TdM RRR / Le Recueil des Récits de Rêve - Édition de Guy Laflèche TGdM

Le songe en France au Moyen Âge

     Le songe est un discours herméneutique qui doit nécessairement être déclaré comme tel, qu'il s'agisse d'une apparition, d'une vision ou d'une « avision » de nature pseudo-narrative venue à l'esprit durant le sommeil. Dans tous les cas, au réveil, le songeur en fait un tableau et, dans sa réalisation écrite, ce sera le « texte » du songe, qui appelle par définition son « contexte interprétatif » (qui n'est pas forcément textuel) dont la forme la plus élémentaire est constituée de la « situation première » du discours herméneutique en question (la personne ou le personnage est endormi et il songe : Sp = personnage + sommeil + songe). Ces conclusions découlent de l'analyse narrative de cet objet non narratif qui s'appelle donc lui-même un « songe ». La littérature (au sens large du mot) en France au Moyen Âge en compte environ cinq cents exemples. On les trouve surtout dans les trois grands genres populaires qui se succèdent en se chevauchant : l'épopée, l'hagiographie et le roman (populaire). Or, contrairement à l'idée reçue, ces songes ne sont généralement pas prophétiques et encore moins mensongers (ces idées nous viennent des théories sur le songe et non de ses réalisations, c'est-à-dire de la réalité) : ils sont souvent prescriptifs, mais plus généralement annonciateurs. Et puisque les textes du songe se présentent sous la forme de tableaux, il suit qu'ils sont souvent à l'imparfait : c'est l'imparfait descriptif (un imparfait ponctuel qui n'est pas l'imparfait duratif du récit de rêve). Tels sont les caractères de l'onirisme médiéval, très artificiel, alors qu'il est pourtant nourri de la vie quotidienne. Toutefois, il apparaît aussi que le songe n'est pas à l'origine du récit de rêve : il lui a au contraire opposé une dure résistance qui continue d'ailleurs à se faire sentir.

Table


Le songe en France au Moyen Âge

      La définition universelle du songe, et au vrai cela n'a pas besoin de développement, à moins qu'on ne s'adresse à des amis de la dispute, est la suivante : le songe est un mouvement ou un modelage polymorphe de l'âme, qui signifie les événements bons ou mauvais à venir. Cela étant, tout ce d'une part qui aura son accomplissement après un intervalle de temps, ou grand ou petit, tout cela l'âme le prédit au moyen d'images particulières inhérentes à la nature des choses, qui sont appelées ainsi « éléments », parce qu'elle estime que, dans l'intervalle, instruits par la réflexion, nous serons capables d'apprendre le futur.

—— Artémidore, Onirocriticon.

Les études du songe médiéval : bibliographie

      On trouve toujours les bibliographies à leur place, à la toute fin des articles ou des livres, notamment en ce qui concerne les études sur le sujet en question. Or, le sujet du présent chapitre ne se trouve encore traité nulle part. Il s'agit de l'objet discursif qu'on désigne au Moyen Âge sous le nom de songe. Le mieux est donc de commencer la démonstration en montrant que même les spécialistes présentent souvent la chose sans s'occuper du mot qui la désigne, voire même parfois de ceux qui réalisent cet objet matériel, soit une structure discursive (textuelle ou plus rarement picturale). On sait que le rêve n'existe pas, même pour un neurologue, autrement que dans un « rappel » : c'est le récit de rêve. Alors il est évident qu'il en est de même, à plus forte raison, du songe et particulièrement du songe médiéval en France, qu'il ait été rédigé en latin ou en français (car on s'en tiendra ici à ses réalisations linguistiques). Certes, les historiens peuvent bien s'intéresser aux « discours sur la chose », ce sont des théories qui viennent des Grecs, des Romains ou des pères de l'Église, inlassablement reprises et développées tout au long du Moyen Âge; mais on s'éloigne ainsi de la réalité, la réalité matérielle du songe, puisqu'on l'étudie alors au second degré. D'ailleurs, ces études, intéressantes et passionnantes, sont fascinantes en ce qu'elles affabulent un objet inexistant : le « rêve » au Moyen Âge.

      Pour réaliser cette bibliographie des études et particulièrement des études littéraires sur le songe en France au Moyen Âge, j'ai simplement dépouillé celles des trois ouvrages suivants : la thèse d'Herman Braet (1975, cf. bg. 30), le recueil d'Alain Corbellari (bibliographie établie avec la collaboration de Yasmina Foehr-Janssens, Jean-Yves Tilliette et René Wetzel, 2007, bg. 9 [13]) et enfin les thèses de Mireille Demaules (1985 et 2008, parue en 2010, bg. 69, 78 et 79). J'ai complété ce dépouillement à l'occasion de ma lecture de ces livres et de ces articles. Cela dit, ces bibliographies ne sont pas remplacées par mon dépouillement, d'abord parce qu'il est restrictif (je m'en tiens aux ouvrages sur le songe médiéval en France), ensuite parce qu'il n'était pas nécessaire pour mon analyse de consulter systématiquement les ouvrages sur les auteurs ou les oeuvres présentant des songes, à la recherche des exposés fragmentaires qu'on pouvait y trouver à leur sujet. — J'espère que mes lecteurs ou leurs auteurs voudront bien me les signaler.

      L'objectif de cette bibliographie, contrairement à celles qui viennent d'être énumérées, n'est pas synthétique, mais analytique : il suffit de répartir les études en fonction des genres auxquels elles se sont appliquées pour en dégager un panorama des corpus des songes médiévaux. Mais on comprendra aussi que ce classement n'est nullement logique ni même rigoureux, puisque sa fonction n'est pas de classer les études, mais leurs corpus, pour parvenir à ce panorama, de sorte que l'analyse est déjà commencée avec la simple énumération des sections de la bibliographie, d'autant que l'une d'entre elle, la section 4, est vide, tandis que d'autres sont malheureusement bien peu garnies.

      On ne fera pas une synthèse de ces analyses littéraires et thématiques, mais plutôt un regroupement d'observations éparses propres à caractériser le songe, car il s'agissait de trouver dans ces travaux ce que leurs auteurs n'avaient aucune intention d'y mettre. Dans l'ouvrage en cours ici sur RRR, nous avons montré qu'il a fallu beaucoup de temps pour entreprendre l'étude narrative du rêve, alors même qu'on désignait depuis toujours son rappel sous le nom de « récit de rêve ». Or, cette étude nous a conduits, dans mon séminaire sur l'étude narrative (de 2008 à 2009) à faire ensuite tout le contraire, soit l'étude narrative d'un objet qui n'est pas de soi narratif, le songe, exactement comme on soumet aux études littéraires (ce sont les diverses sciences de la littérature, dont l'étude narrative) des objets non littéraires, les relations de voyage en Nouvelle-France, par exemple. Le songe, toutefois, occupe une place importante dans la littérature médiévale et on rencontrera de nombreux songes d'une grande valeur artistique. Il suit qu'on ne reprochera pas aux médiévistes ni même aux spécialistes du songes au Moyen Âge de n'avoir pas encore réalisé ce qu'on va entreprendre maintenant, soit l'étude narrative d'un objet non narratif : on n'a aucun mérite à être aussi original ! — Mais c'est aussi ce qu'on appelle faire une découverte, voir tout à coup ce que personne n'avait encore vu précisément parce que c'était trop évident. C'est le syndrome de « La lettre volée ».

      D'ailleurs, si l'on se reporte à la bibliographie de travail, on verra qu'il ne s'y trouve aucune étude narrative portant sur le songe (médiéval), tandis qu'on ne trouve ici que l'article de Jean-Daniel Gollut (bg. 9 [3]) pour appliquer quelques concepts de l'étude narrative à l'analyse littéraire du songe. — L'hypothèse qu'on démontrera vraie s'impose déjà par le non-lieu de facto des études narratives du songe : contrairement au rêve, le songe n'est pas une histoire.

1. Ouvrages généraux sur le songe médiéval

Bach, Valérie, les Clefs des songes médiévales (XIII-XVe siècles), les Presses de l'Université de Strasbourg, 2007, 336 p. [1

Fischer, Steven R., the Complete Medieval Dreambook : a multilingual, alphabetical « Somnia Danielis » collation, Berne-Francfort, Peter Lang, 1982. [2

——, « Dreambooks and the interpretations of medieval literary dreams », Archiv für kulturgeschichte, vol. 65, no 1, 1983, p. 1-20. [3

Kruger, Stephen F., Dreaming in the Middle Ages, Cambridge University Press, 1992, 254 p. [4

Le Goff, Jacques, « Les rêves dans la culture et la psychologie collective de l'Occident médiéval », Scolies, no 1, 1971, repris dans Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977, p. 299-306. [5

——, « Le christianisme et les rêves (IIe-VIIe siècles) », i Sogni nel Medioevo (cf. bg. 10 [9]), 1985, rééd. dans l'Imaginaire médiéval, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires »), 1985, p. 265-316. [6

Le Goff, Jacques, et Jean-Claude Schmitt, Dictionnaire raisonné de l'Occident médiéval, art. « Rêve », Paris, Fayard, 1999, p. 950-968. [7

Lynch, Kathryn Leona, the High Medieval Dream Vision : poetry, philosophy, and Literary form, Stanford University Press, 1988. [8

2. Les songes littéraires, études littéraires

2.1 Recueils

Corbellari, Alain, et Jean-Yves Tilliette, le Rêve médiéval, Genève, Droz, 2007, 258 p. [9

[1] Alain Corbellari et Jean-Yves Tilliette, « Introduction », p. 7-9; [2] Jean-Yves Tilliette, « Belles-lettres et mauvais rêves : de quelques cauchemars monastiques des Xe et XIe siècles », p. 11-36; [3] Jean-Daniel Gollut, « Songes de la littérature épique et romanesque en ancien français : aspects de la narration », p. 37-52; [4] Alain Corbellari, « Pour une étude générique et synthétique du récit de rêve dans la littérature française médiévale », p. 53-71; [5] Claudine Korall, « Le second sens d'un récit : méthodologie et cas d'étude dans la Quête du Saint-Graal », p. 73-90; [6] René Wetzel, « La vie, un rêve ? songe trompeur et vie vaine dans la littérature allemande du XIIIe siècle », p. 91-109; [7] Yasmina Foehr-Janssens, « Songes creux et insomnies dans les récits médiévaux (fabliaux, dits, exempla) », p. 111-136; [8] Francesca Braida, « L'invention iconographique du conte de l'arbre de Jessé », p. 137-171; [9] Hélène Bellon-Méguelle, « Entre prédiction et résurgence : le rêve oraculaire d'Alexandre au Temble de Mars dans les Voeux du paon de Jacques de Longuyon », p. 173-191; [10] Virginie Minet-Mahy, « Le songe : de la mort de l'auteur à la naissance du lecteur », p. 193-220; [11] Marina Abramava, « Songe-mensonge et songe-parodie dans le roman de Joanot Martorell, Tirant lo Blanc », p. 221-231; [12] Jean-Claude Schmitt, « Postface : du moi du rêve au je du récit et de l'image », p. 233-242. [13] Bibliographie, p. 243-250. Index des auteurs et des oeuvres anonymes.

Gregory, Tullio, éd., i Sogni nel Medioevo, Rome, Edizioni dell'Ateno, 1985, 358 p. [10

[1] Tullio Gregory, « Presentazione », p. vii; [2] Ignazio Baldelli, « Visione, immaginazione e fantasia nella Vita nuova », p. 1-10; [3] Herman Braet, « Rêve, réalité, écriture : du référentiel à la sui-référence », p. 11-24; [4] A. Bausani, « I sogni nell'Islam », p. 25-36; [5] Gilbert Dagron, « Rêver de Dieu et parler de soi : le rêve et son interprétation d'après les sources byzantines », p. 37-56; [6] Peter Dinzelbacher, « Korpeliche und seelische Vobedingungen religioser traume und visionen », p. 57-87; [7] Tullio Gregory, « I sogni e gli astri », p. 111-148; [8] Giulio Guidorizzi, « L'interpretazione dei sogni nel mondo tardoantico : oralita e scrittura », p. 149-170; [9] Jacques Le Goff, « Le christianisme et les rêves (II-VIIe siècles) », p. 171-218; [10] Raoul Manselli, « Il sogno come premonizione, consiglio e predizione nella tradizione medioevale », p. 219-244; [11] Christiane Marchello-Nizia, « La rhétorique des songes et le songe comme rhétorique dans la littérature française médiévale », p. 245-260; [12] Franco Michelini Tocci, « Teoria e interpretazione dei sogni nella cultura ebraica medievale », p. 261-290; [13] Jean-Claude Schmitt, « Rêver ai XIIe siècle », p. 291-316; [14] Klaus Speckenbach, « Form, Funktion und Bedeutung der Traume im Lancelot-Gral-Zyklus », p. 317-355.

2.2 Études d'ensemble

Bloch, Ralph Howard, A study of the dream motif in the old french narrative, thèse de doctorat de Stanford, 1970. [11

Bodenham, Charles Henry L., « The nature of the dream in late mediaeval french literature », Medium AEvum, no 54, 1985, p. 74-86. [12

Braet, Herman, « Rêve, réalité, écriture : du référentiel à la sui-référence », i Sogni nel Medioevo (cf. bg. 10 [3]), 1985. [13

Carruthers, Léo, éditeur, Rêves et prophéties au Moyen Âge, Paris, Publications de l'AMAES, no 22, 1998. [14

Lanzoni, Francesco, « Il sogno presago della madre incinta nella litteratura medievale e antica », Analecta Bollandiana, no 45, 1927, p. 225-261. [15

Marchello-Nizia, Christiane, « La rhétorique des songes et le songe comme rhétorique dans la littérature française médiévale », i Sogni nel Medioevo (cf. bg. 10 [11]), 1985. [16

Perrus, Claude (Mme), éd., « Rêves et récits de rêve au Moyen Âge », Arzana (Cahiers de littérature italienne), Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1977, 177 p. L'ouvrage porte sur le songe médiéval en Italie. [17

Quillet, Jeannine, « Le songe », Culture et travail intellectuel dans l'Occident médiéval, rapport du IXe colloque d'humanisme médiéval, 1973, édition de Geneviève Hasenohr et Jean Longère, Paris, CNRS, 1981, p. 82-93. [18

Schmitt, Jean-Claude, « The liminality and centrality of dreams in the Medieval West », Dream, Cultures : Explorations in the Comparative History of Dreaming, éd. de David Shulman et Guy G. Stroumsa, Oxford Universty Press, 1999, p. 274-287, repris sous le titre « Le sujet du rêve » dans son recueil le Corps, les rites, les rêves, le temps : essais d'anthropologie médiévale, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires »), 2001, p. 295-315. [19

——, « Récits et images de rêves au Moyen Âge », Ethnologie française, vol. 33, no 4 (oct.-déc. 2003), p. 553-563. [20

3. La littérature médiévale latine

Amat, Jacqueline, Songes et visions : l'au-delà dans la littérature latine tardive, Paris, Études augustiniennes, 1983. [21

Carozzi, Claude, le Voyage de l'âme dans l'au-delà d'après la littérature latine (V-XIIIe siècles), Rome, École française, 1994. [22

Crespo, Roberto, « Sogni e digiuni nel ms. lat. 7486 della Bibliothèque Nationale di Parigi », Mélanges de linguistique, de littérature et de philologie médiévales offerts à J. R. Smeets, Leiden, 1982, p. 65-72. [23

Moreira, Isabel, Dreams, visions, and spiritual authority in Merovingian Gaul, Ithaca, Cornell University Press, 2000, XIV-262 p., notamment mais non exclusivement « Visions and the hagiographer in Merovingian Sources », p. 173-197. [24

Schmitt, Jean-Claude, « Rêver au XIIe siècle », i Sogni nel Medioevo (cf. bg. 10 [13]), 1985, repris sous le titre « Les rêves de Guibert de Nogent », le Corps, les rites... (cf. bg. 19), 2001, p. 263-294. [25

Tilliette, Jean-Yves, « Belles-lettres et mauvais rêves : de quelques cauchemars monastiques des Xe et XIe siècles », le Rêve médiéval (cf. bg. 9 [2]), 2007. [26

4. Vies des saints et littérature pieuse

      Curieusement, je n'ai encore trouvé aucune étude d'ensemble sur les songes de l'hagiographie médiévale, dans les vies de saints et la littérature dévote proprement dite, dans la Légende dorée par exemple. Dans ce dernier cas, est-ce que les études en italien m'auraient échappé ?

5. La chanson de geste

Braet, Herman, « Le second rêve de Charlemagne dans la Chanson de Roland », Romanica Gandensia : études de philologie romane, no 12, 1969, p. 5-19. [27

——, « Le songe de l'arbre chez Wace, Benoît et Aimon de Varennes », Romania, 1970, vol. 91, p. 255-267. [28

——, « Réflexions sur les rêves dans les chansons de geste », le Moyen Âge, no 77, 1971, p. 405-416. [29

——, « Le brohun de la Chanson de Roland », Zeitschrift für romanische philologie, no 89, 1973, p. 97-102. [30

——, le Songe dans la chanson de geste au XIIe siècle, Université de Gent (coll. « Romanica Gandensia », no 15), 1975, 252 p. [31

Cantera Ortiz de Urbina, Jesus, et Margarita Cantera Montenegro, « Sueños y apariciones a Carlomagno », Homenaje a Alvaro Galmés de Fuentes, vol. 1, Oviedo-Madrid, Universidad-Edit. Gredos, 1985, p. 395-408. [32

Krappe, Alexander Haggerty, « The dreams of Charlemagne in the Chanson de Roland », Papers of Modern Language Association, no 36, 1921, p. 134-141. [33

——, « Le songe de la mère de Guillaume le Conquérant », Zeitschrift für französische sprache und literatur, no 61, 1937, p. 198-204. [34

Labbé, Alain, « Les Jeux d'Orange : matériau onirique et illusion magique dans les Enfances Guillaumes », Senefiance, « Magie et illusion au Moyen Âge », no 42, 1999, p. 269-291. [35

Lepage, Yvan G., « Bestiaire des songes médiévaux », le Récit de rêve, éd. de Christian Vandendorpe, Québec, Nota Bene, 2005, p. 75-97. [36a

      L'analyse porte pour l'essentiel sur la chanson de geste (63% des oeuvres étudiées), même si cela n'est pas explicite, quelques romans se mêlant aléatoirement au corpus, dont la Queste del Saint Graal, puis surtout le Lancelot du Lac (éd. Elspeth Kennedy) qui compte à lui seul pour quatre oeuvres ! Le corpus de l'article est toutefois soigneusement décrit en appendice, soit des songes d'oeuvres qui mettent en scène des « animaux » (30 oeuvres, ou plutôt 27, sur 55 examinées, dont 17 chansons de geste).

      L'auteur dit bien que son corpus est incomplet (p. 77) et on voit qu'il dépend à ce moment de Reves.ca, dont il est alors responsable pour la période du Moyen Âge :

——, avec la collaboration de Jennifer Dionne, édition de songes médiévaux sur le site « Reves.ca », sous la direction de Christian Vandendorpe, 2001-2005 (le chercheur Y. G. Lepage est décédé en 2005). — http://www.reves.ca. [36b

      Si de nombreuses traductions sont de Y. G. Lepage et de J. Dionne, dans le cas du premier tome du Livre du Graal (soit 22 textes, le quart du corpus), on a tout simplement recopié l'édition et la traduction de Gallimard (le Livre du Graal, « Joseph d'Arimathie », édition et traduction de Gérard Gros, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la pléiade », vol. 1, 2001), mais en confondant parfois des visions et des songes (comme le cas est patent pour la double vision d'Ewalac, au début du roman, p. 53-54, interprétée p. 161-163). Cela ne saurait être le fait d'Y. G. Lepage : les numéros d'entrée de ces fiches, nos 1361 et suiv., viennent bien après son travail, dont les entrées ne dépassent pas le no 650 — la fabuleuse entrée no 1017 étant déjà l'oeuvre d'un assistant de recherche qui n'a pas été supervisé (par Y. G. Lepage).

