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Vocabulaire spécifique non lié au bilinguisme

      Il ne faudrait pas l'oublier, Isidore Ducasse écrit en français, un français d'autant plus charmant qu'on l'entend avec un autre accent que ceux de France et du Québec. Par vocabulaire « spécifique », j'entends les mots de sens français qui échappent souvent à nos dictionnaires ou encore les vocables dont l'utilisation paraît surprenante. Mais j'y ajoute les mots qu'on appelle de ce nom en lexicologie, le vocabulaire spécifique, mais je l'entends au sens large, les mots français qui caractérisent le vocabulaire de Ducasse (et peu importe la raison, car je l'explique dans chaque cas, lorsque ce n'est pas évident).

      Mais pour ceux qui ne sont pas familiers de la statistique lexicale (qui mesure le « vocabulaire spécifique »), je dois préciser que ces vocables n'ont rien en principe de très particulier ou de spécialisé, même si cela se rencontre souvent dans les Chants de Maldoror, comme on le voit au fil du fichier (vocables propres au XIXe siècle, de sens inattendus, voire inusité, etc.). Mais ce sont souvent des vocables simples et courants auxquels Ducasse donne des sens « spécifiques », comme le vocable ouvercle, par eemple, qu'il emploie pour désigner la dalle funéraire; ou le vocable guichet, qu'on arrive mal à comprendre. Cela dit, le mot « spécifique » le plus caractéristique est, sans conteste, humanité (pour désigner les hommes, l'Homme, le genre humain).

      Fion. Montréalais comme Ducasse était Montévidéen, j'espère que le mot « américain » restera longtemps en tête de cette liste. Tous les francophones et les hispanophones d'Amérique espèrent que les francophones d'Europe et d'Afrique, et notamment les Français, ouvriront un jour un atlas pour faire la différence entre un Américain (comme moi) et un États-Unien, entre l'adjectif américain et l'adjectif états-unien. En tout cas, sur ce point, Isidore Ducasse parlait vraiment bien français. Pas comme ces journalistes du Monde ou de Libération qui nous parlent chaque jour du Président « américain » ou du dollar « américain » pour désigner le Président des États-Unis ou le dollar états-unien...

Allier, s'allier

S'allier avec = rejoindre, s'unir à, se ressembler, être comparable, être proche de, correspondre à.

      Il ne s'agit ni d'un hispanisme, ni d'une incorrection. Et on trouve souvent cette formulation : chacun s'allie avec son pareil, absolument, comme proverbe; mais on entend qu'il s'agit généralement de s'unir, de faire cause commune. Et le sens général du verbe est l'alliance en fonction d'une action, dans un but donné. Or, Ducasse l'emploi absolument, alors que l'« union » rapproche des comportements très différents, voire contradictoires, notamment la sincérité et la crédulité ! (de sorte que le texte ne se comprend pas à première vue). Dans les trois contextes des Chants, il ne s'agit jamais de faire une union et la phrase tirée de la strophe 1.4 est évidemment propre au contresens.

1.3 (P 1869, p. 8: 21) La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur ? Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le bien.

1.4 (P 1869, p. 9: 4) Le génie ne peut-il pas s'allier avec la cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ? — Être comparable, de même nature.

6.7 (P 1869, p. 310: 4) [Le malade, Aghone]. ... la sincérité de ses rapports s'allie à merveille avec la crédulité du lecteur. — Sa sincérité concorde avec celle du lecteur (ces sincérités ne s'additionnent pas, ni ne s'appuient).

Américain

Américain, canif américain (cf. canif). À noter que rien n'indique que l'adjectif ait le sens d'états-unien (comme doit le supposer Jean-Luc Steimetz pour comprendre que le canif américain désigne un bowie, Steinmetz, p. 405, n. 6). Les traducteurs espagnols comprennent d'ailleurs naturellement americano et non norteamericano ou estadounidense. Si le mot Amérique ne se trouve jamais dans les Chants, l'adjectif n'y vient qu'une seule autre fois, et au sens strict :

1.14 (P 1869, p. 57: 6) ... il est né sur les rives américaines, à l'embouchure de la Plata...

Appartement

Appartement = chambre (habitación, cuarto, dormitorio)

      Voir également chambre.

