés, les anoploures (tout comme le douzième et dernier, les thysanures), dont le pou fait partie, a pour premier caractère d'être dépourvu d'ailes (« ailes totalement nulles »), d'où il suit forcément qu'il est dépourvu d'élytres, les carapaces mobiles protégeant les ailes.

      Comme le collage se réduit à un mot, car c'est bien de cela qu'il s'agit, on ne peut en trouver la source.


4. Faurissonneries

      Le « résumé » de la strophe par Robert Faurisson nous présente « une conversation sublime entre Maldoror et un innocent de village » (p. 70).

1.   Le fossoyeur. « Pauvre diable de fossoyeur, espèce d'innocent de village », « le pauvre hère », « le pauvre niais », le « nigaud », « le benêt », « ce parfait imbécile », un « personnage aussi grotesque » (p. 70-71). Et parlant d'un « "paria de la civilisation" — c'est un fossoyeur qui nous le dit ! » (p. 72). Rien dans le texte ne justifie cette présentation du personnage; c'est une pure invention sous la forme d'une « lecture » des Chants. Ce n'est pas de l'interprétation littéraire, mais un jeu gratuit de fabulation.

2.   Maldoror. Il est présenté comme celui qui joue le sublime et la profondeur, le « grand Maldoror », qui fait le professeur (se critiquant lui-même au sujet de sa comparaison qui manque de vérité), dont l'adresse au pou (en aparté) est une « cuistrerie propre à éblouir le fossoyeur » (p. 70) — un aparté ! Le tout avec un « air protecteur » (p. 71). Personne ne peut reconnaître le Maldoror de cette strophe-là dans ce personnage. C'est encore une pure invention de Robert Faurisson.

3.   Lecture hâtive (« un cimetière des îles Foeroé », p. 69), lecture incertaine (« le fossoyeur norvégien (ou danois ?) », p. 71) et lecture fautive : le point d'exclamation qui proteste contre le « sauvage (!) pélican » manifeste évidemment un contresens très net, l'adjectif étant incorrectement entendu au sens de non domestiqué, alors qu'il a ici son sens naturel (la nature animale, souvent violente et féroce, qui s'oppose à la douceur de ce qui est « civilisé »).

4.   Et comme toujours, alors que le critique ridiculise le texte de la strophe en la présentant de manière arbitraire comme relevant de la bouffonnerie, il est en même temps insensible au comique de la rhétorique, notamment ici celle des trois comparaisons (le pélican, l'amant trompé et l'interne du lycée) de plus en plus longues et narratives. Qu'on en juge : cela est pour lui un « discours filandreux d'une quarantaine de lignes » !

5.   Question autobiographique, toute naturelle de la part d'un critique scolaire et académique : non, à son avis la description du lycéen révolté contre l'autorité démesurée et arbitraire des surveillants n'a rien d'autobiographique. Pourquoi ? « Si Ducasse avait éprouvé le besoin de faire à son lecteur une douloureuse confidence, il n'aurait pas choisi pour porte-parole un personnage aussi grotesque » (p. 71) que le fossoyeur. On a là un bel exemple de rigueur critique : un auteur doit savoir choisir ses « porte-paroles ».

      Mais oui, bien entendu que le professeur Faurisson n'allait pas laisser passer le « majestueux solécisme » du rappelle-toi-le (p. 70). Toutefois, c'est fini, fini, la récréation est finie.

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