      Pour afficher la liste des « rêves » qui nous occupent ici, il faut remplir le formulaire de recherche en choisissant l'époque « Moyen Âge » et le pays « France ». On a alors le tableau des cent (100) songes de la banque. Pour accéder aux diverses « fiches » et garder le tableau du corpus actif, vous devez cliquer avec le bouton droit (et non le gauche) de votre souris sur la case « lire » et demander d'ouvrir le texte dans une nouvelle fenêtre (sinon vous devrez remplir à nouveau le formulaire, puisque l'ordre des fiche est arbitraire, de sorte que la « fiche suivante » n'a évidemment aucun sens — sauf dans les quelques cas où un groupe de rêves d'un auteur a été enregistré d'un seul coup —, s'agissant de son numéro d'entrée dans la banque ! et on se demande bien qui pourrait s'amuser à les lire dans cet ordre, ordre pourtant sérieusement suggéré par la fameuse « banque de données »). Vous ne pourrez ni imprimer ni copier ce texte directement : pour le faire, vous devez accéder à l'affichage du texte en code source, le copier, puis le traiter avec votre système de traitement de texte (bonne chance !). Bref, le site « Reves.ca » n'a pas été conçu pour la recherche, mais pour amuser les internautes de passage. C'est un travail d'amateurs à l'intention du grand public. Rien empêche toutefois de l'utiliser au mieux.

      Or, non seulement le corpus des « rêves » médiévaux sur Reves.ca n'est pas justifié, c'est le moins qu'on puisse dire (nulle part vous ne trouverez ses règles d'établissement), mais on se rend vite compte qu'il est arbitraire : il a été réalisé avec la bibliographie de la thèse d'Herman Braet (bg. 31), de sorte que le corpus des songes des chansons de geste y est disproportionné, surévalué ou surestimé (surreprésenté, dirais-je très simplement, si ce n'était un barbarisme). Alors que les vingt-deux songes pris tout aussi arbitrairement au Livre du Graal achèvent d'en faire un corpus boiteux.

Lerch, Eugen, « Le verrat de la Chanson de Roland : une correction inutile », Romania, no 64, p. 398-405. [37

Menegaldo, Silvère, « Parenthèse narrative et onirique : mise en scène du récit bref dans le Chevalier à l'épée », Études médiévales, no 3, 2001, p. 248-257. [38

Ott, Muriel, « Les songes d'Aymeri dans la Mort Aymeri de Narbonne », Mélanges de langue et de littérature françaises du Moyen Âge offerts à Pierre Demarolle, éd. de Charles Brucker, Paris, Champion, 1998, p. 241-262. [39

Owen, David Douglas Roy, « Charlemagne's dreams, Baligant and Turoldus », Zeitschrift für romanische philologie, no 87, 1971, p. 197-208. [40

Richthofen, Erich von, « Las visiones del lebrel en la Cancion de Rolando y el Infierno de Dante I, 101ss », Nuevos Estudios epicos, Madrid, Gredos, 1970, p. 103-109. [41

Ruiz-Doménec, José Enrique, « Los sueños de Carlomagno : una interpretation », Actes du Congrès international Rencesvals de Barcelone (1988), Barcelone, Memorias de la Real Academia de Buenas Letras, 1990, p. 207-217. [42

Semple, Benjamin M., « Recognizing Roland : the responses of the medieval audience to the dreams of Charlemagne in the Song of Roland », Dreams in french literature : the persistent voice, éd. T. Conner, Amsterdam, Rodopi, 1995, p. 27-45. [43

Van Emden, Wofgan, « Another look at Charlemagne's dreams in the Chanson de Roland », French Studies, no 28, 1974, p. 257-271. [44

Whitehead, Frederick, « Les rêves symboliques de Charlemagne à la veille de la bataille de Roncevaux », Bulletin bibliographique de la Société Rencesvals, no 6, 1971, p. 156-157. [45

——, « Charlemagne's second dream », Olifant, no 3, 1976, p. 189-195. [46

6. Les chroniques (de Joinville à Froissart)

Zink, Michel, « Joinville ne pleure pas mais il rêve », Poétique, vol. 9, no 1, ou no 33, 1978, p. 28-45. [47

7. Songe-t-on au théâtre durant le Moyen Âge ?

Holloway, Julia Bolton, « "The dream of the rood" and liturgical drama », Drama in the Middle Ages : comparative and critical essays, second série, éd. Clifford Davidson et John H. Stroupe, New York, AMS, 1990, p. 24-42. [48

8. Jeux poétiques et narratifs

      Poésie romanesque : du Roman de la rose (Guillaume de Lorris et Jean de Meung), 1230-1280, au Mont Saint-Michel de Guillaume de Déguilleville, 1330. Autrement, les poètes rapportent-ils leurs songes ? Ne font-ils pas qu'en parler, généralement pour s'en plaindre ? — On ne confondra pas, en effet, le thème du songe et le discours herméneutique qu'on désigne sous ce nom.

Badel, Pierre-Yves, « Songes et apparitions », le Roman de la rose au XIVe siècle : étude de la réception de l'oeuvre, chapitre 4, Genève, Droz, 1980, 536 p., p. 331-409. [49

Demaules, Mireille, « Le roman de la rose », la Corne et l'ivoire : étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles, chapitre 7, Paris, Champion, 2010, 707 p., p. 511-604. [50

Jan, Fabienne, De la dorveille à la merveille : l'imaginaire onirique dans les lais féeriques des XIIe et XIIIe siècles, Lausanne, Essais Archipel, 2007. [51

Marchello-Nizia, Christiane, « Entre l'histoire et la poétique, le "songe politique" », Revue des sciences humaines (« Moyen Âge flamboyant, XIVe-XVe siècles »), no 183, 1981, p. 39-53. [52

Maupeu, Philippe, « La tentation autobiographique dans le songe allégorique édifiant de Guillaume de Diguleville : le Pèlerinage de la vie humaine », Songes et songeurs (XIIIe-XVIIIe siècles), édition de Nathalie Dauvois et Jean-Philippe Grosperrin, Québec, Presses de l'Université Laval, 2003, p. 49-68. [53

Minet-Mahy, Virginie, « Le songe : de la mort de l'auteur à la naissance du lecteur », le Rêve médiéval (cf. bg. 9 [10]), 2007. [53bis

      Si le premier mot du titre est le songe, il ne s'agit pas de son sujet, mais plutôt des textes à l'étude, soit les oeuvres qui, à la suite du Roman de la rose, prennent le songe comme cadre : Jean Froissart, Evrart de Conty, Guillaume de Machaut, Georges Chastelain, Christine de Pizan et Alain Chartier.

Newman, F. X., Somnium : medieval theories of dreamings and the form of vision poetry, thèse de doctorat, Princeton University, 1963. — L'ouvrage, que je n'ai pas consulté, est classé ici sur la foi de son titre. [54

Nichols, Stephen G., « "Tel songe songier" : dreaming and naming in le Roman de la rose », "Ce est li fruis selonc la letre : mélanges offerts à Charles Méla, Paris, Champion, 2002, p. 493-510. [55

Spearing, Anthony Colin, Medieval Dream-Poetry, Cambridge University press, 1976. [56

Strubel, Armand, « Écriture du songe et mise en oeuvre de la "senefiance" dans le Roman de la rose de Guillaume de Lorris », Études sur le « Roman de la rose », édition de Jean Dufournet, Paris, Champion (coll. « Unichamp »), 1984, p. 145-179. [57

Wright, T. D., « Le cadre du rêve dans le Roman de la rose », Chimères (a journal of french and italian literature), no 15, 1982, p. 43-53. [58

9. Le roman courtois (généralement en vers)

Braet, Herman, « Visio amoris : Genèse et évolution d'un thème de la poésie provençale », Mélanges d'histoire littéraire, de linguistique et de philologie romanes offerts à Charles Rostaing, 1974, 2 vol., LXXII-1270 p., p. 89-99. [59

——, « Les amants dans la forêt », Mélanges de langue et de littérature offerts à Teruo Sato, Nagoya, 1974, p. 1-7. [60

——, « Le rêve d'amour dans le roman courtois », Voices of conscience : essays on Medieval and Modern French Literature (in memory of James D. Powell and Rosemary Hodgins), éd. de Raymond J. Cormier, Philadelphie, Temple University Press, 1977, p. 107-118. [61

Carden, Sally Tartline, « "Forment pensifz ou lit me mis" : le songe dans le Livre du cuer d'amours espris », les Lettres romanes, no 49, 1995, p. 21-36. [62

Corbellari, Alain, « Onirisme et bestialité : le roman de Guillaume de Palerne », Neophilologus, vol. 86, no 3, 2002, p. 353-362. [63

Dufournet, Jean, « Étude de l'épisode du roi Marc dans la hutte des amants », l'Information littéraire, vol. 27, no 2, 1975, p. 79-87. [64

Jonin, Pierre, « Le songe d'Iseut dans la forêt du Morois », le Moyen Âge, no 64, 1958, p. 103-113. [65

Schwartz, Deborah, « Guinglain and Lancelot : the nightmares in le Bel Inconnu », Arthuriana, vol. 12, no 2, 2002, p. 3-31. [66

10. Le roman populaire du XIIIe siècle (généralement en prose)

Bellon-Méguelle, Hélène, « Entre prédiction et résurgence : le rêve oraculaire d'Alexandre au Temble de Mars dans les Voeux du paon de Jacques de Longuyon », le Rêve médiéval (cf. b. 9 [9]), 207. [66bis

Connochie-Bourgne, Chantal, « Les songes animaliers dans le Lancelot en prose : du serpent, du lion et du léopard », the Court Reconvenes : courtly literature across the disciplines (selected papers from the ninth triennal congress of the International Courtly Literature Society), University of British Columbia, Vancouver, 25-31 juillet 1998, éd. Barbara K. Altmann et Carleton W. Carroll, London, Brewer, 2003, p. 307-315. [67

Demaules, Mireille, « Écriture et imaginaire du rêve dans le Lancelot en prose », Médiévales, no 3, 1983, p. 18-27. [68

——, Forme et signification du rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles, thèse de doctorat, Paris, 1985. [69

——, « Chrétien de Troyes ou l'épanchement du rêve dans la fiction », Speculum Medii AEvi, no 3, 1997, p. 21-37. [70

——, « Le songeur, l'interprète et le songe dans le Lancelot-Graal », Songes et songeurs (XIIIe-XVIIIe siècles), édition de Nathalie Dauvois et Jean-Philippe Grosperrin, Québec, Presses de l'Université Laval, 2003, p. 33-48. [71

——, « Forme et signification du songe dans la Queste del saint Graal », Literatures, no 50, 2004, p. 161-189. [72

——, « Le prophète et le glossateur : Merlin et l'interprétation des rêves », Littératures, no 53, 2005, p. 107-122. [73

——, « Le miroir et la soudure immatérielle : l'exemple du songe dans le Lancelot-Graal », Mouvances et jointures : du manuscrit au texte médiéval, éd. de Milena Mikhaïlova, Orléans, Paradigmes (coll. « Medievalia »), 2006, p. 55-66. [74

——, « Du symbolisme du pont dans quelques rêves et visions », les Ponts au Moyen Âge, éd. Danielle James-Raoul et Claude Thomasset, Paris, Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 181-196. [75

——, « Songe, secret et conversion : à propos du roi Label dans l'Estoire del saint Graal », Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne, vol. 59, 2007, p. 402-421. [76

——, « Le songe amoureux dans le Lancelot propre », Perspectives médiévales, actes du colloque « Sommeil, songes et insomnie » de l'Université de Rennes, 28-29 septembre 2006, édition de Christine Ferlampin-Acher, Élisabeth Gaucher et Denis Hüe, Société de langues et de littératures médiévales d'Oc et d'Oïl, juillet 2008, p. 199-216. [77

——, Pour une poétique du rêve médiéval : textes, idées, problèmes, thèse inédite [première version de l'ouvrage suivant], Paris, Sorbonne, 2008. [78

——, la Corne et l'ivoire : étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, 2010, 707 p. [79

      « Cet ouvrage est la version remaniée de la pièce principale de mon dossier d'habilitation à diriger des recherches, soutenu en novembre 2008, à l'Université de Paris-IV Sorbonne » (p. 9).

Greco, Gina L., Dream, vision, and prophecy : sacred historiography in the « Estoire del saint Graal » and the « Estoire de Merlin », thèse de doctorat, Princeton University, « Dissertation Abstracts international », no 53, 1992. [80

Gros, Gérard, « "Chil las ki de ton neveu naissoit" : étude sur le songe de Mordrain (Estoire del Saint Graal, par. 288) », Perspectives médiévales, actes du colloque « Sommeil, songes et insomnie » de l'Université de Rennes, 28-29 septembre 2006, édition de Christine Ferlampin-Acher, Élisabeth Gaucher et Denis Hüe, Société de langues et de littératures médiévales d'Oc et d'Oïl, juillet 2008, p. 269-292. [81

Joly, Jehanne, « Rêves prémonitoires et fin du monde arthurien », Senefiance, no 33 (« Fin des temps et temps de la fin dans l'univers médiéval »), 1993, p. 259-284. [82

Jonin, Pierre, « Un songe de Lancelot dans la Queste du Graal », Mélanges Rita Lejeune, Gembloux, Duculot, 2 vol, 1969, vol. 2, p. 1053-1061. [83

Korall, Claudine, « Le second sens d'un récit : méthodologie et cas d'étude dans la Quête du Saint-Graal », le Rêve médiéval (cf. no 9 [5]), 2007. [84

Moignet, Gérard, « La grammaire des songes dans la Queste del Saint Graal », Langue française, no 40, 1978, p. 113-119. L'article s'ouvre sur le dépouillement des neuf songes du roman. [85

Southward, Elaine C., « Arthur's dream », Speculum, vol. 18, 1943, p. 249-251 (l'article ne porte pas sur le songe, mais sur le texte et ses sources, les sources légendaires de Geoffroy et de Wace à l'origine des romans arthuriens, à la suite de l'article d'Arthur C. L. Brown, « Arthur's loss of Queen and kingdom », Speculum, vol. 15, 1940, p. 3-11). [86

Speckenbach, Klaus, « Form, Funktion und Bedeutung der Traume im Lancelot-Gral-Zyklus », i Sogni nel Medioevo (cf. bg. 10 [14]), 1985. [87

——, « Die Galehot-Träume im Prosa-Lancelot und ihre Rolle bei der Zyklus-bildung », Wolfram-Studien, no 9, 1986, p. 119-133. [88

Stanesco, Michel, « "Entre someillant et esveillé" : un jeu d'errance du chevalier médiéval », le Moyen Âge, vol. 90 (4e série, tome 39), nos 3-4, 1984, p. 401-431 (comme le titre l'indique, l'auteur étudie la « dorveille » du chevalier). [89

Williams, Andrea M. L., « Dreams and visions in the Perlesvaux », Arthurian Studies in honour of P. J. C. Field, éd. Bonnie Wheeller, Londres, Brewer, 2004, p. 73-80. [90

Zink, Michel, « Le rêve avéré : la mort de Cahus et la langueur d'Arthur du Perlesvaus à Fouke le fitz Waryn », Littératures, nos 9-10 (« Mélanges René Fromihague »), 1984, p. 31-38. [91

11. Les songes comiques et satiriques : les fabliaux et le Roman de Renart

Corbellari, Alain, « Rêves et fabliaux : un autre aspect de la ruse féminine », Reinardus, no 15, 2002, p. 53-62. [92

——, « "Un rous peliçon dont les geules estoient d'os" : les rêves dans le Roman de Renart », « Qui tant savoit d'engin et d'art » : mélanges de philologie médiévale offerts à Gabriel Bianciotto, Poitiers, Publications du CESCM, 2006, p. 115-122. [93

Foehr-Janssens, Yasmina, « "Contes et songes de bonnes femmes" : les fabliaux et l'insignifiance des rêves », "Ce est li fruis selonc la letre : mélanges offerts à Charles Méla, Paris, Champion, 2002, p. 305-322. [94

——, « Songes creux et insomnies dans les récits médiévaux (fabliaux, dits, exempla) », le Rêve médiéval (cf. no 9 [7]), 2007. [95

Le songe n'est pas un rêve

      La première chose qui surprend dans cette bibliographie est l'emploi du mot « rêve » dans le titre de nombreuses études en français. Non seulement le mot ne traduit pas correctement le vocable songe (songer, songier, songeur, etc.), mais crée un inutile anachronisme, puisque la réalité moderne du rêve ne se trouve pas au Moyen Âge. Il faut dire que l'exemple vient de haut, des maîtres d'école, puisque le petit Dictionnaire de l'ancien français d'A. J. Greimas (Paris, Larousse, 1969) traduit (!) songe d'un mot, « rêve », alors que le mot vedette n'avait évidemment pas besoin de traduction, comme on ne la trouvait pas dans le manuel précédent (le Dictionnaire d'ancien français de R. Grandsaignes d'Hauterive, Paris, Larousse, 1947). Bref, le mot ne peut se traduire sans incongruité, précisément parce qu'il désigne en français moderne une réalité médiévale. C'est, dans la traduction, « en ancien français dans le texte ».

      Si le mot rêve se trouve souvent dans les traductions à l'annonce, à l'ouverture ou à la fermeture du texte des songes, on peut y voir une édulcoration des traducteurs qui ne porte pas à conséquence pour la compréhension du texte, mais tel n'est pas le cas d'une étude sur le songe médiéval ou tel songe de l'époque. On commet alors deux fautes réciproques importantes. La première est le fait de la « traduction », puisqu'on transforme un concept ancien en une réalité moderne différente (de sorte qu'il ne s'agit plus d'une traduction, mais d'une adaptation, d'une modernisation). La seconde est de présenter le songe comme l'ancêtre du rêve, sa forme primitive, alors que tel n'est pas le cas non plus, bien au contraire (et c'est déjà exprimée la conclusion du présent chapitre). Plusieurs des études qui portent correctement le mot songe en leur titre emploient indifféremment les mots songe et rêve comme synonymes tout au long de leur développement, absolument, de sorte que le songe n'est même pas considéré comme le « rêve médiéval ». Par ailleurs, si quelques auteurs emploient toujours le mot songe, très correctement, je ne trouve que J.-C. Schmitt à présenter clairement le fait que le songe et le rêve correspondent à des réalités discursives différentes et que cela se trouve exprimé nommément par la lexicologie française qui oppose le songe et le rêve (bg. 20, p. 553, où l'historien critique sans le voir le titre même de son article).

      Puisque nous sommes en lexicologie, aussi bien en profiter pour corriger une faute assez courante, la lecture anachronique du dictionnaire de Furetière, dont les entrées songe et rêve sont pourtant aussi claires que significatives. Avec Antoine Furetière, nous en sommes encore au songe, bien entendu (car les dictionnaires retardent toujours de quelques décennies, voire d'un siècle). L'entrée qui nous intéresse est resve :

Resve. s. m. Songe. Ce mot est vieux, & ne se dit gueres que des songes des malades qui ont le cerveau altéré [lapsus du DGLF : aliéné !, souvent repris] ».

Non ! Furetière, fameux lexicologue, ne veut pas dire que le mot rêve est vieilli, puisque le concept n'existe pas encore dans le langage courant; il dit simplement que l'emploi du mot rêve au sens de « divagation », « délire », etc., pour désigner le songe ne s'emploie plus. C'est le sens étymologique : vagus, *exvagus, *esver, « vagabonder », « perdre le sens » (ancien français desver), « délirer ». Conclusion : un demi-siècle après Descartes, le mot (scientifique) rêve n'est pas encore du domaine public. Il le sera devenu avec l'Encyclopédie de Diderot, à la fin du XVIIIe siècle, en 1765. Ce sera, en français moderne, avec plus d'un siècle de retard, la désignation d'une nouvelle réalité. Et heureusement pour le français, il n'est jamais trop tard pour bien faire, car aucune autre langue européenne n'enregistrera la différence entre le songe (le songe gréco-latin, biblique, médiéval et classique, puis romantique) et une toute autre réalité, le rêve. — Pour un raisonnement inversé (qui frise parfois le cratylisme et l'étymologie populaire), on lira avec profit l'étude de Daniel Fabre : « Rêver : le mot, la chose, l'histoire » (Terrain, carnets du patrimoine ethnologique, no 26, mars 1996, p. 69-82), où l'auteur remonte à contre-courant du français moderne à l'ancien français, comme si resve, resver, desver et endesver n'étaient pas des mots très courants du Moyen Âge (mais sans plus de rapport que l'étymologie avec le mot rêve en français moderne). Exemple : « Est-ce songes, ou vos resvez ? / Qui dites que je sui desvez » (Chrestien de Troyes, le Chevalier de la charrette, v. 6343-6344, éd. Mario Roques, Paris, Champion, « Les classiques français du Moyen Âge », 1970, p. 193). Traduction : « Est-ce que vous songez ou si vous délirez ? » : ce délire du songe est désigné en ancien français comme un « rêve » et Furetière signale avec raison que ce mot en ce sens au XVIIe siècle est vieilli, rien de plus. À remarquer que, contrairement à songe, qui se traduit « songe » (ou, si l'on veut, ne se traduit pas), rêve et ses composés ne se traduisent jamais « rêve ».