      Il est curieux de constater qu'un tel vocable, qui fait évidemment partie du vocabulaire fondamental, soit aussi instable en français qu'en espagnol. Dès la première occurrence, en 5.3, tous les synonymes y passent : habitación (Gómez et Alonso), vivienda (Pellegrini), morada (Álverez), apartamento (Serrat, Méndez) et aposento (Parientes). La même variété se trouve, curieusement, en français, entre deux extrêmes, la pièce et... l'appartement. Ce dernier vocable est particulièrement bien aemployé dans les trois contextes des Chants qu'on lira ci-dessous. En regard de l'hispanisme salle, il est curieux de trouver le gallicisme, si l'on peut dire, pour désigner soit la pièce d'usage personnel (6.4), soit, physiquement, cette « chambre à coucher » (5.3). Le vocable ne se trouve pas dans Garnier, tandis qu'apartamento, et uniquement pour désigner un logement dans un immeuble, n'entrera au dictionnaire de l'Académie qu'au XXe siècle (Saturne), de sorte qu'il devrait s'agir d'un véritable gallicisme (!) pour Serrat et Méndez, afin de désigner un cuarto de dormir.

      En plus, la désignation particulière des pièces d'un logement varie beaucoup selon les pays et les régions en castillan, mais en général la précision est nécessaire, au contraire du français, pour désigner sa fonction (cuarto de estar, de baño, etc., comme le mot salle, sala dans les deux langues). La chambre, sans autre précision, désigne la chambre à coucher en français (celle qui nous est personnelle et où l'on a son lit), tandis qu'en espagnol c'est l'inverse, cuarto et habitación désignent n'importe quelle pièce du logement ou de la maison et on doit préciser du possessif ou du démonstratif qu'il s'agit d'un dormitorio.

5.3 (P 1869, p. 248: 14) [Le narrateur/ Maldoror est manifestement dans sa chambre où il ne dort pas, mais rêve parfois; le cauchemar le saisit; le voilà dans une chambre mortuaire...]. Voici la cassolette où brûle l'encens des religions. L'éternité mugit, ainsi qu'une mer lointaine, et s'approche à grands pas. L'appartement a disparu : prosternez-vous, humains, dans la chapelle ardente !

6.4 (P 1869, p. 295: 11) Mon doux maître, si tu le permets à ton esclave, je vais chercher dans mon appartement un flacon rempli d'essence de térébenthine, et dont je me sers habituellement...

6.4 (P 1869, p. 295: 23) Va chercher dans ton appartement un flacon rempli d'essence de térébenthine. Je sais qu'il s'en trouve un dans les tiroirs de ta commode, et tu ne viendras pas me l'apprendre.

      À remarquer qu'au XVIIe siècle et jusqu'à récemment dans les châteaux et grandes maisons, on se retire dans ses appartements (les appartements particuliers où l'on a sa chambre). Appartement au sens de logement se trouve aussi une fois dans les Chants :
6.7 (P 1869, p. 314: 18) Ils frappent chez le concierge d'une grande maison de la rue Saint-Honoré, et le fou est installé dans un riche appartement du troisième étage.

Atomistique

Atomistique = atomique. Le vocable situe les Chants de Maldoror au XIXe siècle. Au TLF, on en trouve bien 76 occurrences, de 1840 à... 1946 !, mais à cause de deux auteurs qui retardent gravement, lexicalement (Pierre Duhem et Émile de Meyerson).

6.10 (P 1869, p. 331: 12) ... unité linéaire, comme les éléments atomistiques d'un rayon de lumière pénétrant dans la chambre noire.

Barrière du Trône

Barrière du Trône. Voir à saladier.

Borne (au coin d'une borne)

Dans le (= au) coin d'une borne = autour d'une borne. Sauf Ivos Margoni (all'angolo d'un paracarro) et Manuel Serrat Crespo qui traduisent à peu près littéralement (mais ce dernier en inversant curieusement le déterminant et le déterminé : en el guardacantón de una esquina, Serrat), les traducteurs rivalisent ici d'originalité : le creux d'une borne (Álvarez), le coin de la rue (Pellegrini), près d'une borne (Gómez) et, tout simplement, dans un coin (Wernham). En réalité, l'expression qui est aujourd'hui sortie de l'usage était très fréquente au XIXe siècle où coin signifie simplement un endroit vaguement déterminé, comme dans un coin de pays, au coin d'un bois, au coin d'un cimetière ou au coin d'une rue (sans qu'il s'agisse d'une intersection).