Songe et apparition/vision dans le sommeil

      Après l'anachronisme « rêve » dans les titres français, on sera frappé d'un tout autre phénomène, soit l'amalgame des songes et des visions, des prophéties, des présages et autres phénomènes surnaturels ou paranormaux. Autant le titre de l'ouvrage d'Isabel Moreira, Dreams, visions, and spiritual authority in Merovingian Gaul (bg. 24), correspond parfaitement bien à son sujet, autant l'ambivalence de nombreux titres est significative d'une ambiguïté généralisée. Certes, puisqu'il le faut, s'agissant d'étudier des songes, les auteurs distinguent les trois phénomènes correspondant aux apparitions, aux visions et aux songes, ceux-ci comprenant les apparitions, les visions... en songe, ... dans le sommeil. C'est le cas, par exemple, de Jean-Claude Schmitt qui distingue soigneusement les visions des songes (les « rêves ») de Guibert de Nogent (bg. 25). Mais ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas tout à fait le phénomène inverse (la confusion des apparitions, des visions et des songes), mais plutôt le fait que les corpus des auteurs présentent une vague hétérogénéité, de sorte que l'objet d'étude, les songes, n'étant plus défini avec rigueur, l'étude perd autant en pertinence. Un raisonnement curieux voudrait qu'un personnage ait certainement eut une vision en songe, mais que l'« auteur », tout occupé de la vision ait négligé de le préciser ! On est en plein roman et voilà qu'on cherche des indices de ce qui a bien pu se passer « en réalité » !

      Le meilleur exemple s'en trouve dans l'une des plus remarquables études littéraires sur le songe médiéval, soit la thèse de Mireille Demaules, la Corne et l'ivoire (2008, 2010, bg. 78 et 79), qui porte essentiellement sur les songes du roman populaire dérivé du Roman de Perceval (ou le Conte de Graal) de Chrestien de Troyes et de la Queste del Saint Graal. Son premier chapitre définit avec rigueur l'objet d'étude : « Songe ou vision ? Quels critères de distinction retenir ? » (chapitre 1, section 1, p. 23-33). C'est d'abord très clair. Il s'agit d'une « séquence narrative » (sic), désignée comme un songe. Elle constate aussi que la séquence se situe durant le sommeil du personnage endormi. Vient ensuite le problème des apparitions ou visions, durant la nuit, lorsqu'il n'est pas dit si le personnage dort ou s'il n'est pas clair qu'il n'est pas alors éveillé ou réveillé. Et Mireille Demaules de se lancer dans quelques fines analyses pour décider de tel ou tel cas particulier où elle a le « sentiment » qu'on a plutôt affaire à un songe. Or, il s'agit d'établir le corpus de son travail qui en devient problématique, comme on le voit à sa bibliographie (« Liste des songes », p. 619-635), qui accumule de nombreuses remarques restrictives qui n'ont pas leur place dans un travail scientifique (« Vision ou songe de Charlemagne », « Cas ambigu de vision ou de songe », « Apparition [...] il s'agit plutôt d'une vision nocturne, il n'y a pas mention du sommeil », etc.). Ces tergiversations sont tout à fait significatives de l'ensemble des travaux sur le songe médiéval, à tel point qu'on finit par rencontrer l'inverse, soit le songe d'incubation d'Alexandre au temple de Mars dans les Voeux du paon (vers 1312) de Jacques de Longuyon, une apparition en songe clairement désignée qu'Hélène Bellon-Méguelle (bg, 9 [9], p. 186) trouve curieux de voir présentée comme une « vision », ce qu'elle est pourtant aussi à l'évidence — la vision (ou l'avision) est ici une apparition dans le sommeil et donc en songe (mais il faut dire que la critique lit mal son texte puisque pour elle « Volontiers s'endormi, car matin se leva [= s'était levé]. / En son sonme premier une vois s'escrïa », cela signifie que le songe se fait au petit matin, « nous sommes le matin dans le premier sommeil [sic] du dormeur », qu'il s'agit d'un « songe matinal », d'où son hésitation, car avec ce contresens on pourrait en effet imaginer Alexandre réveillé après sa nuit de sommeil). Cela dit, ces confusions et tergiversations sont doublement pertinentes, très utiles pour notre travail.

      N'importe quelle étude scientifique doit d'abord poser de manière simple et univoque la délimitation des objets de son corpus, faute de quoi l'analyse n'a plus lieu, puisqu'on ne sait plus sur quoi elle porte. Pour nous, un songe est un objet discursif déclaré tel, explicitement (on annonce un songe, on présente un songe ou on sort de songe) ou implicitement (on annonce, présente ou sort d'une « avision » survenue dans le sommeil, marquée à tout le moins par la formule être avis que, « il lui semblait / me semblait que »). Autrement, il n'y a aucune discussion possible : il ne s'agit pas d'un songe. Et, à la fin de l'étude la conclusion devra être maintenue. En effet, sur RRR, le corpus du rêve est établi de la même manière : pour être retenu pour fin d'étude, le rêve doit être déclaré tel; or, il est vite apparu que le récit de rêve était une forme d'histoire (l'histoire rêvée) qui avait des propriétés très nettes qui permettaient de transcender le corpus. Dès lors, on peut facilement montrer que de prétendus récits de rêve (déclarés tels dans un roman, par le patient d'un psychologue ou n'importe quel soi-disant « rêveur ») n'en est pas un — et inversement, on trouve partout des récits de rêve qui ne sont pas déclarés. Mais on ne pouvait parvenir à cette conclusion en mettant n'importe quoi dans le corpus. Le point de départ était la déclaration, la fin de l'analyse, la définition. Je peux le dire tout de suite : tel ne sera pas, tel n'est pas le cas du songe. Il n'existe pas de songe qui n'est pas déclaré comme tel, c'est impossible.

      Il ne sera pas inutile de se répéter, car c'est une toute simple question méthodologique qui peut paraître surprenante (du moins si j'en juge par le fourre-tout que constitue « Reves.ca »). On établit un corpus pour en dégager les propriétés. Ce peut être un corpus de sonnets (assez facile) ou de romans (pas mal plus difficile). On commence par réunir les objets qui sont déclarés tels, puis on en dégage les propriétés, de sorte qu'on écartera ensuite des textes déclarés incorrectement comme des sonnets ou des romans, pour en adjoindre d'autres qui n'ont pas été déclarés ainsi ou qui ont été déclarés autrement. Or, cela devient une propriété du songe : il doit nécessairement être déclaré comme un songe. Ce qui n'est évidemment pas le cas du roman, du sonnet ou du rêve.

      Qu'elle soit explicite ou implicite, la désignation songe devrait entraîner les divers sens du vocable. Lancelot, isolé dans une tour, a bel et bien entendu une voix qui l'appelait : « Espoir, s'il m'avenist an songe / cuidasse que ce fust mançonge; / mes je voil, et por ce me grieve... » (le Chevalier de la charrette, v. 6555-6557, p. 199). S'il l'avait entendu en songe, ce serait peut-être (« espoir ») une illusion, une hallucination, un mensonge. Or, ce sens courant du « mot » ne correspond jamais à la « chose » — sauf pour le cas significatif (exceptionnel) du songe d'amour où le « mensonge » du songe est un pur jeu discursif (tableau de l'action amoureuse). Il est clair que le songe est nimbé d'illusoire (selon le mot de Gérard Moignet) — et c'est ce qui fait toute la différence entre l'apparition, la vision, et les autres phénomènes surnaturels, d'un côté, et l'apparition ou la vision venue en songe de l'autre —, mais du même mouvement le songe va lever ce soupçon d'illusion (ce sera, comme on le verra, la forme minimale de l'interprétation). Bref, le sens le plus ordinaire du vocable, songe/mensonge, ne s'appliquera pas à l'objet textuel qu'il désigne pourtant par définition. Le mot qui le désigne, qui le définit et qui le produit ne dit rien de ce qu'il est.

      Mais l'amalgame des analystes est aussi fort pertinent à cause de la nature « déclarative » du songe médiéval. L'apparition et la vision diurnes sont deux phénomènes qui ne se distinguent pas nettement non plus (et si c'était notre sujet, je proposerais tout de suite la notion d'apparition/vision, pour bien indiquer qu'on passe par degrés de l'un à l'autre, sans qu'on puisse parler de catégories), mais qui s'opposent radicalement au songe, pour la bonne raison qu'il advient ou se produit dans le sommeil. En revanche, une apparition ou une vision nocturne ne peut se distinguer du songe que si elle ne se produit pas dans le sommeil : il faut que la personne ou le personnage soit éveillé ou réveillé pour qu'une apparition ou une vision lui advienne — ou du moins qu'il ne soit pas endormi (et on fera attention aux doubles négations jusqu'à la fin de cet alinéa). Suit un système bien ordonné : apparitions et visions se produisent en plein jour pour l'esprit éveillé, alors que le songe ne s'y produit jamais, par définition (sinon, ce serait la songerie, qui n'a pas besoin d'autres définitions). En revanche, la nuit, apparitions ou visions viennent en songe, durant le sommeil, si elles ne sont pas marquées autrement — c'est-à-dire qu'elle sont « non marquées », comme on le dit en grammaire —, puisque le songe, lui, doit être marqué. D'où le fabuleux paradoxe qui surgit au coeur du corpus de Mireille Demaules : il suffit qu'on décrive une apparition ou une vision la nuit sans qu'on précise si elle n'a pas lieu en songe, voire même durant le sommeil, pour qu'on se trouve devant un petit corpus original, celui des limbes de l'extraordinaire où le phénomène n'est précisément pas caractérisé et qu'on ne saurait pas même désigner, s'agissant d'apparitions et de visions, c'est incontestable, mais dont on ne saurait dire si elles ne sont pas advenues en songe. Et il est significatif de voir des spécialistes discuter du genre de l'affaire, comme du sexe des anges. On analyse donc trois catégories : apparition, vision et manifestation (de l'extraordinaire), qui ne relèvent pas de notre sujet. En contrepartie, les songes que nous étudions ici peuvent bien n'être que des apparitions ou des visions, ou encore en contenir. — Seul le songe doit être déclaré comme tel.

Le texte du songe et son contexte interprétatif

      Pour éditer le corpus, l'opération pourrait paraître fort simple. Il suffirait de mener le travail scientifique décrit sur RRR : on trouve, isole, découpe le « texte » du songe (comme on le fait sans peine du récit de rêve); on donne les références de l'oeuvre (édition originale et éditions critiques); on y situe le songe; et on établit la bibliographie des études portant spécifiquement sur le songe en question. Bref : édition, situation, localisation, références et bibliographie. C'est simple. On fait cela sur RRR depuis des années à Montréal. Or, cela n'est pas possible. Un songe n'est pas un rêve.

      Une fois l'opération entreprise, on rencontre vite de telles difficultés qu'on doit s'arrêter. Dans le cas du rêve, on trouve bien parfois des « interprétations » qu'on éditera avec le récit de rêve ou qu'on décrira dans sa mise en situation. Le songe, lui, n'a aucun sens sans son « interprétation » et on voit tout de suite que l'interprétation du songe n'a aucune commune mesure avec celle du rêve. Et on ne travaillera pas longtemps sans voir apparaître un problème important : certains songes n'ont aucune interprétation textuelle (aucun fragment de texte n'en donne quelque interprétation que ce soit), d'autres au contraire s'accompagnent d'interprétations « qui n'en finissent plus » (une interprétation de plusieurs centaines de mots pour un songe de quelques dizaines à peine), alors que la contradictoire est encore plus impressionnante que son contraire : c'est le petit songe, plus ou moins développé, dont l'interprétation se trouve modulée sur plusieurs centaines de pages, toute l'oeuvre à venir, en plusieurs tomes, en plusieurs livres.

      Contrairement au rêve, il n'existe pas de « récit de songe ». D'abord, évidemment, on va l'étudier en long et en large, parce que le songe ne raconte pas nécessairement ni souvent une histoire ou un fragment d'histoire (on n'en fait donc pas de « récit »), mais ensuite et surtout parce que jamais le songe ne se réduit à une plage textuelle correspondant strictement à l'objet qu'on veut étudier — même lorsque cela est le cas : on reviendra évidemment sur ce paradoxe dont l'illustration la plus simple est le songe d'Iseut où le « texte » ne fait pas dix vers, alors que l'« interprétation » comprend toute la situation narrative qui s'est développée jusque-là et qui ne s'achèvera jamais, impliquant tout le Roman de Tristan qui ne ne nous est pas parvenu en entier, puisque nous n'en avons que des fragments.

      On revient sur ce point à notre bibliographie, au corpus de la thèse de Mireille Demaules. On remarquera qu'il lui arrive de porter dans ses « résumés » ou ses « sommaires » des songes de son corpus les interprétations qui les accompagnent. C'est le cas, par exemple, des songes de la Vie de saint Thomas Becket de Guernes de Pont-Sainte-Maxence, probablement parce que les « interprétations » font corps avec les « songes », l'ensemble formant une seule plage textuelle. Mais elle ne le fait pas pour les songes de Joseph d'Arimathie, alors que les interprétations sont souvent séparées des songes et presque toujours beaucoup plus longues, s'étirant sur des dizaines de pages. Tel est le cas du second songe du roi Lebel retenu dans notre anthologie. Elle écrit : « 10e songe - Par. 336, p. 308 : Songe 3 [le second songe du roi est en effet rappelé en troisième, dans l'interprétation du suivant... le troisième] : le serpent et la colombe. Songe révélé par Célidoine au cours de l'interprétation du songe précédent [= suivant, dans la chronologie du roman]. Dans des landes incultes et désertiques se trouve un grand serpent aveugle. Il vole jusqu'à la mer Rouge. Il y plonge et ressort sous la forme d'une blanche colombe » (bg. 78, p. 629). La référence correcte du dixième songe de l'oeuvre implique deux paragraphes, 336 et 337, qui se déroulent sur trois pages (de 308 à 310). Et le songe ne se limite pas aux faits consignés dans ce sommaire, puisque le lecteur a déjà deviné l'essentiel de ce que l'interprète, le jeune Célidoine, va maintenant expliquer avec des détails surprenants. Ce sermon, le contexte immédiat, fait partie intégrante du songe, qui n'a aucun sens sans lui. Alors, qu'est-ce à dire ? Que Mireille Demaules traite les songes comme des récits de rêve, des « récits de songe ». Cela dit, elle ne mérite pas d'être lapidée. D'abord parce qu'elle fait comme tous les médiévistes. Ensuite parce qu'elle n'est pas insensible à la question, comme le montre le corpus qu'elle avait en quelque sorte rétabli d'avance dans son article de 2003 (bg. 71, n. 1 et 2), beaucoup plus rigoureux que celui qu'on trouve aujourd'hui dans son livre, localisant les « rêves » (sic) et leur « interprétation » (« élucidation », « fausse interprétation », etc.). Il faut en effet poser maintenant, tout de suite, que le songe est à ce point inséparable de son interprétation qu'il la comprend obligatoirement. Plus encore, il s'agit d'une de ses plus importantes propriétés. Un rêve peut ou non être « interprété », mais dans tous les cas un récit de rêve et son interprétation sont deux choses différentes, même lorsque l'interprétation en question est incluse dans le récit (c'est le discours métanarratif du rêveur en cours de narration). Il faut comprendre que l'interprétation tient à l'essence du songe médiéval, qu'il ne saurait exister sans elle. Il suit que si un songe n'a pas d'interprétation et si de plus on n'arrive pas à l'interpréter — ce qui est fréquent —, cela signifie qu'on n'a pas réussi (encore) à la trouver, qu'on manque d'imagination, c'est même qu'on manque d'intelligence. Le songe est un discours herméneutique qui a ou appelle de lui-même son interprétation, interprétation qui le définit, qu'elle soit explicite, implicite ou absente.

      La plus remarquable réalisation de cette propriété du songe se trouvera chez les romantiques, au XIXe siècle, qui produiront un discours « herméneutique hermétique ». Soit le « Discours du Christ mort » et son doublet, « Le songe dans le songe » (le songe de la Vierge), qu'on trouve au centre de Siebenkäs de Jean-Paul [Richter] (1818, édition et traduction française de P. Jalabert, Paris, Aubier, 1963, 2 vol., vol. 1, p. 446-467) : quel lecteur ne comprendra pas très vite qu'il lui sera impossible, voire interdit d'expliquer ces deux songes ? Le paradoxe veut que le lecteur comprenne aussi que le terrible discours du Christ du haut de l'église, du haut de l'univers, puis les sublimes emboîtements des songes de Marie n'ont aucun « sens » en dehors de l'interprétation qui n'aura jamais lieu. Or, le songe romantique, c'est ce que ne pouvaient laisser prévoir les quatre songes de Charlemagne dans la Chanson de Roland, où l'intérêt n'est pas que les médiévistes continuent sans cesse de débattre de leurs bonnes interprétations, mais le fait qu'aucun lecteur de ces songes ne peut imaginer un instant qu'ils puissent ne pas en avoir, même nous, lecteurs des romantiques : ce sont des songes.

      Cela dit, il n'est pas nécessaire d'en venir aux songes romantiques pour trouver une illustration spectaculaire de cette propriété. On la rencontre au Moyen Âge déjà, en Italie, dans le songe qu'on peut considérer à bon droit comme la date de naissance de notre poésie d'Europe moderne, héritière de la poésie gréco-romaine. Il s'agit du sonnet, du songe de Dante, « A ciascun'alma presa e gentil core », À toute âme éprise et gentil coeur (comme l'espace n'est pas compté ici, j'ajoute entre parenthèses qu'à deux reprises, à une année d'intervalle — la première et la troisième années consacrées au songe —, un participant de notre séminaire a tenu à adjoindre le songe de Dante à notre corpus des songes en France au Moyen Âge; l'initiative était évidemment tout à fait justifiée par l'importance exceptionnelle de cette réalisation littéraire multiple, de sorte qu'il se retrouve aujourd'hui dans notre anthologie et va servir maintenant d'illustration; cela dit, je n'ai pas été en reste, puisque j'en ai profité pour y adjoindre d'office la Légende dorée !). L'« histoire littéraire » se déroule en trois temps : (1) Dante rédige le sonnet qui présente un songe dont il demande aux poètes l'interprétation; (2) parmi de nombreuses réponses, vient celle de l'ami et du maître du fin amour, dorénavant le maître de Dante, le sonnet « Vedeste, al mio parere, onne valore » (« Tu as vu à mon avis toute perfection »); (3) huit ans plus tard, Dante rédige un cahier autobiographique, qui restera inédit jusqu'après sa mort, un chef-d'oeuvre qui fait le point sur sa vie et son oeuvre poétique, où il trace alors pour lui-même, en quelque sorte, la genèse et le programme de son oeuvre poétique à venir, qui est aujourd'hui pour nous la Divine Comédie. Ce fameux cahier, c'est la Vita nuova, où Dante raconte sa vie intellectuelle en rééditant et commentant ses principaux poèmes de jeunesse. Le premier est le sonnet du songe initial que le poète (1) situe, (2) réécrit et (3) (ré)interprète. Dans le contexte d'une étude du songe médiéval, cette opération est vraiment exceptionnelle, car on peut confirmer en quelques mots quel auteur génial préside à la renaissance de la poésie européenne. Mais reprenons d'abord la caractéristique du songe qu'il s'agit d'illuster ici. Dante fait un sonnet du songe qui demande son interprétation : pas de songe qui n'implique pas par définition son interprétation — même si elle n'est pas donnée avec lui, comme c'est bien le cas ici. Parmi d'autres, Guido Cavalcanti produit le complément du songe, l'interprétation qui pour Dante et pour tout le monde poétique devient le doublet de son sonnet (tel qu'on le trouve depuis dans les éditions de leurs oeuvres, bien entendu). Mais le plus extraordinaire, c'est le coup de génie de la Vita nuova qui remet les deux sonnets « en contexte » : le contexte autobiogaphique (c'est le coup de foudre manifestement réciproque de Dante et de celle qu'on doit appeler Béatrice, alors qu'ils ont neuf ans); c'est ensuite le contexte onirique, à 18 ans, alors que, pour la première fois, Dante entend Béatrice s'adresser à lui, pour le saluer, ce qui produit un bouleversement émotif, une soirée d'extase et le fameux songe qui vient au matin de cette nuit; et c'est pour finir le « contexte narratif » : Dante réécrit le songe tel qu'il peut maintenant le reproduire de la manière la plus réaliste qui soit, le souvenir étant ravivé par son sonnet et son interprétation par son maître du stil nuovo (interprétation « aujourd'hui comprise par les lecteurs les moins perspicaces », conclue-t-il à peu près).

      Avant de revenir à la question de l'interprétation nécessaire et inéluctable du songe qui nous occupe, on peut observer que nous sommes ici très exceptionnellement à la porte du rêve, en plein Moyen Âge. Dans une remarquable introspection, un écrivain de génie, qui a bel et bien produit le sonnet d'un songe, peut en retracer ensuite la stricte « annotation », comme le feront cinq siècles plus tard d'autres observateurs exceptionnels : la Vita nuova produit exactement comme Freud le fera, le récit préparatoire, puis le récit de rêve — dont il avait tiré le « songe » du sonnet qui impliquait ses « interprétations ». Certes, l'annotation n'obéit pas parfaitement au récit de rêve de l'histoire rêvée, mais elle se compare tout à fait aux réalisations littéraires tout aussi exceptionnelles du songe/rêve de Pauline ou d'Athalie. Nous sommes devant des réalisations d'artistes exceptionnels.

      « Songe/rêve » : Racine, Corneille, et, bien avant eux, Dante sont certes des génies qui ont approché la réalité de ce qui sera beaucoup plus tard le rêve, mais leurs réalisations relèvent d'abord du songe qui implique son interprétation. On vient justement de l'illustrer du sonnet de Dante. Il faut maintenant s'interroger sur la prétendue réalité inverse, celle des songes médiévaux qui n'auraient « par définition » aucune interprétation, le « songe vain », le « phantasme », voire le rêve (latin insomnium, visium et « deliratio »). C'est très simple : on n'en trouve absolument aucun dans le corpus des songes médiévaux en France. Mais, dira-t-on, ce corpus est celui de la « littérature » médiévale où les songes « quotidiens » n'ont pas été enregistrés. Outre que cela soit bien peu probable sur des siècles de littérature, outre que la littérature enregistre généralement la réalité, nous avons beaucoup de songes littéraires qui, bien au contraire, nous viennent manifestement de la réalité et n'en sont pas moins des « songes », ce qui implique leur « interprétation ». Prenons le cas du songe du cerf ailé de Charles VI raconté par Froissart. Il est évident que ni le futur roi ni le chroniqueur ne s'intéressent à l'« interprétation » du songe, un songe qui illustre une figure, l'image du « cerf ailé » que le roi mettra à ses armoiries. Certes, Charles n'est encore jamais venu à Arras en Flandres où la chronique l'y conduira après le songe, mais peu importe l'interprétation, c'est le texte du songe qui importe ici. On se retrouve avec une toute simple scène de chasse (oui, si peu nous importe le prétexte du « songe » et de son « cerf ailé »), comme on en trouvera dans les songes inventés par Robert Garnier ou Pierre de Ronsard (le songe d'Hippolyte et le songe de Ronsard). Dans ces deux derniers cas, il me semble qu'on se trouve aussi dans l'univers assez quotidien du récit de chasse (on en connaît tous de fameux, si ce ne sont pas les nôtres !). Toute la différence est que, contrairement aux deux autres, le récit de chasse du songe de Charles met à ce point l'accent sur la « figure » du cerf ailé que Froissart, tout comme le roi et nous tous, en oublions que c'est un songe. Voilà, on l'admettra, qui est exceptionnel, puisqu'on ne peut en donner aucun autre exemple.

      On comprend maintenant la difficulté que pose le recueil ou la compilation et l'édition des unités du corpus des songes médiévaux. Et il n'y a pas d'autres façons de procéder que celle mise au point pour notre anthologie, c'est-à-dire que le texte du songe (édité ici en rouge) doit venir avec le contexte où l'on trouve son ou ses interprétations, avec en plus l'interprétation qui se dégagera éventuellement de la lecture de l'oeuvre. On pose donc l'équation : songe = texte du songe + contexte interprétatif, car on ne peut pas parler du songe et de son interprétation, comme on le fait du rêve. Sauf exception (lorsqu'il sera uniquement question de l'interprétation du songe en tant que telle), on désignera donc dorénavant le second volet du songe comme le « contexte interprétatif ». Ce sera évidemment lourd et paraîtra inutilement compliqué, mais il s'agit de désigner une propriété essentielle du songe : le rêve et son interprétation sont deux choses différentes; le songe, lui, comprend son texte et son contexte interprétatif (qui n'est pas toujours un texte).

      Avant d'essayer d'estimer le nombre d'unités que doit compter le corpus des songes médiévaux en France, on reviendra à notre bibliographie pour prendre en considération le « découpage » du texte du songe dans le contexte (qui comprend souvent le contexte interprétatif immédiat du songe). On trouve fréquemment ce que fait Mireille Demaules, encore elle puisqu'elle le fait fort bien (c'est tout le premier chapitre de son livre, bg. 78), soit le recensement des formes de présentations stéréotypées du songe au Moyen Âge. On l'a vu, le songe (comme aussi l'apparition ou la vision en songe) vient nécessairement au cours du sommeil, mais il se trouve parfois signifié par le réveil du personnage. Si le songe n'est pas désigné explicitement, il le sera de manière « implicite », tout aussi efficace, rappelons-le, souvent par la formule « il li fu / ert avis que », « mi fu vis que », « il me / lui sembla veoir », etc.; ou encore on désigne l'« avision » qui vient alors. Enfin, si le songe n'est pas présenté comme la cause du réveil, le réveil suit immédiatement (à tel point que les quatre songes de Charlemagne paraissent une remarquable figure négative de la poétique du songe médiéval, puisque chaque fois « rien de cela ne le réveille »).

      Mais curieusement, de tous nos chercheurs, un seul s'occupe de décrire les formes d'insertion du songe dans son contexte, et c'est Pierre-Yves Badel qui travaille pourtant sur un corpus où le phénomène est par définition peu significatif, puisqu'il s'agit du songe d'encadrement narratif, comme c'est le cas de son sujet, le Roman de la rose (bg. 49, « Frontières du songe », p. 335-351). Il a mis au point une grille d'analyse formaliste qu'on ne manquera pas de développer et d'appliquer à tout le corpus du songe médiéval dans l'avenir : le songe est-il ou non motivé par le narrateur en regard de la veille qui le précède ? La fermeture du songe (généralement le réveil) est-elle ou non motivée et, si oui, l'est-elle par des éléments intérieurs ou extérieurs au songe ? Etc. Je dis « etcetera », parce que les questions qui suivent s'occupent plus de la substance que de la forme des songes (la nature de ses contenus et les fonctions de ses personnages). Il est surprenant que les spécialistes du songe médiéval aient été si peu guidé par la thèse de Frédéric Canovas (Narratologie du récit de rêve, University of Oregon, 1992, ix-271 p.), alors qu'elle permet de poser en ce domaine bien d'autres questions aussi simples et pertinentes que celles-là (la longueur relative des textes et de leur contexte interprétatif, leur situation dans les oeuvres, les types de narrateurs et de narrations, etc.). En tout cas, ce qui ressort déjà de l'analyse de Pierre-Yves Badel, c'est l'hypothèse du caractère factice de l'insertion des songes dans leur contexte, comme dans les oeuvres, tandis que les variations de leur longueur sont considérables, ce qu'on peut bien dire avant de les avoir mesurées. D'un côté son ouverture est rarement motivée, tandis que le songe motive au contraire de lui-même sa fermeture ou le réveil, ce qui, dans les deux cas, contredit l'expérience onirique la plus ordinaire : nos rêves sont faits de souvenirs, dont plusieurs du jour précédent, ils ne nous réveillent jamais (c'est le mythe du cauchemar), tandis que pour la plupart des travailleurs le réveil est produit par le si bien nommé réveille-matin, de sorte que le « rêve de réveille-matin », lui, est exceptionnel. Bref, contrairement au récit de rêve, le songe n'est pas « réaliste »; il s'agit au contraire d'une construction artificielle, comme on le voit déjà à son insertion dans ses contextes, alors qu'on n'en a encore étudié aucun.

Le corpus des songes médiévaux

      On peut saisir au vol la dernière proposition pour faire transition : la plupart des études générales de notre bibliographie réussissent le tour de force de parler du songe médiéval sans jamais en présenter ou en étudier aucun. On peut bien admettre que si l'historien se propose d'étudier les conceptions et les théories médiévales du songe, son objet d'étude n'est pas le songe, mais les discours qu'on a développés à son sujet. Or, on observe justement un net dédoublement phénoménologique du songe et particulièrement du songe médiéval. Tout se passe comme si le phénomène qui se produit dans le sommeil et celui qui est rapporté, écrit ou lu étaient deux réalités différentes et pour bien dire sans rapport, alors qu'en principe le second présuppose le premier et qu'en même temps il est seul à y donner l'accès. Il faut faire attention que cette présupposition non réciproque, qui est évidemment pour nous celle du rêve, n'est pas celle du songe. Il suffit d'ailleurs de relire l'Onirocriticon avec cette idée à l'esprit pour voir aussitôt que Macrobe ne traite pas des songes (c'est-à-dire de ce qui nous occupe ici) mais de ce dont il y est question ou de ce qu'on y voit (la chose ou plus rarement l'idée étant toujours isolée, sortie de son contexte discursif). Voilà qui rejoint la radicale opposition entre les discours sur le songe et le discours qu'est le songe, la théorie et la pratique, pourrait-on dire. Stephen F. Kruger pose le principe qu'il illustre lui-même, puisqu'il faut attendre à l'avant-dernier chapitre de son livre, pour voir énumérer des songes et au tout dernier, le sixième, pour en voir étudier un ou trois (ceux de Guibert de Nogent sont évoqués, puis le songe de la mère de saint Augustin et les songes de conversion d'Herman de Cologne). Ce principe, fort bien observé, est que les clés des songes n'ont jamais eu le moindre impact ni sur leur production ni sur leur interprétation (bg. 4, p. 123). Et cela est tout aussi vrai pour les diverses théories classiques sur le songe, dont leurs fameux classements. Il n'est pas nécessaire d'être cartésien pour comprendre que les clés du bon vieux Artémidore, comme ses subtiles distinctions que reprend Macrobe (dans son Commentaire au songe de Scipion de Cicéron) étaient déjà des exposés propres à séduire la naïveté des lecteurs, clés et distinctions dont le Moyen Âge ne cessera de jouer, alors que les classiques y mettront encore de l'« ordre » au siècle suivant. Pour faire rétrospectivement justice de ces amusements sans conséquences, il faut lire le chapitre que Florence Dumora consacre au « classement de ces classements » (l'OEuvre nocturne : songe et représentation au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2005, 585 p., p. 26-39).

      Bref, insomnium, visium, oraculum, visio, somnium et autres très savants concepts n'ont rien à voir avec l'étude des songes au Moyen Âge. Un songe est un songe, d'où qu'il vienne (de Dieu, du diable ou de l'estomac qui digère mal), et nous avons déjà tout dit de ses catégories lorsqu'on a posé qu'il s'agit du (3a) songe, ou encore de (1) l'apparition ou de (2) la vision qui vient en (3b) songe durant le sommeil. Et les clés des songes ne sont pas plus utiles que ce que l'on trouve aujourd'hui sur les rayons de nos librairies, section « Nouvel Âge » (pour faire suite au « Moyen Âge »).

      1. Autrement dit, les travaux généraux sur le songe au Moyen Âge sont peu utiles à l'établissement du corpus (alors même que cela est significatif du songe, puisque les grands travaux théoriques sur le rêve ne manquent jamais d'en produire et d'en étudier).

      2. C'est le travail d'Alain Corbellari et de Jean-Yves Tilliette (bg. 9), représenté par leur recueil de 2007, qui théorise le mieux l'objectif d'établir le corpus des songes du Moyen Âge en France. On peu croire d'ailleurs qu'il s'agit d'une étape dans un projet de recherche dont c'est le premier objectif. Malheureusement, de ce point de vue, l'ouvrage est assez brouillon, tout comme l'important exposé d'Alain Corbellari qui se termine en queue de poisson sur l'objectif même de l'ouvrage : « Comme il est encore prématuré de livrer ici la liste des textes déjà dépouillés (car un répertoire incomplet ne serait d'aucune utilité), je me contente ici de proposer » un inutile protocole scolaire dont nous n'avons rien à tirer (bg. 9 [4], p. 70). « Prématuré », « d'aucune inutilité » ? N'est-il pas surprenant qu'un chercheur puisse croire qu'il soit « prématuré » et « inutile » de produire une liste encore incomplète ? J'espère bien que la liste qu'on commence à lire ne sera pas jugée prématurée ni qu'elle sera inutile... Cela dit, le panorama qui s'achève avec cette désinvolture aura inspiré mon propre dépouillement construit avec mes étudiants à partir de l'importante bibliographie de son recueil, je l'ai déjà dit dès le début. Mais l'idée que l'on peut se faire du corpus des songes médiévaux à partir de ce recueil est encore approximative.

      3. Malheureusement, cela ne s'arrange pas avec les travaux sur le songe dans la littérature latine du Moyen Âge. On en tire certes des « exemples » importants, à commencer par les songes consignés dans l'autobiographie de Guibert de Nogent (étudiés de près par Jean-Claude Schmitt, bg. 25), songes d'autant plus importants qu'on y trouve, dans le second songe de sa mère, une première réalisation incontestable du rêve, même s'il se trouve encore, dans ce « songe », à l'état embryonnaire. On peut dès lors faire l'hypothèse que c'est dans cette littérature religieuse autobiographique de langue latine qu'on trouvera la préfiguration du rêve de l'époque classique, en français, dans l'autobiographique et la correspondance de Jeanne-Marie Guyon, par exemple. Mais l'analyse n'en est pas encore là. Les ouvrages généraux d'Isabel Moreira, de Steven F. Kruger et de Jacques Le Goff, pas plus que les travaux spécialisés sur la littérature latine mérovingienne, ne permettent de circonscrire leur corpus des songes. La biographie de Guibert de Nogent présente 15 songes (J.-C. Schmitt, bg. 15, p. 267). On trouve trois songes dans la Vie de sainte Radegonde et plusieurs songes/visions dans la vie de sainte Aldegonde (Isabel Moreira, bg, 24, p. 188-190 et 198-223). Si l'on ajoute les songes désignés dans l'ouvrage de Stephen F. Kruger (bg. 4), on obtient l'esquisse d'un corpus, dont on n'a pour l'instant qu'une idée approximative. Estimons : moins de 30 songes.

      4. Est-il possible qu'on ne trouve encore aucune étude du songe dans la Légende dorée de Jacques Voragine ? Il semble bien que ce soit pourtant le cas (en français du moins). L'anthologie en accueille un exemple significatif, le songe de l'évêque Néron. Le dépouillement anonyme du site internet Reves.ca de Christian Vandendorpe accumule maladroitement 28 songes de l'ouvrage, les découpant arbitrairement et les situant sommairement. Il faut en ajouter au moins dix qu'on trouvera dans les Vies de saint Julien (Julien l'Apostat), saint Marc (deux songes), saint Grégoire, sainte Agnès, saint Rémi, sainte Marthe, saint Étienne (au moins deux) et sainte Justine. Trop souvent, ce que le découpage que Reves.ca représente par un texte de dix lignes est en réalité un fragment dans un ensemble d'apparitions et de visions, de nuit, durant le sommeil du personnage. L'oeuvre est un corpus de songes significatif, puisqu'il s'agit, en France, d'une oeuvre latine « italienne » pour plusieurs siècles de portée européenne. Si l'ouvrage est un important corpus de songes, c'est que plusieurs visions de l'original deviennent d'un mot des songes dans les traductions et inversement. La cause en est que la frontière entre les apparitions et les visions (déclarées telles) et ces phénomènes produits la nuit, entre un endormissement ou un réveil, est si mince dans la Légende dorée qu'on peut dire qu'elle n'existe souvent pas ! Des songes sont d'évidentes visions ou apparitions (nocturnes) ou tout le contraire, des apparitions ou des visions sont finalement, abruptement, déclarées comme des songes. Un mot suffit (et il nous suffit, forcément). Total recensé à ce jour : 38 songes.

      On trouvera d'autres songes, je suppose, dans des Vies du Moyen Âge, comme c'est le cas d'un songe de Sulpice Sévère dans sa Vie de saint Martin, bien que l'apparition doublée de visions ne puisse être désignée comme telle que d'un mot (« Je m'éveille »). Traduction de Jean Fontaine, Paris, Édition du Cerf, 1967, 3 vol. (la référence du texte que j'ai en main est sommaire : Paris, Cerf, 2003, p. 41).

      5. La bibliographie de la thèse d'Herman Braet sur la chanson de geste (bg. 31) est précise, même si elle ne correspond pas à un dépouillement statistique déclaré. Il est difficile d'estimer le nombre de chansons de geste dépouillées, car la bibliographie, outre des chansons qui ne comprennent pas de songes, énumère beaucoup d'autres oeuvres du Moyen Âge (sans compter les diverses éditions des mêmes oeuvres, dont une vingtaine pour la seule Chanson de Roland). En revanche, le nombre d'oeuvres retenues parce qu'elles comprenaient des songes est de 34. Yvan G. Lepage, qui en a édité la majorité sur le site Reves.ca de Christian Vandendorpe (bg. 36a) produit 61 songes (sur les 100 songes médiévaux de son édition), soit en moyenne deux songes par chanson de geste comprenant des songes; mais comme la répartition est inégale (de 1 à 8), la norme est plutôt d'un songe par chanson. Rappelons le total recensé : 61 songes.

      6. Ce n'est pas compliqué : les songes des chroniqueurs étudiés (ceux du seul Joinville par Michel Zink, bg. 47) sont moins nombreux que ceux édités dans l'anthologie, les deux songes de Joinville et le songe de Charles VI rapporté par Froissart. On peut donc penser que le corpus des songes des chroniques n'est pas encore dépouillé. On ne fera donc pas l'addition qui donnerait au total : 3 songes.

      7. Dans le cas du théâtre, le corpus avoisine zéro.

      8. Comme on voudrait bien arriver au plus gros chiffre total possible pour que la réalité des dépouillements ne nous décourage pas ensuite, on additionnera donc les récits cadres ou songes allégoriques. Je suppose que le corpus de Virginie Minet-Mahy (cf. bg 53bis) et le dépouillement bibliographique de Christiane Marchello-Nizia (bg. 52, p. 39-40 et n. 1-3) est déjà compris dans l'ouvrage de Pierre-Yves Badel (bg. 49), même si l'auteur ne désigne pas les cinquante oeuvres de son corpus (renvoyant au manuel bibliographique de Robert Bossuat), énumérant toutefois la dizaine d'oeuvres substantielles qu'il étudie de près (exactement neuf, p. 352). Grand total accepté : 50 songes (et dans ce cas, 50 oeuvres qui sont présentées sous forme d'un songe, comme le Roman de la rose).