6.3 (P 1869, p. 291: 24) Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de la banlieue [...], si, dans le coin d'une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos pères, contemplant mélancoliquement les rayons de la lune, qui s'abattent sur la plaine endormie, il s'avance tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe à un chien cagneux, qui se précipite.

Brèche

Brèche = entaille, éraflure (comme dans ébrécher une lame); d'une part le sens du mot ici est contraire à son emploi courant et d'autre part l'adjectif qui le qualifie est aussi contraire à son sens premier dans le contexte. Il s'agit manifestement d'une plaisante antiphrase (surtout pour décrire les coups de bélier... d'un cheveu !).

3.5 (P 1869, p. 167: 26) Ce bâton se mouvait ! Il marchait dans la chambre ! Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brèches énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu'on ébranle contre la porte d'une ville assiégée.

Comparer avec l'emploi attendu :
2.13 (P 1869, p. 120: 12) ...leurs secousses avaient entr'ouvert une voie d'eau, sur les flancs du navire. Brèche énorme; car, les pompes ne suffisent pas à rejeter les paquets d'eau salée qui viennent, en écumant, s'abattre sur le pont, comme des montagnes.

Cailler, sang caillé

Le sang caillé/coagulé. En français classique, le lait et le sang caillaient ou coagulaient. C'est après le XIXe siècle seulement que le lait caille tandis que le sang coagule. Le « sang caillé » est donc alors d'un usage tout à fait normal, comme on le vérifie facilement au TLF.

3.5 (P 1869, p. 173: 26) [Le cheveu, au sujet de Dieu, son maître]. Les autres cheveux sont restés sur sa tête; et, moi, je gis, dans cette chambre lugubre, sur le parquet couvert de sang caillé, de lambeaux de viande sèche...

4.6 (P 1869, p. 215: 10) Pendant la journée, je me battais avec mes nouveaux semblables, et le sol était parsemé de nombreuses couches de sang caillé.

Canif (canif américain)

Canif américain. Il ne s'agit sûrement pas du bowie ou du bowie knife comme le dit Jean-Luc Steimetz dans ses trois éditions. Le nom de l'aventurier James Bowie (1796 ?-1836) est en effet resté associé au couteau qui servait d'arme aux pionniers de la frontière entre les États-Unis et le Mexique; le bowie n'est nullement un canif, mais bien un couteau dont la longue lame, unique, est aiguisée d'un double tranchant à la pointe (cf. « Encyclopedia Britanica »).

3.2 (P 1869, p. 155: 19) Celui-ci tire de sa poche un canif américain, composé de dix à douze lames qui servent à divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses de cette hydre d'acier...

      Puisque le canif amécirain en cause ici comprend plusieurs outils et un grand nombre de lames, ce serait aujourd'hui le canif suisse (le canif de l'armée suisse). On ne trouve ni canif américain, ni couteau américain dans les 1880 oeuvres dépouillées au TLF : on dit canif à neuf lames (Jean Cocteau, « les Enfants terribles », Paris, Fayard, 1929, p. 24), canif à plusieurs lames. En revanche, on trouve le petit canif anglais (Balzac, « Peau de chagrin », Paris, Garnier, 1960, p. 156). Le canif est un couteau de poche (et c'est précisément son nom en anglais : pocket knife, knife, couteau, ayant la même origine que le mot français canif) dont la lame se replie. Aussi est-ce un canif que désigne l'occurrence suivante :

1.13 (P 1869, p. 52: 24) ... prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau [= canif], puis en dépecer un grand nombre...

      On peut ajouter pour finir que la distinction de l'espèce et du genre de l'objet se trouve en espagnol tout comme en français (la navaja se définit comme un cuchillo cuya hoja se puede doblar, dont la lame se replie).

Chiffon préparé

Chiffon préparé = papier, enveloppe de papier. L'expression, qui nous paraît aujourd'hui très surprenante, pouvait assez facilement se comprendre au XIXe siècle, au croisement de deux mots composés, d'abord le papier de chiffon, le papier (généralement grossier) comprenant une part de chiffon, soit de matière textile; mais également le (morceau de) papier chiffonné (cachant son contenu : cf. George Sand au TLF). L'ensemble devient ici un curieux chiffon préparé ! La meilleure interprétation est probablement celle d'Aldo Pellegrini, papelucho (papel è escrito despreciable, Garnier).