      9. Aucune des études qu'on peut rapporter (un peu arbitrairement, il faut le dire) à la poésie et au roman courtois ne permet d'établir le corpus des songes qu'on y trouve. L'anthologie les représente par le fameux songe de l'empereur Alis dans Cligès de Chrestien de Troyes, surtout parce que l'auteur, qui est le véritable créateur de ce qui deviendra le cycle du Graal, n'a jamais donné dans l'onirisme, lui qui pourtant a créé une littérature on ne peut plus fantastique. En tout cas, le songe du pauvre mari Alis est un bel exemple de ces « songes d'amour » que les médiévistes qualifient d'érotiques. On en trouve bien quelques exemples dans les romans mais personne n'a encore entrepris d'en dresser le corpus. Cela tient à ce que les nombreux articles à ce sujet sont de l'ordre des études thématiques, amalgamant le « songe d'amour » (romanesque, amusant) et la « visio amoris », comme la désigne Herman Braet (bg. 59). Il s'agit d'un thème poétique et non d'exposés de songes, dont on produirait le texte discursif. Citons toutefois les exemples édités par Yvan G. Lepage sur Reves.ca de Christian Vandendorpe (bg. 37) : le songe de Didon dans le Roman d'Énéas (1160), le songe de Guinglain dans le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu (1200), tandis que Guillaume songe qu'il embrasse Mélior dans Guillaume de Palerne (1240). On peut encore compter le songe de Floriant dans Floriant et Florete (1260). L'article principal d'Herman Braet sur le sujet (bg. 60) ne permet pas d'en désigner plus. Supposons : 15 songes.

      10. Mireille Demaules sait compter, même si elle mélange un peu les genres, passant de la Chanson de Roland au Roman de la rose. Même dans son domaine principal, elle ne fait pas trop de différence entre les divers romans qui vont petit à petit constituer le corpus populaire des Livres ou de la Bible du Graal. Disons donc qu'il s'agit ou s'agira pour l'essentiel du roman populaire, qui commence avec de grandes oeuvres littéraires (les romans de Chrestien de Troyes où le songe n'occupe aucune place), une oeuvre religieuse anti-romanesque (la Queste del Saint Graal) où neuf songes fabuleux débordent, avec de nombreuses visions et apparitions, sur une réalité tout aussi fabuleuse. Suivent les romans fleuves du Graal, avec leurs songes aussi longs qu'insipides et leurs interminables interprétations délirantes. En comptant d'autres romans qu'on peut rattacher à la veine populaire ou à ses origines et ses sources, la somme établie par Mireille Demaules est de 86 songes.

      11. Ni Alain Corbellari (mais je n'ai pu encore consulter son article de 2006, bg. 93) ni Yamina Foehr-Janssens (bg. 92, 94-95) ne nous disent combien on devrait compter de songes facétieux dans le Roman de Renart (le songe de Chantecler) ou dans les fabliaux (le « Sohait desvez » ou le « Songe des vits » de Jean Bodel). Total : 2 ?

      Le corpus mis au jour par les chercheurs est donc de 285 songes.

      C'est peu ? Pour le savoir, il faudrait estimer de la même manière les corpus des songes du Moyen Âge dans les autres littératures — mais chose certaine c'est beaucoup en regard des récits de rêve de la littérature française moderne, puisqu'une grande partie de la littérature médiévale s'est perdue. Toutefois, en dépit du travail réalisé par Herman Braet, Yvan G. Lepage et Mireille Demaules l'établissement du recueil de ces songes sur le modèle de l'anthologie proposée ici sera un travail considérable. Même si l'on n'a pas encore cet instrument, on peut déjà proposer beaucoup plus que des pistes de recherche, puisqu'on connaît maintenant assez bien ce qui nous manque : le recueil complet des songes du Moyen Âge en France, en latin et en français, ne comptera pas 500 unités (qui est aussi le nombre estimé des récits de rêves de la littérature française moderne), dont environ 250 peuvent déjà être facilement identifiées. C'est sur ce corpus encore informel qu'on poursuivra notre analyse.

Le songe selon les genres littéraires

      Le corpus des songes médiévaux vient d'être exploré en fonction d'une approximative répartition selon les genres littéraires qui suit les grandes lignes d'un développement chronologique, depuis la littérature latine mérovingienne jusqu'au grand roman populaire de la fin du Moyen Âge. Globalement, il ne fait pas de doute que le songe occupe une place prépondérante dans trois grands genres à peu près successifs, l'épopée, la Vita ou l'hagiographie et le roman populaire. Est-ce que tout cela ne représente pas la littérature populaire au sens le plus ordinaire du terme, même au Moyen Âge ? Herman Braet a cru pouvoir conclure qu'« à la différence des chansons de geste et des vies de saints [ajoutons le roman populaire], le songe, dans la littérature courtoise, n'apparaît plus comme une révélation d'origine surnaturelle » (bg. 60, p. 112). Peu importe pour l'instant (et pour toujours) le trait distinctif, car il n'y a pas telle chose qu'on puisse appeler le « songe courtois ». Il y a certes un important thème du songe dans la poésie et, plus généralement, dans la littérature courtoise, mais cela n'a rien à voir avec le discours herméneutique qu'on désigne comme le texte d'un songe et son contexte interprétatif.

      Tout au contraire, rien ne permet de distinguer les songes de l'épopée, de l'hagiographie et du roman. Ni même le songe d'amour ou le songe facétieux. Tous sont des discours herméneutiques déclarés comme des songes et qui comprennent et appellent leur interprétation. Et dans tous les genres on retrouve la gradation de l'apparition et/ou de la vision en songe jusqu'au songe dont on rapporte des images et des scènes qui ne sont jamais que des développements des apparitions ou des visions, notamment celles rapportées par l'âme du songeur à la suite de son « voyage ». On s'en doute, c'est un classement de ces formes qu'on va bientôt proposer.

Le récit de rêve et le discours du songe

      Il faudra classer les formes du songe parce que ce mode discursif n'obéit à aucun modèle narratif, contrairement au rêve qui correspond à un récit, le récit de l'histoire rêvée. Le rêve est une forme narrative simple, une « forme simple » au sens strict où l'entendait André Jolles. On ne rappellera pas ici le détail de ses propriétés, mais on doit avoir les conclusions de son étude narrative bien nettes à l'esprit pour comprendre que le songe ne correspond nullement à un phénomène de cet ordre.

      Le rêve est une construction narrative qui contredit toutes les propriétés de l'histoire événementielle simple. En particulier, l'histoire rêvée n'a pas de situation initiale (Si), ni de situation finale (Sf); elle n'est pas constituée d'une suite donné d'événements, soit d'une suite logique, temporelle, causale ordonnant les événements du premier (E1) jusqu'au dernier (En). Le résultat est aberrant et se représente par le formule suivante :

Rr :: Hr = [Si] + Ex + Ey + Ez... + Ei + [Sf]

On trouvera ci-contre l'exposé détaillé de ce modèle. Ce qui importe ici, c'est que cette forme d'histoire événementielle, toute aberrante qu'elle soit en regard des autres formes simples d'histoire, est de soi une forme narrative et ne peut être que cela. C'est rigoureusement, du point de vue des études narratives, qu'on parle du récit de rêve. Le rêve raconte nécessairement une histoire, un récit de rêve est un rappel d'une histoire rêvée.

      Il peut certes arriver qu'un songe raconte une histoire et même une histoire longue et complexe, parfaitement bien articulée (sous la forme d'une histoire d'aventure). C'est exceptionnel et cela n'a rien à voir avec la nature du songe. Il arrive aussi qu'un songe raconte un fragment d'histoire et cela appelle les mêmes remarques. Il arrive plus souvent qu'un songe énumère une suite de faits sur le fond d'une situation qui n'évolue nullement et cette réalisation est la plus proche du récit de rêve, mais elle s'en distingue par sa nature non narrative : cette forme du songe énumère des faits (elle n'articule pas des événements), sur le fond d'une unique situation (je rappelle la définition de l'histoire événementielle : il s'agit d'une suite d'événements qui font évoluer une situation initiale vers et jusqu'à la situation finale, ce qui implique l'enchevêtrement d'une série de situations intermédiaires). Or, cette forme de pseudo-narration n'a toujours rien à voir avec la nature du songe. Il faut donc poser par principe qu'un songe peut énumérer des faits, présenter un fragment d'histoire ou même raconter toute une histoire, cela ne définira jamais un songe, ni n'en présentera la nature et les propriétés. Contrairement au rêve, le songe n'est pas une forme narrative et il n'existe pas telle chose qu'on pourrait nommer un « récit de songe ». Un songe ne se raconte jamais. Il s'expose, ce qui est bien différent.

      Cela ne signifie pas, bien sûr, qu'il n'est pas susceptible d'une étude narrative, puisque c'est ce que l'on vient d'entreprendre en démontrant que le songe n'est pas une forme narrative ou, plus précisément, qu'il n'a aucune substance narrative déterminée. La première conclusion est claire et incontestable : le rêve est une histoire, le récit de rêve la raconte; le songe, lui, n'est pas une histoire et ne se raconte donc pas.

      Il a pourtant son narrateur et ce n'est pas un paradoxe : le moindre exposé est l'oeuvre d'un locuteur qui met souvent en place une narration, même dans le cas du discours le moins narratif qui soit, comme on le voit aux plus anciens traités de l'art oratoire (voir la situation de la « narration » dans la rhétorique d'Aristote). Or, à comparer le récit du rêve et l'exposé du songe, on voit apparaître un trait discursif très net. En effet, la modèle théorique du rêve présenté plus haut se réalise de manière particulière. Si l'histoire rêvée n'a pas de situation initiale [Si], en revanche le récit de rêve s'ouvre au contraire par une situation de départ (Sd) caractéristique. Le rêveur, au réveil, doit raconter une histoire inouie et sa performance narrative, acquise depuis l'âge de cinq ans environ, s'oppose à ce qu'il ouvre son récit sans situation initiale, puisque c'est ainsi que commence par définition l'histoire événementielle; alors il lui substitue une invraisemblable ouverture créée de toute pièce, comme le montre sans peine l'étude narrative, et c'est la « situation de départ ».

      On appellera la « situation première » (Sp) celle qui ouvre et/ou ferme le discours du songe. On reprendra maintenant à la lumière de l'étude narrative cette « ouverture » et cette « fermeture » du songe, son « insertion » dans le contexte ou sa « présentation » (notamment si un songe se trouvait isolé de tout contexte discursif, ce dont je n'ai pas encore vu d'exemple au Moyen Âge). Il faut voir qu'en pratique un songe ne se découpe pas comme un rêve. Voici par exemple le texte de la Recherche où se trouve le récit du rêve de Swann. On ne s'occupera que de son ouverture, pour illustrer notre propos, mais je peux dire en passant que sa fermeture est exceptionnelle, entremêlant les niveaux diégétique et métadiégétique — évidemment, c'est de Proust. Son ouverture, elle, est nette :

Et de même qu'avant d'embrasser Odette pour la première fois il avait recherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu'elle avait eu si longtemps pour lui et qu'allait transformer le souvenir de ce baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant qu'elle existait encore, à cette Odette lui inspirant de l'amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d'un rêve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu'il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu'on montait et redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n'étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors qu'une nuit noire allait s'étendre immédiatement. [...].

Comme on le voit, le récit du rêve se découpe clairement : il s'agit ici d'un récit de niveau intradiégétique qui tranche sur son contexte. La présentation (ou parfois l'interprétation) n'en fait pas plus partie que sa mise en scène, le fait d'aller au lit, de s'endormir, etc. Le récit de rêve présente une nette autonomie, même lorsque son ouverture (ici la situation de départ, une promenade au bord de mer) se fait en proposition subordonnée, comme c'est généralement la règle, du type :

[...] Quelques semaine plus tard, il devait revoir Odette, dans son sommeil : il rêva qu'il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu'il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui suivait la mer.

Tel n'est pas le cas du texte du songe qui comprend au contraire sa désignation, sa présentation et tout son contexte immédiat s'il s'en trouve, le coucher, l'endormissement et la nuit de sommeil (tout comme le réveil et son contexte immédiat). C'est la situation première (Sp) qui ouvre le songe et/ou le ferme. Les songes de Charlemagne, dans la Chanson de Roland présentent tous quatre cette situation, dont voici le premier exposé :

Disparaît le jour, la nuit s'est faite.
Charles dort, le puissant Empereur;
Il songea que [...]
Charles dort, il ne s'éveille nullement.

      La situation première présente le « dormeur », le personnage endormi, couché sur son lit, à qui advient le songe, à qui adviennent les apparitions ou les visions en songe, qui va assister ou participer aux faits ou aux événements constituant son avision. Passif ou actif, il réalise à lui seul la configuration actantielle de la situation première. À lui seul ? Pas nécessairement, car il arrive parfois au Moyen Âge qu'on se mette à deux pour songer (souvent, dans la Légende dorée, en particulier, deux personnages font un même songe). Ce n'est pas tout à fait le cas, mais presque, de l'ouverture du songe du roi Flualis dans le Livre du Graal, où la Sp met en scène le couple royal :

Ce Sarrasin [Flualis, du royaume de Jérusalem] avait réuni tous les savants de son royaume et d'autres régions, en plus grand nombre possible. Quant ils furent tous arrivés et réunis devant lui dans son palais, il leur dit bien haut pour que tous pussent l'entendre : « Seigneurs, je vous ai convoqués et vous avez répondu à mon appel, je vous en remercie. Mais vous ne savez pas pour quel motif, si je ne vous l'apprends pas. C'est un fait que [« il est voirs que », littéralement : « c'est la vérité que »] je dormais dans mon palais l'autre nuit et que je tenais la reine ici présente entre mes bras, à ce qu'il me semblait. Tandis que j'étais ainsi, deux dragons volants vinrent à moi [...]. L'un des dragons me saisit à la taille avec ses pattes et l'autre saisit la reine couchée entre mes bras. Ils nous portèrent sur le faîte de mon palais qui est très élevé. [...] ».

—— Les Premiers Faits du roi Arthur, traduction par Anne Berthelot et Philippe Walther, le Livre du Graal sous la direction de Daniel Poirion, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la pléiade »), 3 vol., vol. 1, p. 1156-1157.


Sp   Le roi Flualis dort avec son épouse au lit nuptial de leur palais,
lorsqu'il lui advient un songe (« il [lui] sembla que » = la dénotation du songe).
E1   Apparaissent deux dragons bicéphales qui foncent sur eux,
E2   se saisissent, l'un du roi, l'autre de la reine, la lui arrachant des bras,
E3   pour les entraîner tous deux au sommet de son haut palais.
Etc.


Le découpage événementiel parle de lui-même. Une telle situation, la Sp, ne pourrait se trouver dans un rêve que dans les cas de dédoublement (le fait de rêver que l'on rêve), ce qu'on ne trouve presque jamais en situation de départ (Sd) d'un récit de rêve.

      La Sp « nulle », la situation minimale présupposée de n'importe quel songe quel qu'il soit, est celle représentée par l'iconographie du songe médiéval, telle que l'a étudiée Jean-Claude Schmitt (« Récits et images de rêves au Moyen Âge », bg. 20, voir aussi la seconde partie de sa postface du recueil d'Alain Corbellari, bg. 9 [12]). Il s'agit toujours d'un diptyque qui « juxtapose » (selon l'expression fort juste de l'auteur) le dormeur, couché et bien endormi, et le songe qui devient son « environnement », l'apparition, dans la forme elle aussi minimale du songe du dormeur — soit l'Annonciation. Un songe se construit par définition à partir de cette situation minimale implicite du simple fait qu'il doit être déclaré (personnage + sommeil + songe).

      On trouvera donc de nombreuses situations premières plus ou moins développées et même très développées. On illustrera la position du développement maximal par le « voyage de l'âme » en songe et on la représentera par le second songe de la mère de Guibert de Nogent. Voici la traduction d'Edmond-René Labande correspondant au texte de la Sp :

Il arriva ainsi, une nuit de dimanche après matines, en plein été, que, comme elle [sa mère] s'était allongée sur un banc bien étroit pour se reposer, elle ne tarda point à sombrer dans le sommeil; il lui parut alors que son âme sortait de son corps de manière sensible. Puis, après avoir été conduite comme au long d'une galerie, elle en déboucha pour s'approcher de l'orifice d'un puits. [Etc.].

—— Guibert de Nogent, Autobiographie, édition et traduction par Edmond-René Labande, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 149.

J'ai déjà dit que ce songe était retenu dans l'anthologie parce qu'il présentait dès le Moyen Âge une réalisation embryonnaire du rêve; je répète qu'il préfigure les songes/rêves classiques de René Descartes et de Jeanne-Marie Guyon. Or, un des nombreux traits (narratifs) qui montrent que nous n'y trouvons pas encore une franche réalisation du rêve moderne, c'est en particulier cette situation première (Sp) qui tient lieu de situation initiale (Si) — et qui n'est pas une situation de départ (Sd). Autrement dit, ce « récit » présente un déroulement narratif encore plus proche du songe que du rêve parce qu'il obéit au premier des mécanismes de l'histoire événementielle, s'ouvrant sur une Si, celle de l'âme de la femme endormie qui va à la rencontre de ses morts, alors que le songe en présente généralement une forme amoindrie, la Sp. L'histoire rêvée, elle, s'ouvrira abruptement, sans Si, et c'est pour y suppléer que le narrateur lancera son récit de rêve par une Sd. Rien à voir avec la Sp du songe médiéval.

Classement empirique des songes et de leurs deux parties

1. Les formes complexes ou pseudo-narratives du texte du songe

      Faisons le bilan. Le songe est un discours herméneutique à deux volets. On ne peut pas dire le « songe et son interprétation », précisément parce que c'est l'interprétation qui le définit (comme herméneutique). On distingue le texte et son contexte interprétatif (souvent un discours symbolisant et son discours symbolisé). On vient de poser que le songe n'a aucune substance narrative, qu'il ne constitue pas un genre d'histoire. En revanche, il a un trait de narration essentiel : la situation première où le personnage endormi songe : cela explique et découle tout à la fois du fait que le songe est déclaré par son contexte et que son annonce, son ouverture et sa fermeture en fassent partie intégrante. On peut donc dire que nous avons maintenant un objet d'étude dont on connaît assez bien les propriétés et dont on a même circonscrit le corpus dans ses grandes lignes. Pour en arriver à sa propriété la plus importante — ce sera sa substance propre : la description, l'« enargeia », le tableau —, on procédera maintenant à un classement empirique de ses diverses réalisations, des plus développées aux plus simples.

      Un classement empirique ? En effet, voici encore une autre propriété du songe qui apparaît une fois de plus dans une toute simple opération d'élémentaire méthodologie. Au fil des ans, dans le travail de recherche qui a été le nôtre dans notre séminaire, on a analysé des dizaines de songes. Au début, on pouvait tout naïvement croire qu'on allait pouvoir bientôt les classer, avant longtemps, dans quelques années du moins. Dans n'importe quel travail de recherche, il faut être patient et attendre les conclusions. D'ailleurs, dès qu'on entreprend d'étudier le songe, on croit que ceux de chaque oeuvre, de chaque auteur ont un air de parenté. Les songes de la Chanson de Roland, par exemple. Cependant, chaque fois qu'on ouvre une nouvelle oeuvre, chaque fois qu'on lit un autre auteur, il semble qu'on se trouve avec une nouvelle catégorie d'un classement qu'on doit admettre de plus en plus difficile. C'est alors qu'on se met à relire. À ce moment, on comprend que les songes de la Chanson de Roland ne présentaient pas du tout l'homogénéité qu'on y avait vue au départ : des songes mettent en scène des personnages familiers, d'autres des animaux et un autre l'ange Gabriel. Décidément, c'est plus varié qu'on ne l'avait cru. Et finalement, la conclusion finit par s'imposer : il est et sera toujours impossible par définition d'organiser un « classement » des songes autrement qu'à l'aide d'une « grille empirique » qui changera avec le développement des corpus de songes réunis. On le voit réalisé empiriquement, si je puis dire, dans le classement établi par Pierre-Yves Badel (bg. 49, p. 340-343) et qui repose d'abord sur l'implication du personnage du songeur dans le songe, pour s'effilocher ensuite en une série de considérations relatives aux aventures en cause. Cette « énumération » n'a rien à voir avec un classement logique contraignant et elle n'est pas applicable à un autre corpus que celui des cinquante oeuvres utilisant le songe comme récit cadre. Il s'agit, ainsi qu'il faudra toujours le refaire, d'un classement empirique qui permet de présenter la diversité des réalisations du corpus.

      Le songe est multiforme, c'est dans sa nature. Si les songes d'une oeuvre ou d'un auteur paraissent présenter une texture commune ou des réalisations approchées comparables, on peut croire que cela tient surtout au style et aux modes d'exposé et de narration. En ce qui concerne les formes du songe proprement dites, je donnerai l'exemple des songes qu'on trouve dans les deux romans de Wace, cinq songes qui n'ont absolument rien en commun. On se reportera aux sommaires qu'en propose Mireille Demaules que j'ai bien sûr utilisés (bg. 79, p. 620) :

1- Le premier songe du Roman de Brut (vers 1155) en est un d'incubation : dans le temple de Diane, Brutus, le petit-fils d'Énée, apprend qu'il fondera une nouvelle Troie — ce sera Londres. Apparition + oracle en songe (édition d'Yvor Arnold, Paris, Société des textes anciens, 1938 et 1940, 2 vol., vol. 1, v. 633-702, p. 39-40).

2- Sur le navire qui le conduit vers Barfleur, Arthur voit en songe dans son sommeil un ours qui vient d'Orient et un dragon, d'Occident; le dragon terrasse l'ours. Les clercs qu'il consulte croient qu'il est ce dragon qui tuera un géant venant de l'étranger. Mais lui pense plutôt que la vision représente la guerre qu'il livrera à l'empereur (vol. 2, v. 11243-11278, p. 587-589 — on lira plus loin le texte de ce songe, v. 11243-11262).

3- Deux songes à l'ouverture du Roman de Rou annoncent son baptême (le Roman de Rou ou le Roman de Rollon, achevé par Benoist de Sainte-Maure vers 1175, ce qui ne pourrait concerner que le dernier songe). Le premier est celui d'une voix qui, dans son sommeil, lui prescrit d'aller en Angleterre où il deviendra invincible et d'où il pourra revenir très puissant en son pays, le Danemark. Un chrétien interprète l'oracle à son réveil : non seulement il parviendra en Angleterre, où il lui est prescrit de se rendre, mais il sera baptisé, règnera avec l'aide de Dieu et des anges et deviendra puissant (édition d'A. J. Holden, Paris, Picard, Société des anciens textes français, 1970-1973, 3 vol., vol. 1, v. 195-209, p. 22).

4- La nuit, Rou a une avision qui l'effraie : sur une haute montagne de France (c'est l'Église), il trouve une belle fontaine d'une source d'eau claire où il peut se laver et se guérir (le baptême) de la lèpre qui l'a noirci (le péché originel); le mont est rempli d'oiseaux de toutes sortes (ses vassaux), qui se baignent eux aussi (ils deviennent chrétiens) avant d'aller se nicher partout dans le pays (c'est la Normandie où il règnera avec ses vassaux), tous ayant l'aile gauche rougie (ce sont les écus vermeilles de ses chevaliers) : ces parenthèses correspondent à l'interprétation d'un chrétien, un de ses prisonniers (v. 233-277, p. 24-25). Le lecteur complétera l'interprétation plus loin, lorsqu'il lira combien Rou aimait Dieu en son coeur et le craignait, se souvenant toujours de ces songes (v. 405-407, p. 29).

—— Mais la vérité est que la bonne « interprétation » des deux premiers songes, à l'ouverture du roman, le lecteur ne l'aura qu'à la fin, lorsque Rollon, conquérant de la Normandie, ira assiéger le roi de France à Paris. L'accord conclu voudra que Rollon soit baptisé avant d'épouser la fille du roi (cela se passera en l'année 912) : son parrain, l'archevêque Franches, le baptise Robert et Robert Rollon devient par son mariage duc et seigneur de Normandie. Il sera, on s'en doute, un puissant, mais également très juste seigneur, avant de mourir saintement.

5- Sur le point d'accoucher de son fils Guillaume (le Conquérant), Arlot s'assoupit et voit en songe un grand arbre sortir de son corps et croître au point que son ombre couvre toute la Normandie. Le comte son époux (Robert le magnifique) pressent que le songe représente un bel avenir pour son fils. Et en effet, on trouve plus tard le nourrisson en son berceau avec de la paille plein les bras : « He ber, dist-elle, quels seras ! / Tout conquerras e tant avras ! », le bon mot de la nourrice doublant l'interprétation implicite du songe (v. 2853-2864 et 2883-2884, p. 267-268).

Ces cinq songes sont à ce point différents les uns des autres qu'il faut se résoudre à en faire... cinq catégories. Un oracle, une vision symbolique présentant un combat d'animaux, une prescription, une histoire allégorique et une vision symbolique encore, mais fort différente de la première, avec chaque fois leurs interprétations explicites ou implicites, tout aussi diversifiées (de l'insignifiante évidence avec la naissance de « Guillaume le Conquérant » aux inépuisables et diffuses significations de ces songes qui montrent dès le début que le narrateur connaît la fin de l'histoire). On classe empiriquement ces songes en les énumérant, par exemple, des plus complexes aux plus simples, pour les présenter rien de plus, et d'abord pour en illustrer la diversité.

      On vient de faire plus haut un sort aux contenus narratifs des songes, qu'ils présentent des histoires développées, des fragments d'histoire ou des suites de faits énumérés dans le cadre d'une situation statique. Même si ces contenus narratifs ne correspondent nullement à la structure du songe, on en examinera un exemple, pour en dégager les caractéristiques (accessoires) de ces histoires qu'on trouvent ici et là dans les épopées, les hagiographies et les romans populaires. Une fois l'exemple analysé, il apparaîtra que ces caractères se retrouvent non seulement dans les songes des trois grands genres littéraires, mais qu'il en est de même de toutes ces « histoires » qui paraissent développer les formes les plus complexes du songe.

      Soit le songe d'Élias dans la Geste du chevalier au cygne, une chanson de geste tardive (1356). Procédons d'abord à l'analyse événementielle :


Sp   Le chevalier est allongé aux côtés de son épouse. Il songe (R1). Il sera réveillé de ce songe par la peur. Son épouse lui en demande un exposé (R2).
—— Elle exprime l'appréhension que ce songe lui inspire : la crainte du retour des Saxons, ce que le narrateur confirme et raconte aussitôt.
—— Ce sera au lecteur de poursuivre l'interprétation du songe au fil de sa lecture de l'oeuvre.

R1 — Le récit hétérodiégétique

Sg   De grands bois entourent le royaume de Bouillon (Boulogne-sur-mer, dans le Pas-de-Calais, sur la Manche), ville où séjourne le chevalier au cygne et son épouse Béatrix.
1   Quatre (4) lions, trois (3) ours et deux (2) dragons ailés sortent de deux de ces bois, suivis d'une meute de plus de 30 000 vautres et lévriers, pour dévaster les châteaux et les villes du royaume, incendiant les églises et les monastères.
— Comme ils [re]viennent pour assiéger (prendre d'assaut ?) la ville de Bouillon,
2   le chevalier au cygne fait une sortie sur son rapide destrier, avec 30 000 hommes.
3   Il tue le premier lion qu'il rencontre, le décapitant d'un coup d'épée.
4   Mais il doit faire face aux trois autres qui l'attaquent de front et le jettent par terre.
— Il est clair qu'il n'a plus aucune chance de s'en tirer.
— Alors qu'il voit son armée décimée, plusieurs de ses hommes déchiquetés,
5  les ours et les lions tentent de le dévorer, les dragons de lui arracher les yeux,
— de sorte qu'il est pris de peur.

R2 — Variantes du récit homodiégétique

Sg   Tous les animaux ne sortent que d'un seul des bois qui entourent la ville de Bouillon et non de deux [et vraisemblablement du ciel ou du haut des airs pour les dragons].
1   Il n'est plus question des églises et des monastères; après que le pays ait été dévasté, la ville fortifiée est attaquée.
2   Le chevalier ne fait plus une sortie avec 30 000 hommes armés, mais avec cent (100) chevaliers (d'une armée qui n'est pas tout de suite dénombrée),
4   — mais c'est mille (1 000) qui sont tués ou vaincus, cent (100) seulement pouvant s'échapper, en s'enfuyant à toute allure (et on comprend, en 5, qu'ils retraitent vers le château).
5   Élias a bien été désarçonné, mais il s'est manifestement remis en selle, lorsqu'il est finalement poursuivi avec les autres; tous les animaux les poursuivent en effet et les lions talonnent de si près le chevalier au cygne qu'il est sur le point d'être tué
— [de sorte qu'il est évidemment pris de peur].


      L'analyse dégage une situation première (Sp) qui définit le songe en l'encadrant; une situation générale (Sg, qui n'est pas une situation initiale en ce qu'elle n'évoluera pas), puis une suite de cinq événements, voire même simplement de cinq faits. Il s'agit en effet d'un fragment d'histoire puisque le récit s'arrête abruptement, de sorte que la situation générale qui l'ouvrait n'organise pas une dynamique propre à conduire correctement une suite événementielle à son dénouement. On peut lire, comparer, étudier cinquante histoires incomplètes ou plutôt fragmentaires comme celle-là, il n'en ressort jamais aucune structure narrative propre à modéliser ce qui serait un « récit de songe » (comme c'est le cas de l'histoire rêvée, le récit de rêve).

      Bien plus, nous avons ici deux récits de cette histoire, le récit hétérodiégétique et le récit homodiégétique. Or, le narrateur et son héros, Élias, ne nous racontent pas exactement la même histoire, comme on le voit aux variantes entre leur récit. Qu'est-ce à dire ? Tout simplement que le fragment d'histoire n'a, proprement, aucune pertinence en regard du discours herméneutique dont il est simplement le support. Et si l'on raconte deux fois cette « histoire », c'est pour qu'il soit bien clair qu'elle est abracadabrante — et c'est l'attribut le plus juste qui convienne —, une histoire qui n'a aucun sens — et c'est le cas de le dire. Prenons à titre d'exemple deux histoires fragmentaires beaucoup plus courtes, toutes deux abracadabrantes et sans aucun sens, l'histoire d'un dragon aveugle qui va se jeter dans la mer Rouge pour en sortir blanche colombe (c'est le second songe du roi Label), l'histoire de la sale colombe noire qui sortira toute belle du bain que lui donnera le bon évêque Néron, pour s'envoler au ciel (c'est le songe de Néron sur sainte Pélagie). Et non, l'invasion des Saxons, la conversion du roi Label et celle de Pélagie ne constituent nullement le « sens » de ces trois histoires, mais celui qui doit leur être ajouté pour signifier quelque chose (et donc autre chose, puisque c'était « rien »), ailleurs, dans le contexte interprétatif du discours herméneutique.

      On retrouve ici la définition qu'on a déjà donnée du songe comme discours herméneutique, mais on en voit maintenant le sens strict du point de vue narratif : lorsque le songe est constitué d'une histoire ou lorsqu'il en comprend un fragment, cette histoire ou ce fragment d'histoire est insignifiant, au deux sens du mot, d'une part parce qu'il n'importe nullement (son sens est ailleurs), d'autre part parce que cette histoire, ce fragment d'histoire doit dire clairement qu'il n'a de lui-même aucun sens. Il s'agit certes d'une réalisation narrative pathologique, mais elle est intéressante pour la grammaire narrative qui établit qu'une histoire, en principe, tient son « sens » de sa réalisation même (c'est, on le sait, l'analyse de la réalité en une série d'événements qui font évoluer une Si vers et jusqu'à sa Sf). On le voit à ces « personnages » en cause ici, la noire colombe, le serpent aveugle et nos lions, ours et dragons. En effet, on trouve partout des histoires dont les personnages sont des animaux. Le loup du conte merveilleux, dans « Le Petit Chaperon rouge », en est un des plus connus, mais le loup qu'on trouve avec le rusé renard dans les contes d'animaux n'est pas moins célèbre, notamment à cause du Roman de Renart. Ces animaux sont des animaux et n'en sont pas moins des personnages d'histoires sensées, comme on en trouve aujourd'hui dans des milliers de bandes dessinées, dessins animés, panneaux publicitaires et caricatures. Tout au contraire, la première caractéristique du « bestiaire des songes », celle de ces personnages des « songes animaliers », c'est leur parfaite incongruité. Et cela est vrai au sens narratif le plus immédiat. Le loup mange la grand-mère avant de manger le Petit Chaperon rouge, tandis qu'Isangrin est impitoyablement berné par Renart, c'est d'une implacable logique narrative. Mais on ne voit ni n'imagine un serpent aveugle se jeter à la mer pour en ressortir blanche colombe, une noire et sale colombe à laquelle on donne un bain; comment des lions et des ours peuvent-ils s'y prendre pour incendier des églises ? comment plus de 30 000 combattants ne viendraient-ils pas à bout d'autant de vautres et de lévriers dirigés par quatre lions, trois ours et deux dragons ? et comment donc un dragon pourrait-il arracher les yeux d'un chevalier ? Et c'est sans compter la seconde version où les lions, menaçant de décapiter le chevalier, sont implicitement présentés armés d'épées. En fait, peu de chose dans le songe d'Élias n'a de sens concret immédiat, en dehors des noms propres (le chevalier au cygne et la ville de Bouillon), de sorte que le destrier du chevalier et son épée, comme surtout ses hommes, en perdent toute réalité (quotidienne). Les chiffres sont à ce point « symboliques » qu'ils peuvent changer d'une version à l'autre et n'ont de toutes manières aucune signification concrète. Et ce n'est pas tout : la dynamique narrative la plus élémentaire n'est pas respectée. Soit la suite événementielle suivante :


1   Des animaux monstrueux dirigeant une meute nombreuse dévastent le royaume et vont assiéger le château de Bouillon;
2   le chevalier au cygne tente une sortie avec ses hommes et décapite l'un d'eux, l'un des quatre lions,
3   mais il est poursuivi et en danger de mort, tandis que ses hommes sont décimés.


Apparaît aussitôt l'écart ou la faute de logique narrative : attaque + sortie + retraite — que vient faire dans cette série la décapitation du premier des quatre lions ? (la logique la plus élémentaire voudrait qu'un revers frappe au contraire l'armée d'Élias pour justifier la retraite). Elle n'a aucune justification, elle n'a pas sa place dans cette histoire. C'est la faute ou l'incongruité narrative qui se trouve partout dans les histoires fragmentaires des songes. Bref, tout cela n'a aucun sens ni bon sens.

      Il ne s'agit pas ici, on le comprendra, de décrier globalement les songes médiévaux pour en conclure qu'ils racontent des « histoires » bêtes, niaises et stupides (même si tel est le cas dans le roman populaire des Livres du Graal sur des dizaines de pages). Il s'agit plutôt de comprendre que ces histoires (lorsqu'il s'en trouve dans les songes) n'ont pas de sens. On achèvera la démonstration en montrant que les « symboles » qu'on y trouve, comme on vient de le voir pour les chiffres, sont totalement vides. Le symbole est bien, n'est-ce pas ?, un signe motivé (comme on le dit en sémiologie saussurienne); le rapport entre le signe symbolisant et la chose ou l'idée symbolisée peut être plus ou moins étroit, mais il ne saurait jamais être arbitraire, puisqu'il y va de la nature même du symbole. Alors, on voit que la narration du songe tient évidemment, manifestement, ostensiblement de la rhétorique du symbolisme, alors qu'elle est de fait soit de l'ordre de la pure dénotation (laver = baptiser), soit de la devinette (« La rutilance de la mer [car la mer est rutilante] doit être pour toi le symbole de l'heureux sang qui sortit du précieux flanc du Prophète dont je te parle », le second songe du roi Label). Soit ici une « symbolique » qui tient à la fois de la dénotation et de la devinette :

1.  Des animaux attaquent le royaume :: les « traîtres Saxons », c'est-à-dire des ennemis, pourraient tenter de conquérir le royaume.
2.  Ces animaux s'attaquent à des églises et à des monastères :: « Saxons [...] mécréants ».
3.  Et ces animaux correspondent (::) à des personnages qu'on va bientôt nous désigner (Garnier, Malpriant, etc.), cf. n. (7).

      Ce n'était pas la peine d'avoir en dormant cette histoire à l'esprit pour en venir à ces vagues impressions et, en effet, le songe va la plupart du temps s'en passer ou la réduire au minimum. Comme on le fait en grammaire narrative, on peut sans peine produire avec une grande économie la substance minimale du songe d'Élias, en s'en tenant strictement au texte de l'auteur anonyme. Cela donnerait le songe suivant :

      Le chevalier au cygne s'était allongé aux côtés de son épouse. C'est ainsi qu'il a songé. Un songe extraordinaire et effroyable. Il ne saurait dire qui s'approchait de lui, mais il entendait clairement sa voix, une voix qui lui disait : « Élias ! réveille-toi : avant longtemps des ennemis que je ne te désignerai pas autrement que sous la figure de bêtes monstrueuses s'attaqueront à ton royaume; ils assiégeront ton palais; tu tenteras une sortie, tu en décapitera même un, mais attention, tu seras pourchassé avec tous les tiens et je ne sais pas si tu t'en tireras vivant. Attention à toi ! ». Éveillé horrifié, le chevalier raconta le songe à son épouse qui lui dit : « Par Dieu le Rédempteur ! ce sont les félons Saxons, les lâches mécréants qui débarquerons ici, je le pressens ». La reine n'avait que trop raison : les Saxons seront sur le continent avant qu'un mois ne soit passé.

—— Reconstruction théorique du songe d'Élias en mode oraculaire.

2. Les formes du contexte interprétatif du songe

      Des formes complexes aux formes simples du songe, on risque d'assister à la disparition élocutoire de son contexte interprétatif. Alors ouvrons une parenthèse à son sujet, avant qu'il ne soit trop tard. Et dans ce paragraphe, on pourra enfin parler en bon français de l'« interprétation », puisque c'est ce second volet du songe qui nous occupera.

      Pourtant, on aurait pu traiter des textes du songe sans s'inquiéter de leurs contextes interprétatifs, et cela ne changerait pas grand chose à cet exposé. La conclusion de l'étude narrative des formes complexes du texte des songes, toute négative qu'elle soit, n'en est pas moins pertinente de ce point de vue : c'est le caractère pseudo-narratif de la narration qu'il nous arrive de trouver dans les songes. L'étude narrative de l'interprétation (le contexte interprétatif) du songe, elle, ne peut même pas commencer, puisqu'on n'y trouve rien qui, même de loin, pourrait correspondre à une narration, — sauf d'exceptionnelles formes rudimentaires de récits prédictifs.

      Il ne sera pas inutile, toutefois, d'enregistrer cette nouvelle conclusion. En effet, le discours herméneutique de l'exégèse tend à remplacer une histoire par une autre, l'histoire symbolisante par l'histoire symbolisée. C'est le cas évident de l'histoire sainte de l'Église catholique. La simple situation du mythe de Babel dans la Genèse, par exemple, est déjà lourde de sens, comme on dit, c'est-à-dire que le mythe tend à prendre une signification historique, puisque ce n'est plus alors un mythe, mais un fragment (fut-il symbolique) de l'histoire du peuple juif. Avec quelques siècles d'exégèse chrétienne, ce fragment de la Genèse devient un épisode de l'« histoire sainte », c'est-à-dire un morceau de l'histoire providentielle qui conduira les hommes, on le sait, au ciel ou en enfer selon leur mérite. L'histoire symbolisante, c'est toujours le mythe tel qu'on le trouve rédigé dans la Genèse, l'histoire symbolisée, c'est celle de l'histoire sainte, et toutes les deux ont une forme narrative caractérisée, le mythe d'un côté, l'histoire d'aventure de l'autre (Guy Laflèche, « Le mythe : la tour de Babel, de l'histoire explicative au mythe moderne », Matériaux pour une grammaire narrative, Laval, Singulier, « Les cahiers universitaires du singulier », no 1, 1999, 2007, 192 p., p. 86-90). L'interprétation des songes ne conduit jamais à de telles reconstructions narratives. On ne se trouve donc pas, du point de vue narratif, dans le cas du roman policier où, par définition, l'enquêteur reconstitue peu à peu (c'est l'histoire policière H2) l'histoire d'un crime (H1), mais bien plutôt dans le cas de l'histoire fantastique où l'enquêteur (le personnage qui joue ce rôle) s'interroge sur l'histoire « fantastique » incroyable qu'il doit tenter d'expliquer (voir les deux chapitres correspondants de la Grammaire narrative qui vient d'être citée, p. 114-127). De tous les songes que j'ai lus jusqu'à maintenant, je n'en ai trouvé aucun qui pourrait illustrer de manière significative le cas théorique où l'interprétation prendrait la forme d'une nouvelle histoire en regard du songe. Tout au plus (mais ce cas est fréquent) le contexte interprétatif immédiat renvoit-il à l'ensemble de la narration que l'on trouve dans l'oeuvre, soit le déroulement de l'histoire jusqu'au moment du songe (c'est le songe d'Iseut), soit encore la suite de l'oeuvre après le songe (le déroulement à venir du roman annoncé par le songe du roi Ewalac (Mordrain) dans la Queste del Saint Graal, repris et développé dans le livre de Joseph d'Arimathie pour annoncer tous les Livres du Graal) : c'est la forme rudimentaire du récit prédictif évoqué plus haut. On peut donc conclure que l'interprétation du songe n'a pas de forme narrative.