      La série de synonymes est clairement la suivante : la missive, la lettre, l'enveloppe, le papier vélin, puis le « morceau de chiffon préparé ». Pourtant ce qui se trouve maintenant désigné n'est plus seulement l'enveloppe, mais également son contenu, le papier à lettre et l'écriture qu'on y trouve.

6.5 (P 1869, p. 299: 3) Prise à ce piège, la curiosité de Mervyn s'accroît et il ouvre le morceau de chiffon préparé.

      Le preuve qu'il ne s'agit nullement d'un hispanisme se trouve dans la traduction littérale, retenant preparado presque toujours (ce qui n'a aucun sens); mais la meilleure preuve est l'interprétation, c'est le cas de le dire, de Carlos Mendéz, parfaitement juste (!), el trozo de carnada que se ha preparado para el : Mervyn ouvre donc le bout de viande, l'appât qu'on lui a préparé !

Coin (au coin d'une borne)

Voir Borne (au coin d'une borne)

Couvercle

      Voilà le mot très plat, c'est le cas de le dire, qu'Isidore Ducasse utilise pour désigner la dalle qui recouvre la tombe au cimetière. On en trouvera le commentaire à la strophe 2.15, n. (8), où le vocable vient quatre fois avec le refrain :

2.15 (P 1869, p. 137: 8) ... pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d'une tombe !

      Mais on le trouvait déjà à la strophe 1.12 :

1.12 (P 1869, p. 46: 24) ... si, après la mort, nous ne devons plus exister, pourquoi vois-oje, la plupart des nuits, chaque tombe s'ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais.

      Il est extrêmement significatif de voir que toutes les traductions en espagnol, sans exception, n'ont pu résister à la tentation « poétique »; elles respectent, en quelque sorte, le cérémonial funéraire et désignent donc ce « couvercle » de son appellation convenue, losa ou du moins lápida : respectivement dalle (funéraire), pierre (tombale). Il en est de même des deux traductions en catalan, à une occurrence près (Ricard Ripoll traduit tapa en 3.5 et non llosa, comme il le fait partout ailleurs). En revanche, la traduction italienne donne toujours littéralement coperchio, de même que les trois traductions anglaises, lid. Je ne sais comment expliquer ces attitudes systématiques assez remarquables, mais il est certain qu'en français on ne désigne pas la dalle funéraire avec le mot couvercle (de la tombe) sans créer une figure prosaïque ou antipoétique très forte. Or, on ne saurait l'expliquer comme une maladresse de l'auteur ou son ignorance du mot juste, puique, bien au contraire, il sait peindre de manière grandiloquente la stèle funéraire, soit le marbre des tombeaux (1.12, p. 44: 25) et le marbre de (la) tombe (6.10, p. 326: 6).

Fouille

Fouille = pelle, pelle de sapeur (zapa).

2.16 (P 1869, p. 139: 15) Non... ne conduisons pas plus profondément la meute hagarde des pioches et des fouilles, à travers les mines explosibles de ce chant impie !

      L'interprétation qui suit est implicitement donnée par Ana Alonso dans sa traduction : ¡ No... no guiemos más por las profundidades a la jaurías huraña de picos y zapas, a través de las explosivas galerías de este cando impío !, soit la meute hagarde des pics et des pelles. Le néologisme est créé sur le modèle de la pioche, instrument pour piocher, d'où la fouille, instrument pour fouiller. Et, comme on le voit au contexte, il ne s'agit pas de n'importe quelle sorte d'excavation, mais bien de mines explosibles (explosives, qu'on peut faire exploser). Il ne s'agit nullement d'un hispanisme, bien entendu, mais d'un néologisme, certainement involontaire : la plus originale « faute » ou le plus beau « barbarisme » d'Isidore Ducasse jusqu'ici dans les Chants. Cela dit, le néologisme est créé à partir de la série suivante en espagnol : zapa/zapar :: pico/picar.

      À remarquer qu'on trouve également le correspondant de la pelle en espagnol, pala, et que Ducasse a déjà eu l'occasion de l'employer deux fois à la strophe 2.9 (mais le vocable n'aura pas d'autres occurrences dans les Chants). C'est d'abord la pelle du fossoyeur, mais c'est bien ensuite la « fouille », la zapa qu'on a ici :
2.9 (P 1869, p. 92: 24) Sur la terre humide que le fossoyeur remue avec sa pelle sagace, on combine des phrases multicolores sur l'immortalité de l'âme, sur le néant de la vie, sur la volonté inexplicable de la Providence...
2.9 (P 1869, p. 98: 10) Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes forces, j'extrais de cette mine inépuisable des blocs de poux, grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les transporte, pendant les nuits profondes, dans les artères des cités.
— Le fossoyeur de la strophe 1.12 utilisait, lui, la bêche (p. 45: 5).

Frein (serrer les freins)

2.16 (P 1869, p. 139: 7) Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m'arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d'une femme...

      Jean-Luc Steinmetz (GF et Pléiade) dit que l'expression, moderne, commence alors à s'appliquer aux voitures. Mais ce n'est pas l'emploi du verbe serrer qui est significatif, puisqu'on l'appliquait déjà au mors du cheval : Lamartine, dans la Chute d'un ange (1838), présente l'alternative de serrer ou de ramolir le frein. En revanche, J.-L. Steinmetz aura vu juste : au dépouillement du TLF, Ducasse est le premier à employer l'expression au pluriel, expression qu'on trouvera explicitement chez Pierre Loti: « comme en voiture lorsqu'on serre les freins des roues » (Pécheur d'Islande, 1886).

Grille

Grille. Les deux occurrences du mot dans les strophes 6.4 et 6.5. ne concordent pas exactement, dans la mesure où la seconde associe la grille à la porte d'entrée ou au portail, qui a justement été décrit comme une porte tournant sur ses gonds, de sorte que la grille qu'escaladait Maldoror était plutôt associée à la clôture de la facade... Les nombreuses occurrences du mot dans la strophe 3.5 étaient aussi assez fantaisistes (cf. guichet).

6.4 (P 1869, p. 298: 18) Il escalade la grille avec agilité, et s'embarrasse un instant dans les pointes de fer; d'un bond, il est sur la chaussée.

6.5 (P 1869, p. 303: 28 Je franchirai le mur de clôture du parc, car la grille sera fermée, et personne ne sera témoin de mon départ.

Guichet

Guichet. Voici d'abord commentées les occurrences à l'étude, toutes dans la strophe 3.5 :

3.5 (P 1869, p. 165: 13) Sur la muraille qui servait d'enceinte au préau, et située du côté de l'ouest, étaient parcimonieusement pratiquées diverses ouvertures, fermées par un guichet grillé.

3.5 (P 1869, p. 165: 24) Quelquefois, la grille d'un guichet s'élevait sur elle-même en grinçant, comme par l'impulsion ascendante d'une main qui violentait la nature du fer : un homme présentait sa tête à l'ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules, sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisait suivre, dans cette extraction laborieuse, son corps couvert, de toiles d'araignées. Mettant ses mains, ainsi qu'une couronne, sur les immondices de toutes sortes qui pressaient le sol de leur poids, tandis qu'il avait encore la jambe engagée dans les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posture naturelle...

      Comme on le voit, les guichets ne glissent pas horizontalement, mais bien verticalement : il s'agit donc de fenêtres à guillotine lourdement grillagées et ces guichets n'avaient manifestement pas été faits pour livrer passage aux occupants ou visiteurs des cellules. Resterait à expliquer comment l'homme peut avoir une jambe « engagée dans les torsions de la grille » alors qu'il a les mains au sol : peut-être avons-nous là une formulation de style artiste pour exprimer qu'une jambe n'est pas encore dégagée de l'ouverture trop étroite laissée par une remontée insuffisante de la grille torsadée. En tout cas, il apparaît clairement que l'homme se laisse glisser au sol, les mains devant, depuis la fenêtre.

3.5 (P 1869, p. 167: 14) La curiosité l'emporta sur la crainte; au bout de quelques instants, j'arrivai devant un guichet, dont la grille possédait de solides barreaux, qui s'entre-croisaient étroitement. Je voulus regarder dans l'intérieur, à travers ce tamis épais.

      Nouveau détail : la lourde grille du guichet est constituées de barreaux entrecroisés.

      Ensuite, le narrateur-héros répétera sept fois le refrain suivant : « Et je me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon oeil / mes yeux se recollai(en)t à la grille avec plus d'énergie !... ». De l'extérieur, la fenêtre est donc à hauteur d'homme.

3.5 (P 1869, p. 168: 10) Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l'essayait, et montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet.

      Puisqu'il s'agit de se lever, de se tenir debout, la notation confirme que le guichet est bien une fenêtre (et non un soupirail).