      Lorsque l'édition du corpus des songes médiévaux sera assez avancée pour entreprendre une analyse sérieuse de ces interprétations, on sait déjà à quelles questions préliminaires on pourra alors répondre. La première portera sur la longueur des interprétations (soit celle du texte des contextes interprétatifs), évidemment variable, de nul ou de quelques mots à plusieurs pages. La seconde question devrait toutefois permettre de reformuler la première. Elle portera sur la position relative du texte du songe et celui de son interprétation. Le cas le plus fréquent devrait être celui où les deux volets ne forment qu'une seule plage textuelle, l'interprétation suivant immédiatement le songe qu'elle complète. Arrivera-t-il qu'elle précède le songe ? On trouvera cette situation lorsque le songeur commentera déjà le songe avant de l'exposer. Mais normalement, le texte du songe précède son interprétation et ce qu'on mesurera, c'est la distance entre les deux (en nombre de mots ou en sections ou chapitres pour les songes d'une même oeuvre, tandis qu'on mesurera aussi la « distance narrative » entre les deux : combien d'événements les séparent ?). On pourra probablement établir alors une règle qu'on ne peut poser pour l'instant que par hypothèse : l'interprétation sera d'autant plus longue qu'elle sera éloignée du texte du songe. La cause en est assez simple : lorsque les deux volets ne font qu'une plage textuelle, l'interprétation est généralement brève, plus courte que le texte du songe, mais l'inverse se produit si le narrateur se propose de l'« utiliser » plus tard et plus son exploitation sera retardée, il est probable qu'elle sera d'autant plus longue.

      Enfin, ce sera la nature de cette « exploitation » qu'on pourra étudier plus rigoureusement que les généralités qu'on peut en proposer maintenant, même s'il est déjà probable qu'aucune systématisation ne soit possible. Ce qui frappe pour l'instant, c'est le caractère artificiel du discours proprement herméneutique. Certes, il ne fait pas de doute qu'il prenne dans le roman populaire exactement la forme du sermon. L'homélie pastorale qui porte durant la messe catholique sur l'Évangile ou le commentaire protestant sur un extrait du Nouveau Testament sont d'aimables improvisations moralisatrices même lorsqu'elles sont le fait de pasteurs qui ont par ailleurs une solide formation en exégèse des textes évangéliques. Mais le cas le plus fréquent du sermon est bien entendu l'inverse, soit le discours du curé ou du pasteur qui ignore tout des textes évangéliques qui servent de projection paranoïaque à un discours délirant. On trouvera aisément des recueils de sermons du Moyen Âge qui dépasseront de beaucoup l'arbitraire des discours herméneutiques des songes du Livre du Graal. C'est tout de même l'arbitraire qui les caractérise : le second songe du roi Lebel en est un tout petit exemple, puisqu'il est emboîté dans l'interprétation du songe suivant dix fois plus longue.

      Mais ce sont plutôt les deux songes de Bohort que je voudrais rappeler ici. Dans la Questes del Saint Graal, les interprétations n'ont pas encore la forme moralisatrice du sermon, mais celui de l'enseignement religieux. L'auteur utilise le roman et en particulier neuf songes pour contrer le merveilleux « païen » et surtout mondain du roman courtois, notamment en rendant tout à fait explicite le sens religieux du Roman de Graal de Chrestien de Troyes. Bien entendu, notre sensibilité littéraire est certainement plus proche aujourd'hui de l'art de Chrestien de Troyes que de celui du moine cistercien anonyme, mais sa Queste del Saint Graal n'en est pas moins une grande réussite littéraire, comme l'illustre les deux songes de Bohort de Gaunes. Le jeu discursif va consister d'abord à faire en sorte que la réalité diurne et celle du songe se confondent, non seulement au sens où le songe sera aussi vrai qu'elle (ce qui est d'ailleurs toujours le cas), mais au sens où les deux seront visés par l'interprétation. Ensuite, ce discours interprétatif sera double dans le cas des deux songes de Bohort retenus ici, comme c'est aussi souvent le cas, de sorte qu'un discours trompeur sera ensuite corrigé.

      Comme on l'a vu, dénoter le songe en le désignant, ce n'est jamais le poser comme mensonge (sinon au sens d'une possible illusion aussitôt niée, on va le voir au paragraphe suivant). En revanche, la question appartient de droit à l'interprétation qui la modulera de plusieurs manières, dont on voit vite apparaître les trois positions : (0) l'affirmation toujours posée pour être rejetée du songe/mensonge, au sens où tel songe n'aurait aucune signification, aucune interprétation, ce qui est impossible puisqu'elle le définit; (1) mais la mauvaise ou, pire encore, la fausse interprétation guette et ne manquera pas de se révéler très souvent, par opposition à la (2) bonne interprétation, non pas comme on le lit partout, « celle qui se réalisera », mais simplement celle qui convient et qui est posée telle, rien de plus.

      Si l'on se reporte maintenant aux songes de Bohort, on verra qu'ils relèvent globalement de la scolastique. Il s'agit d'exposés théologiques vulgarisés par la mise en scène, mais qui gardent la rigueur de l'enseignement de l'Église. On le voit, par exemple, à la présentation de la damnation (pour cause de péché originel) qui précédait la rédemption, où tous les hommes étaient prédestinés, « aussi bien les bons que les méchants, tous égaux en mérites », à l'enfer, c'est-à-dire « sans égard pour leur mérite », problème que l'Église ne cessera d'explorer, jusqu'aux radicalisations de la Réforme, puis du jansénisme. Et si l'on se tourne vers l'interprétation proposée par Satan, qui s'est présenté sous la forme d'un homme d'Église, on voit qu'elle n'est pas non plus sans enseignement, puisqu'elle prend la forme de la casuistique courante de l'enseignement scolastique : est-il légitime de dépenser son énergie au salut d'un homme irrémédiablement corrompu, serait-il son frère, au lieu de s'occuper de ceux qui ont des chances d'être sauvés ? Est-il juste de se refuser à l'acte sexuel (légitime) si c'est pour faire parade de sa chasteté ? Que la réponse soit donnée d'avance, le « cas moral » veut qu'on évalue le pour et le contre. Il suit qu'on se trouve, dans les songes de la Queste del Saint Graal, avec deux volets remarquables qui prennent leur valeur l'un de l'autre, la beauté plastique des textes des songes et un enseignement religieux qui tout à la fois les justifie et les exploite à leur juste mesure.

      Mais, dira-t-on, ce genre d'interprétation peut-il avoir quelques rapports avec, par exemple, le songe de Chantecler dans le Roman de Renart ? Ou encore nos bons vieux songes de Charlemagne dans la Chanson de Roland ? On ne pourra pas répondre précisément avant d'avoir pu étudier un plus vaste corpus, mais on peut du moins faire l'hypothèse qu'on y trouvera toujours du moins la tension de la devinette. Le cas du songe de Chantecler est celui du roman écrit par Agatha Christie : il a sa solution et rien de plus; les songes de Charlemagne auraient plutôt été rédigés par Georges Simenon : soyez patients, la solution saura bien venir et avec un peu d'intelligence vous la comprendrez assez bien. Entre les deux, il y a la simple utilisation de la technique du suspense que les songes de la Queste del Saint Graal, de Joseph d'Arimathie, de la Légende doré ou de la Geste du chevalier au cygne utilisent à leurs propres fins : religieuses, morales, moralisatrices, artistiques ou simplement romanesques.

      Après tout, puisque le songe se définit comme une question inséparable de sa réponse, il est bien possible que le lien entre les deux importe peu et que la réponse en question, c'est le cas de le dire, soit assez accessoire pour servir à exposer à peu près n'importe quoi. Ou même pour être à peine exposée, voire inaudible.

      Nous en étions justement là : je pressens que les Saxons envahiront le royaume ! Oui, reprend le narrateur, et c'est justement ce que je vais vous raconter maintenant.

3. Les formes simples du texte du songe : apparitions et visions en songe

      En effet, on en vient ainsi (tout à l'opposé des songes qui se développent comme des narrations) aux formes les plus simples, soit l'apparition ou la vision en songe d'un personnage qui engage un dialogue avec le dormeur ou qui lui fait simplement une déclaration (la forme oraculaire), voire plus simplement encore l'audition d'une voix qui fait une annonce, exprime un souhait, donne un ordre.

      Rappelons que rien ne distingue l'apparition ou la vision diurne ou nocturne de celle qui se produit en songe, sinon justement la situation première. Soit la vision qui ferme la Chanson de Roland : l'apparition de l'ange Gabriel à Charlemagne. C'est la nuit, l'empereur est au lit, mais il n'est pas dit qu'il dort, encore moins qu'il songe. La venue de l'ange est donc une apparition. Supposons maintenant que cela se produise en songe, ce qui n'est pas difficile à imaginer, puisque c'est ce qui se passe dans le troisième songe (apparition qui se prolonge d'une vision qui tourne à la narration : c'est une forme complexe du songe). Dira-t-on que ce songe en perdrait alors son caractère herméneutique ? S'il suffit de l'affirmation que Charles dort pour que l'apparition claire et nette de Gabriel, comme sa déclaration des plus limpides, devienne un songe, est-ce que le songe n'en perd pas dans sa forme la plus simple les propriétés qu'on lui a reconnu jusqu'ici ? C'est au contraire toute la différente entre l'apparition du troisième songe et l'apparition de la vision finale qu'on voit nettement dans cette création artificielle (qui consiste en fait à produire un « songe minimal » comme on le fait de la « phrase minimale » en grammaire). Qu'observe-t-on dans cette opération ? La forme minimale du « discours herméneutique » qui tient justement à l'apparition ou à la vision en songe.

      Cette déclaration engendre en effet d'elle-même un double mouvement qui produit et efface l'illusion de l'hallucination, rien de plus, mais rien de moins. Et c'est précisément ce que ne fait pas la vision finale de la Chanson de Roland. Le troisième songe, au contraire (tout comme la vision finale lorsqu'on la transforme artificiellement en un songe en y ajoutant que Charles songe ou dort), déréalise une réalité qui, de ce mouvement même, le songe, se réalise. Et ce « mouvement », ce « double mouvement », c'est la forme minimale du discours herméneutique. Il est finalement ce qu'il a fait apparaître, a montré ou dit, soit le songe qu'on comprend et qu'on interprète ainsi en ce sens. Autrement, on trouve tout bonnement le cas de l'apparition ou de la vision finale de la chanson, une pure réalité et rien d'autre. On pourrait dire prosaïquement que l'apparition ou la vision en songe s'affirme comme phénomène extraordinaire, surnaturel ou paranormal, mais ce ne serait pas très juste, car non seulement la vision l'est déjà, mais s'il faut ajouter à la vision pour en faire un songe (c'est le mot songe, le sommeil, la Sp), c'est sans rien lui soustraire de sa réalité (l'apparition ou la vision). Alors on dira plus correctement que le songe donne à voir ou réalise une apparition ou une vision, produite puis interprétée par ce discours herméneutique.

      La bonne vieille terminologie de l'existentialisme devrait faire comprendre la différence : l'en-soi de l'apparition ou de la vision, médiatisé par le songe, devient le pour-lui du dormeur et, du même coup, l'en-soi-pour-lui du narrateur du songe et de son lecteur. L'apparition ou la vision a été interprétée comme telle, aussi peu que ce soit, même si elle se présente comme pure et limpide révélation. C'était un songe.

      Il faut corriger sur ce point l'idée qu'on trouve partout dans les exposés théoriques, à savoir que les songes seraient souvent, voire par définition, « prophétiques » ou « prémonitoires », comme la Genèse le dit des songes de Pharaon : « Joseph dit à Pharaon : ce qu'a songé Pharaon est une seule chose [en deux songes] : Dieu a fait connaître à Pharaon ce qu'il va faire » (41: 25). C'est l'onirocritique gréco-romaine (et particulièrement la pratique du songe d'incubation), à travers les diverses théories du songe, qui a imposé cette idée qu'on ne trouve pourtant pas réalisée ainsi dans les songes du Moyen Âge. On remarquera que le rêve prophétique ou prémonitoire, dans sa conception populaire moderne, est celui où le rêveur, interprétant son rêve (généralement rétrospectivement, bien entendu), y voit la préfiguration, le présage de l'avenir, une (vague) prédiction doublée d'un vif sentiment d'attente, le plus souvent négatif, fait d'appréhension, de crainte. Le songe d'Athalie en est une parfaite illustration (et je ne doute pas qu'on trouve fréquemment ce songe prémonitoire au théâtre , comme c'est encore le cas du songe d'Hippolyte de Robert Garnier). Tel n'est pas le cas du songe au Moyen Âge qui est franchement annonciateur (de l'avenir) ou révélateur (de l'ailleurs ou d'un passé qui n'était pas connu), souvent sous la forme la plus banale, celle de la prescription. Énéas, le chevalier au cygne, doit défendre son royaume contre l'invasion des Saxons, le roi Label et Pélagie doivent se faire baptiser, Bohort doit, lui, se refuser au beau cygne blanc, satan, pour se donner à la corneille noire, l'Église, etc. En ce sens, généralement et en particulier dans leurs formes les plus simples, les songes sont prescriptifs (pour les fins de notre analyse, on fera la différence entre la prescription et l'ordre) et non impératifs (comme le sont les songes amérindiens), ils sont annonciateurs et non prophétiques ou prémonitoires (comme les rêves paranormaux modernes qu'on interprète en ce sens). Ils sont révélateurs. C'est en cela qu'ils sont encore herméneutiques alors qu'ils n'ont apparemment plus de sens caché : c'est la « révélation ».

      Sur ce point, il est probable qu'on puisse dégager trois positions caractéristiques vis-à-vis de la projection de l'avenir par l'onirisme : la devinette des songes gréco-romains et bibliques, l'annonce du songe médiéval et la prémonition du rêve prophétique moderne : dans le premier cas, le songeur veut savoir, il veut connaître l'avenir, et dans le dernier, le rêveur appréhende et craint l'avenir. En position médiane, le songeur peut bien se réveiller apeuré (notamment dans la chanson de geste), mais ce n'est que pour mieux justifier la curiosité qui, avec le contexte interprétatif, produit simplement l'annonce de l'avenir. Mais le plus souvent, le songe fait l'économie de cette mise en scène et l'avenir n'est pas prédit, mais prescrit.

      L'apparition ou la vision qui vient en songe, la scène (souvent d'une seule réplique) qui s'y trouve, l'histoire ou le fragment d'histoire qui s'y développe n'ont pas (je l'ai assez répété) de substance narrative propre (l'histoire, ce qui est racontée); en revanche, ils se présentent sous une forme narrative déterminée (la manière de raconter ou encore d'exposer) et c'est la description.

La description : le songe est un tableau (décrit (à l'imparfait))

      Il faut en effet en venir à l'article de Gérard Moignet sur l'étude des temps verbaux dans les songes (bg. 85), étudiés sur l'exemple des neuf songes de la Queste del Saint Graal. Le grammairien montre que l'auteur dispose de deux systèmes de temps verbaux pour rapporter les songes. Soit le système du passé simple (l'aoriste), comme dans l'ensemble de son récit, mais alternant avec le présent historique dans les textes des songes, soit encore et surtout (6 songes sur 9) un « traitement spécial » (p. 117) où le texte est exceptionnellement rédigé à l'imparfait en regard de l'ensemble du récit, car cela ne se rencontre pas ailleurs dans la Queste del Saint Graal.

      La conclusion est aussi simple qu'évidente : l'imparfait est le temps dominant du texte du songe (par opposition à son contexte interprétatif). L'observation est d'ailleurs facile à généraliser pour tout l'univers onirique, comme Jean-Daniel Gollut peut le montrer dans nos récits de rêve (« L'emploi des temps » : « L'imparfait, ou le rêve remémoré », Conter les rêves : la narration de l'expérience onirique dans les oeuvres de la modernité, Paris, José Corti, 1993, 480 p., p. 267-291). S'il n'est pas à l'imparfait, le discours onirique paraît « normalisé » (p. 291).

      Toutefois, il y a une différence entre l'imparfait pittoresque de nos rêves et l'imparfait descriptif des songes. En effet, le même Jean-Daniel Gollut, lorsqu'il fait l'exercice d'appliquer les conclusions de son livre à un corpus de songes médiévaux (bg. 9 [3]), y retrouve sans peine l'imparfait, mais il fait en même temps une observation très juste, celle de la parfaite transparence  : jamais le narrateur n'éprouve la moindre difficulté à rapporter le contenu du songe, et souvent dans ses moindres détails, qu'il soit le fait du personnage (homodiégétique) ou d'un autre narrateur (hétérodiégétique); on en a toujours une connaissance objective nette; nous ne voyons jamais dans le songe les hésitations, ellipses et confusions du rêve. Le résultat est que l'imparfait n'y a pas tout à fait la même valeur que dans le rêve, même si dans les deux cas les valeurs sont très proches (Paul Imbs, on va le voir tout de suite, ne les distingue pas, s'agissant pour lui d'imparfaits « pittoresques »). Toutes proportions gardées, l'imparfait descriptif est aussi net qu'un passé simple, tandis que l'imparfait pittoresque est, lui, un imparfait ! Le second est proche d'un mode temporel ou encore il marque la réactualisation du passé sur le mode du « comme si on y était », mais vu de loin, après, maintenant (« un peu plus et il tombait », « la situation était difficile, il chancelait, il tombait, se relevait... »). Et il s'agit aussi d'une subordination (au récit principal, si le rêve est intradiégétique), comme le moindre imparfait de proposition subordonnée ou de style indirect. L'autre est l'imparfait descriptif, comme son nom l'exprime bien, puisque c'est celui de la description ou du tableau : « Il songea ou plutôt, à son avis, il songeait [= il songe]. Il sortait [= il sort] trop vite du jardin. Il tombait [= « il tombe »] » : on abolit toute distance entre le présent et le passé, de sorte que l'imparfait vaut alors pour le présent (avec le sens de l'aoriste, si l'on n'oublie pas qu'il s'agit du passé). Le songe nous transporte purement et simplement dans le passé, avec la précision du présent, tandis que le rêve nous apportera ce passé, qui restera tel, et donc imprécis. J'accorde que la nuance est plus facile à percevoir qu'à décrire, comme c'est le cas des diverses valeurs que peut prendre un même temps verbal dans divers contextes, particulièrement l'imparfait qui en a de nombreuses et de très fines. Alors peut-être que le mieux est de s'en tenir à la tautologie : l'imparfait du rêve est un imparfait de narration, celui du songe, de description !

      Voyons par exemple la succession des imparfaits du songe d'Iseut :

Voici ce qui advint des dormeurs quand le roi les quitta et sortit du bois [trois prétérits ou passés simples]. La reine songeait [imparfait duratif : présente une action qui va se prolonger jusqu'au réveil = Sp] qu'elle était [marque de l'état en proposition subordonnée] dans un vaste enclos, sous un riche pavillon. Deux lions venaient à elle qui voulait [imparfait de subordonnée] la dévorer. Alors qu'elle voulait leur crier merci, les lions, mort de faim, l'attrapaient chacun par une main. [Le retour au passé simple va marquer la fin du songe, désignant rétrospectivement la Sp :] Dans son effroi, Iseut cria, et ainsi s'éveilla.