3.5 (P 1869, p. 172: 7) Enfin, il se dirigea vers le guichet, qui se fendit avec pitié jusqu'au nivellement du sol, en présence de ce corps dépourvu d'épiderme.

      Il est difficile d'expliquer cette occurrence. D'abord parce qu'un guichet à guillotine ne se « fend » pas (il s'élève, comme on l'a lu dès le début, puis redescend, sans plus); ensuite, parce que s'agissant du guichet d'une fenêtre, on voit mal comment il pourrait descendre jusqu'au niveau du sol.

3.5 (P 1869, p. 174: 17) Aussitôt le tonnerre éclata; une lueur phosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré moi, par je ne sais quel instinct d'avertissement; quoique je fusse éloigné du guichet, j'entendis une autre voix, mais, celle-ci rampante et douce, de crainte de se faire entendre...

      Les recherches de co-occurrences préau-guichet, grille-guichet et fenêtre-grille sur le corpus du TLF ne permettent pas de se faire une idée précise de la nature de ces guichets. On peut seulement supposer qu'il s'agit de grilles de métal en accordéon qu'on descend devant la fenêtre lorsqu'on veut en défendre l'entrée.

      La description de la prison où arrive David, dans les Illusions perdues de Balzac, présente une atmosphère assez proche de celle que nous avons dans la strophe de Ducasse : à partir de la porte d'entrée, un long corridor longe la façade d'où plusieurs fenêtres reçoivent le jour du préau; « dès le guichet, une grille ferme le préau »; David aura sa chambre à côté du geôlier : mur de pierre humide, fenêtre très élevée à barreaux de fer et froides dalles de pierre (Balzac, les Illusions perdues, 1843, Paris, Garnier, 1961, p. 731-732). Le rapprochement confirme que Ducasse utilise ici le vocabulaire du roman réaliste, mais la difficulté à se représenter ces guichets illustre aussi qu'il ne produit pas une description ou une narration de cet ordre. Cf. la n. (4) de la strophe.

Gypse

Gypse = craie. « L'écrasement lugubre de mon gypse littéraire ». Le gypse désigne le plâtre à l'état pur ou naturel, le sulfate de calcium. Tous les enfants dessinent ou écrivent avec du plâtre ou un équivalent sur les pierres, les murs et les pavés. Bref, les deux bras du poète sont employés à presser ou à écrabouiller de manière lugubre sa plume, tout simplement.

6.10 (P 1869, p. 226: 1) Si la mort arrête la maigreur fantastique des deux bras longs de mes épaules, employés à l'écrasement lugubre de mon gypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire : « il faut lui rendre justice. Il m'a beaucoup crétinisé... »

      Il est difficile d'expliquer l'emploi de ce vocable spécialisé. En castillan, le latin gypsum a donné le très courant yeso, qui désigne le plâtre; il est probable qu'on puisse soupçonner Isidore Ducasse d'avoir ouvert exceptionnellement son dictionnaire castillan-français qui lui aura traduit yeso = gypse (Saturne).

Hélice

Hélice = volute; hélice ascendante = spirale. En espagnol, hélice est encore aujourd'hui un synonyme d'espira et d'espiral. Cela dit, le castillan et le français utilisent d'abord hélice au sens étymologique de volute, notamment en architecture, où le mot désigne la figure plane et c'est bien en ce sens que l'emploie encore Ducasse au XIXe siècle, l'hélice ou la volute ascendante désignant la spirale qui se déploie en trois dimensions dans l'espace. — À noter, pour les curieux de sémantique historique, que l'hélice désignant les pales propulsant les bateaux existe depuis plus de cinquante ans lors de la rédaction des Chants. D'où sa disparition aujourd'hui comme figure géométrique, du moins en français (car trois traducteurs retiennent le mot en espagnol : Gómez, Áverez et Alonso), de même que les traducteurs en catalan (Pedrolo, Ripoll).

2.10 (P 1869, p. 100: 27) ... celui qui vous connaît [...] ne désire plus que de s'élever, d'un vol léger, en construisant une hélice ascendante, vers la voûte sphérique des cieux.