Les trois imparfaits soulignés marquent le temps principal du texte du songe. C'est l'imparfait descriptif. On le verra caractérisé globalement dans l'ouvrage de Paul Imbs (l'Emploi des temps verbaux en français moderne : essai de grammaire descriptive, Paris, Klincksieck, 1960, p. 90-100) : c'est pour lui l'imparfait pittoresque : « les faits sont décrits en même temps qu'est relatée leur survenance, comme si celle-ci n'avait pas d'importance, et comme si tout n'était que description, ou se fondait dans la description » (p. 92). — Sans avoir su, bien entendu, que je le retrouverais un jour dans le songe médiéval, je suis heureux d'avoir bien fait la différence entre ces deux imparfaits dans mon mémoire de maîtrise, dont je reprendrai maintenant quelques conclusions dans la présente analyse (Guy Laflèche, les Valeurs d'emploi et la valeur de position de l'imparfait dans le théâtre de 1625 à 1650, Université de Strasbourg, Centre de philologie et de littératures romanes, 1971, notamment p. 40-44 sur l'imparfait descriptif; cf. « Étude de psycho-systématique sur les valeurs aspectives des temps du passé en français », Revue des langues romanes (Montpellier), vol. 80, 1973, 2e fascicule, p. 365-389).

      Gérard Moignet reprend en ce sens les conclusions de la psycho-systématique de Gustave Guillaume (Temps et verbe, 1929, Paris, Champion, 1970) pour expliquer cet emploi particulier dans le songe médiéval. Or, cet emploi n'est pas unique et remonte aux origines de la narration en langue française. Il se trouve déjà dans la réalisation de la figure grecque de l'enargeia, telle que l'a étudiée Perrine Galand-Hallys (« Le songe et la rhétorique de l'enargeia », le Songe à la Renaissance, édition de Françoise Charpentier, Nice, Université de Saint-Étienne, Institut d'étude de la renaissance et de l'âge classique, 1987, p. 125-135). La figure correspond à un genre particulier de description que la rhétorique française désignera tout simplement sous le nom de « tableau » et qui ne se distingue pas de l'« hypotypose ». Il s'agit de « descriptions vives et animées, de passions, d'actions, d'événements, ou de phénomènes physiques ou moraux » selon la définition du manuel classique de Pierre Fontanier (les Figures du discours, 1821, Paris, Flammarion, 1968, p. 431). L'hypotypose : elle « peint les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d'un récit ou d'une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante » (p. 390). Les plus grandes réalisations s'en trouveront dans ce qu'on ne peut montrer sur la scène du théâtre classique français (combats, assassinats, suicides et autres actes sanglants), qui correspondent d'ailleurs aux grandes scènes de la peinture classique, tableaux souvent historiques de combats ou visions et apparitions religieuses — dont les fameuses Annonciations

      Cinna rapporte à son amante Émilie, qui veut venger la mort de son père par l'assassinat du tyran, les « tableaux » qu'il a lui-même faits de la tyrannie de l'empereur Auguste aux conjurés qu'il espère avoir ralliés à leur cause. Ce sont des tableaux guerriers de ses carnages.

Je leur fais des TABLEAUX de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles,
Où l'aigle abattait l'aigle, et de chaque côté
Nos légions s'armaient contre leur liberté;
Où les meilleurs soldats et les chefs les plus braves
Mettaient toute leur gloire à devenir esclaves;
Où, pour mieux assurer la honte de leurs fers,
Tous voulaient à leur chaîne attacher l'univers;
Et l'exécrable honneur de lui donner un maître
Faisant aimer à tous l'infâme nom de traître,
Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.
J'ajoute à ces TABLEAUX la peinture effroyable...

—— Corneille, Cinna, 1640, 1: 3, v. 177-189, édition de Maurice Rat, Paris, Garnier, vol. 1 du Théâtre complet (3 vol.), s.d.

Voici un autre tableau classique où les verbes à l'imparfait soulignés seraient à l'aoriste dans un récit :

L'horreur et le desordre y regnoient à tel point
Que parmy le tumulte on ne s'entendoit point.
      L'un comme fit AEné, à travers de la presse,
Emportoit un parent tout chargé de vieillesse;
L'autre, hors d'un brasier entreinoit un Amy
Qui n'estoit reveillé ny brûlé qu'à demy :
Là quelqu'un qui fuyoit la flâme violente,
Tomboit sous le debris d'une maison brûlante :
Et là s'estant lancé hors d'un toict flambant,
Quelqu'autre malheureux s'écrasoit en tombant.
Celuy-cy se sauvant à travers la fumée,
Trouvoit sur son passage une porte fermée;
Et le coeur d'épouvante et d'ennuy tout serré
En mordant les verroux mouroit des-esperé.
Celuy-là penetrant dans la foule du monde
Pour se sauver du feu s'alloit perdre dans l'Onde.
Un autre tout troublé serroit entre ses bras
Son Bien qu'il emportoit, mais qu'il ne sauvoit pas;
[...]
      Ainsi, parmi l'horreur des flâmes devorantes,
Les Romains perissoient de cent morts differentes;
Ou s'ils ne perissoient par un fatal bon-heur,
Ils perdoient pour le moins, ou les biens, ou l'honneur,
Tandis que le Tiran tout enyvré de joye,
À ce funeste objet chantoît des Vers de Troyes.

—— Tristan, la Mort de Sénèque, 1644, v. 367-384 et 393-398, édition de Jacques Madeleine, Paris, Hachette, Société des textes français modernes, 1919.

Je me permets de me citer moi-même : « Dans cet/ces exemple(s), on voit que l'imparfait commute avec le passé simple exactement dans la mesure où le tableau commute avec le récit » (mémoire cité plus haut, p. 43, article, p. 384). Ces imparfaits, on le voit, ne sont nullement ceux du rêve (duratif-situationnel), mais bien du songe (ponctuel). En réalité, l'étude grammaticale et stylistique de Gérard Moignet s'applique à une structure narrative ou discursive beaucoup plus large que le songe. En effet, celui-ci privilégie l'imparfait descriptif parce qu'il se produit sous la forme du tableau. Le dormeur situé (Sp), voici le portrait du personnage qui lui apparaît en avision (avec la scène descriptive où se produit l'oracle d'une réplique ou d'un bref échange) — et voilà le tableau de l'Annonciation, forme minimale du songe, un tableau unique (T1).

      Dès lors, on voit clairement que ses formes narratives développées ne sont pas des récits, mais bien des suites de tableaux du même ordre. Lorsque j'ai créé plus haut la forme artificielle transformant l'« histoire » du songe d'Élias en un « songe oraculaire », il est juste de dire que rien n'a été perdu du point de vue de la nature du songe, mais j'ai évidemment sacrifié à la démonstration toute la narration constituée d'une série de tableaux qu'on peut maintenant restituer à la lumière de l'analyse grammaticale de Gérard Moignet. En fait, le songe ne comprend ni une histoire, ni un fragment d'histoire (ce que nous inventons en y voyant un « récit de songe » sur le modèle du récit de rêve), mais la suite des grandes fresques suivantes, des images qui ne sont plus des symboles, mais des allégories :


Sp   Caméra subjective : on a vu Élias endormi auprès de son épouse, mais on voit maintenant beaucoup plus clairement la suite des tableaux qui se préparent à défiler en songe.
T1   Gros plan : quatre lions, trois ours et deux dragons viennent de sortir des bois de Bouillon et foncent droit devant eux.
T2   Panoramique : on voit à l'arrière plan, au loin, un royaume dévasté, des églises et des monastères en flammes.
T3   Plan américain (plan moyen) : les neuf animaux terribles sont devant le château qu'ils vont assiéger et (double traveling latéral) on distingue une meute impressionnante de milliers et de milliers de vautres et de lévriers qui les assistent, se perdant à l'horizon infini (traveling avant, image perdue).
T4   Changement de point de vue : c'est Élias qu'on voit maintenant venir, accompagné d'une importante armée, dont on compte sans peine autour de lui une bonne centaine de chevaliers; gros plan : non seulement Élias brandit son épée, mais il a déjà décapité l'un des lions dont on voit la tête, sur l'herbe, au tout premier plan (très gros plan, style « Le dormeur du val »).
T5   Contre-champ : on voit alors plusieurs actions successives simultanément : Élias est tombé de cheval et un dragon est déjà sur lui, avec la meute à ses côtés; plus loin, Élias, toujours à cheval, mais environné maintenant de ses chevaliers en déroute, dont une bonne partie est massacrée, est talonné de très près, et tente de retraiter au palais.
— Rétrécissement, puis élargissement de l'objectif : (1) close-up : il est clair qu'il sera tué, (2) blow-up (style Antonioni) on croit voir son cadavre au loin, sous les remparts.


Si l'on relit le texte, on verra que ces cinq tableaux représentent à peu près l'effet produit par la narration du songe. Du coup, cette « histoire » ne paraît plus aussi abracadabrante qu'elle nous le semblait parce qu'on se trouve dans le domaine pictural de l'allégorie. Et voilà qui illustre concrètement la différence radicale entre le songe et le rêve.

      Dernière illustration : j'ai écrit plus haut, pour montrer la diversité des contenus du songe, combien les cinq songes de l'oeuvre de Wace n'avaient « absolument rien en commun ». Je me cite pour mieux me contredire, car ces cinq songes disparates ressemblent comme deux gouttes d'eau à tous les songes médiévaux, à tous les songes. Voici te tableau du texte du second, avec ses imparfaits descriptifs à désinences anglo-normandes :

Quant Artur prist a semuillier,
Endormi sei, ne pout veillier.
Vis li fu, la ou il dormeit,
Que haut en l'air un urs veeit
De vers orient avolant,
Mult lai, mult fort, mult gros, mult grant;
Mult esteit d'orrible façun.
D'altre part veeit un dragun
Qui de vers occident volout
E de ses oilz flambe getout;
De lui e de sa resplendur
Reluseit terre e mer entur.
Li draguns l'urs envaïsseit
E cil forment se
defendeit,
À mervaille s'envaïsseient
E a merveille se fereient,
Mais li draguns l'urs enbraçout
E a terre le craventout.
Quand Artur out un poi dormi,
Del sunge qu'il vit s'esperi.

— Wace, le Roman de Brut, édition d'Yvor Arnold, Paris, Société des textes anciens, 1938 et 1940, 2 vol., vol. 2, v. 11243-11262, p. 587-588. Les interprétations qui suivent, et font partie du songe, ont été résumées plus haut, avec les cinq songes de Wace (no 2).

On remarque la maîtrise grammaticale toute naturelle qui introduit au songe d'Arthur et en sort avec un tout autre imparfait, l'imparfait duratif de la situation (on dit par convention « de fond de décor ») — celui de la situation première (Sp) qui couche le dormeur au pied du songe. C'est l'imparfait d'ouverture et le plus-que-parfait de fermeture de l'extrait : là où Artur dormait, il lui fut avis de voir ce TABLEAU (qui amène les imparfaits descriptifs soulignés dans l'extrait), tandis que finalement, alors qu'il avait un peu dormi, du songe qu'il vit, il s'éveilla.

L'onirisme du songe

      Il faut croire qu'au Moyen Âge, on ne rêvait pas ou pas encore, on songeait. Du moins, si l'on rêvait (car c'est aussi possible), on croyait songer. Dans les deux cas, l'onirisme médiéval correspond nécessairement à la définition et aux propriétés du songe telles qu'on les a dégagées jusqu'ici, sauf qu'on doit pouvoir les situer dans la vie quotidienne. Or, ce n'est pas dans la satire et la parodie des fabliaux et du Roman de Renart, mais dans les réalisations des chroniques qu'on a quelque chance de l'apprécier. Le portrait en jeune chasseur que Charles VI a laissé de lui dans le songe du cerf ailé implique des actions toutes quotidiennes, comme celles de nos rêves. Des actions imprégnées ici comme là de « merveilleux onirique » (du moins dans le rappel ou rappelé justement pour cette raison). En tout cas, il illustre la conclusion à laquelle on vient d'en venir : ce songe rapporté par Froissart est une série de tableaux dominés par celui du cerf ailé dont le roi fera une figure de ses armoiries. C'est pour cela que le songe a été retenu, raconté, et que le chroniqueur peut nous le rapporter. Le songeur du Moyen Âge était impressionné par un tableau, alors qu'un rêveur moderne le sera plutôt par une histoire ou l'un de ses événements. Mais si l'on oublie le prétexte de la figure du cerf ailé, qui ne se trouvait forcément pas dans tous les songes de Charles VI, ni non plus dans ceux de ses contemporains, on se retrouve avec un prince à qui on fait cadeau d'un faucon et qui tout de suite va en faire l'essai avec son connétable. Suit un épisode de chasse. On peut croire qu'un boulanger, un menuisier ou un sacristain faisait des songes de même. C'était souvent, on peut le supposer, une suite de tableaux qui constituaient, de l'avis de l'intéressé, une petite histoire d'aventure si belle et merveilleuse qu'il en oubliait qu'elle devait être interprétée, que c'était un songe.

      Joinville, lui, ne l'a pas oublié en son premier songe. C'est tout bonnement la vision de Louis IX que l'on revêt devant un autel d'une « chasuble vermeille de serge de Reim », avec l'interprétation de son savant chapelain qui suit. Le songe ne laisse aucun doute : le connétable a vu son roi, exactement comme je vois mon vice-doyen aux affaires professorales s'il me convoque pour une raison inconnue. La secrétaire administrative de mon département, tout comme moi d'ailleurs (surtout des années après les faits), ne manquera pas d'intuition. Le roi va de nouveau se croiser (chasuble vermeille) et ce sera un fabuleux échec (serge de Reim). Ce beau songe autobiographique, situé dans son contexte, la Vie de saint Louis qui est l'histoire de ses croisades, est en réalité un songe prescriptif. Il signifie que Joinville ne doit (devait) pas participer à cette dernière campagne, suicidaire.

      Mais le second et dernier songe de Joinville est le plus représentatif et pour moi le plus beau de tous les songes du Moyen Âge français. Dans nos rêves, nous vivons toujours au présent avec nos morts. Il en était de même dans les songes. L'apparition du roi à son connétable, qu'il appelle pour la première fois familièrement Joinville, est de toute beauté, car elle n'a pas besoin d'être peinte pour qu'on l'ait sous les yeux (le songe, l'hypotypose « peint les choses d'une manière si vive et si énergique, qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux », Fontanier). Il est bien possible que son rappel soit intéressé, comme le croit Michel Zink (bg. 47), mais même si l'on voulait y voir une reconstruction tout aussi fabuleuse que le premier songe de Joinville, celui-ci n'en serait pas moins criant de vérité par sa toute simple naïveté. Cette ultime entrevue de Joinville et de son roi vaut ni plus ni moins que la dernière rencontre de Swann et d'Odette. Il ne fait aucun doute que celle-là a eu lieu en songe et celle-ci en rêve, mais dans les deux cas c'est bien ce qui nous vient à tous de nos nuits, chaque nuit, quotidiennement, comme c'était donc déjà le cas au Moyen Âge. Il était important de le rappeler avant de conclure pour cette raison que le songe est (du moins pour nous) beaucoup plus artificiel que le rêve, s'agissant d'une construction qui nous projette à mille lieues de la réalité, avec ses lions et ses dragons, ses corneilles et ses colombes, ses anges et ses diables, sans compter Dieu, Jésus, sa mère et tous les saints — et il faut remarquer que la conclusion d'Yvan G. Lepage sur le bestiaire des songes médiévaux (bg. 36a, p. 89-90) est incorrecte sur ce point : le lion, ni aucun autre animal du songe, n'y est « exotique » (c'est l'illusion réaliste), pas plus que le dragon, bien entendu; les animaux sont dans l'épopée, surhumains, comme dans l'hagiographie, surnaturels, le roman populaire jouant sur les deux tableaux (c'est le cas de le dire). Les chroniqueurs nous apprennent pourtant que c'était de songes quotidiens que l'on faisait ces productions littéraires. C'était l'onirisme du Moyen Âge.

Le songe n'est pas à l'origine du rêve

      Pourtant, la conclusion qui s'impose est que non seulement le songe n'est pas à l'origine du rêve, mais qu'il en a été l'antithèse anticipée, tandis qu'il a été depuis toujours le plus grand frein à sa réalisation. On le voit bien du fait que le texte du songe, qui n'est pas une forme narrative, ne présente aucune des propriétés du récit de rêve, tandis que les propriétés du songe et celles du rêve sont manifestement contradictoires et inconciliables. Et si on ne l'avait pas encore vu, c'est parce que les deux objets sans sont commune mesure (ils ne se comparent pas et on ne les avait donc jamais comparés) occupent exactement la même position, celle de représenter l'activité onirique au réveil. Et comme ils se sont à peu près succédés, le songe paraît tout simplement et naturellement la forme ancienne du rêve, le « rêve médiéval ». Au terme de l'analyse, on comprend que les deux représentations de l'activité onirique sont contradictoires et que la première ne peut avoir engendré la seconde.

      Que le songe se réduise au tableau d'une apparition ou d'une vision qui se déploie au-dessus d'un dormeur, cela pourrait correspondre à une effilochure de rêve, n'était son caractère révélateur, annonciateur ou prédictif. Or, c'est ce caractère qui lui enlève sa nature illusoire dans le mouvement d'interprétation minimal que constitue paradoxalement, on l'a vu, sa désignation même comme songe (songe/mensonge). Mais dès qu'elle se développe sous la forme d'une narration, l'histoire ou le fragment d'histoire est toujours celui de la trame événementielle la plus probante qui soit, une histoire comme tout le monde sait les raconter depuis l'âge de cinq ans et depuis quelques millénaires avant le Moyen Âge. Comprendre que l'effilochure n'est par définition qu'un fragment d'histoire rêvée et que cette histoire présente des propriétés qui heurtent radicalement l'« analyse narrative » de la réalité (c'est la narration) que nous réalisons et entendons tous les jours dans nos conversations les plus courantes (sans parler de nos performances d'historien et de romancier), il faudra attendre le XIXe siècle en Occident pour que cela, le rêve, prenne forme et tout le XXe siècle pour l'assurer et l'assumer, à cause des résistances du songe.

      En définitive, c'est le discours herméneutique du songe (le texte du songe et son contexte interprétatif) que la Révolution surréaliste, par exemple, devra casser, défaire et refaire entièrement pour produire, tout simplement, sa rubrique « Rêves ». Le cerf ailé de Charles VI ne paraît pourtant pas si éloigné de l'urinoir volant d'André Breton ? Il suffit de relire ces deux réalisations oniriques remarquables à la suite l'une de l'autre pour comprendre que nous sommes dans deux civilisations radicalement différentes, non pas une partie de chasse royale au Moyen Âge et le déplacement d'un citoyen de Paris au XXe siècle, mais tout simplement dans l'univers du songe et celui du rêve qui sont bien plus différents.

Guy Laflèche, professeur retraité,
Département des littératures de langue française,
Université de Montréal.

25 février 2013

Post scriptum

      Un homme songea qu'il avait un pénis en fer. ll lui naquit un fils, et ce fils le tua. Car le fer lui aussi périt du fait de la rouille qui se forme sur lui.

—— Artémidore, Onirocriticon, chapitre V, songe no 15.

      Depuis que je travaille sur l'étude narrative du récit de rêve, je n'ai encore trouvé personne qui expliquât qu'Artémidore était un parfait imbécile. Bien au contraire, de nombreux savants, à commencer par Macrobe, car cela remonte loin, m'ont bien l'air de le prendre au sérieux. Je suis tout à fait d'accord avec son traducteur, A. J. Festugière (Artémidore, la Clef des songes : Onirocriticon, Paris, Vrin, 1975) : l'ouvrage est très important pour apprécier la vie quotidienne de la Grèce, de Rome, de l'Afrique du nord et de l'Égypte au début de notre ère, puisqu'il s'agit d'une radiographie involontaire de l'univers de la culture matérielle de l'époque. En revanche, ne nous dit-il pourtant pas lui-même qu'on le considérait comme « un charlatan, un imposteur et un bouffon » ? (il l'écrit p. 16) et n'a-t-il pas composé tout un livre pour en faire la démonstration ? En tout cas, l'analyse du songe au Moyen Âge n'a rien à faire de ses fameuses distinctions : insomnium, visium, oraculum, visio ou somnium, ou encore des songes personnel, étranger, commun, public ou cosmique. Encore un petit exemple ?

      Un homme rêva qu'il avait perdu son anneau, par lequel il scellait toutes ses lettres, et qu'ensuite comme il le cherchait il en avait trouvé la pierre brisée en cinquante-cinq morceaux, en sorte qu'il ne servait plus à rien. Toutes ses affaires s'écroulèrent au bout de cinquante-cinq jours.

—— Artémidore, Onirocriticon, chapitre V, songe no 32.


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