      L'« archaïsme » reconnu, le travail des traducteurs contemporains est extrêmement intéressant, d'autant que l'expression présente deux difficultés. Sur les treize traductions consultées, cinq donnent littéralement le texte français (Gómez, Álverez, Serrat, Alonso et Knight), trois choisissent le verbe décrire (Lykiard, Wernham et Méndez), deux optent pour tracer (Pellegrini et Pariente) et deux pour dessiner (Margoni et Ripoll). Mais l'un (Pedrolo) élimine la difficulté en éliminant le verbe, la solution la plus originale et la meilleure (ce qui donne, un vol léger, en forme d'hélice ascendante, en forma d'hèlice ascendent). Conclusion : si le texte se comprend sans peine en français, c'est que son expression est redondante, que la précision est inutile.

Humanité

L'humanité = l'homme, les hommes, parfois le genre humain (la humanidad). Dans ce dernier sens, il pourrait s'agir d'un hispanisme (au moins dans la strophe 4.2). Le castillan connaît l'expression, oler a humanidad (sentir le renfermé à cause du trop grand nombre de personnes dans un espace mal aéré), qui correspond un peu au français, sentir l'homme (sentir la sueur dans le vestiaire des sportifs), du moins au Québec, car en France on dirait, plutôt, sentir le fauve (Saturne). « Sentir l'humanité » en castillan, c'est l'homme (l'humain) dans sa corpulence, sens du vocable complètement étranger au français.

      Cela dit, l'homme est, avec le Créateur et Maldoror, l'un des trois grands protagonistes des Chants. Le fait qu'il soit désigné par l'anti-métonymie (si l'on me permet l'expression) humanité paraît une pure figure de style. Dans la majorité des occurrences, il est vrai, les traducteurs en castillan donnent littéralement humanidad, mais la majorité seulement. En fait, ils hésitent toujours, dans tous les contextes. Jusqu'à mieux informé, cet emploi n'est pas un hispanisme. En revanche, bien entendu, il appartient au vocabulaire spécifique des Chants, car l'emploi n'est pas normal en français, souvent même très surprenant, voire fautif. Il s'explique du fait que les deux autres protagonistes, Maldoror et le Créateur, ne soient pas multiples, contrairement à l'homme — l'« humanité » !

      Dans les contextes suivant, l'humanité = les hommes.

1.9 (P 1869, p. 28: 10) Un exemple incontestable pour clore la série : l'homme dit hypocritement oui et pense non. C'est pour cela que les marcassins de l'humanité [= les hommes] ont tant de confiance les uns dans les autres et ne sont pas égoïstes.

1.9 (P 1869, p. 29: 10) Voilà une centaine de léviathans qui sont sortis des mains de l'humanité. — Le déterminé, les mains, implique le sens « des hommes ».

1.10 (P 1869, p. 33: 9) Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l'humanité, depuis que le vent, l'humanité existent, quelques moments avant l'agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma mort.

1.12 (P 1869, p. 46: 19) ... voit, le soir, devant lui, écrit en lettres de flammes, sur chaque croix de bois, l'énoncé du problème effrayant que l'humanité n'a pas encore résolu : la mortalité ou l'immortalité de l'âme.

2.9 (P 1869, p. 97: 17) J'arrachai un pou femelle aux cheveux de l'humanité.

2.9 (P 1869, p. 99: 9) Ses atomes s'efforcent avec rage de séparer leur agglomération pour aller tourmenter l'humanité; mais, la cohésion résiste dans sa dureté.

2.10 (P 1869, p. 102: 1) ... comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant d'imposante grandeur et tant de vérité incontestable, tandis que, si [un esprit supérieur] les compare à l'homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé, auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir davantage la petitesse de l'humanité et son incomparable folie...

2.10 (P 1869, p. 103: 23) La fin des siècles [...] vos chiffres cabalistiques [...] siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que [...] l'humanité, grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. — On est très proche ici du personnage désigné par les emplois qui vont suivre au paragraphe suivant.

2.10 (P 1869, p. 104: 25) À l'aide de cet auxiliaire terrible [la logique], je découvris, dans l'humanité, en nageant vers les bas-fonds, en face de l'écueil de la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui croupissait au milieu de miasmes délétères, en s'admirant le nombril.

2.15 (P 1869, p. 139: 5) C'est avec reconnaissance que l'humanité applaudira à cette mesure !

3.1 (P 1869, p. 144: 24) [Mario et Maldoror fuyant les hommes pour contempler les monstres marins]. ... pour reposer agréablement leur vue désillusionnée sur les monstres les plus féroces de l'abîme, qui leur paraissaient des modèles de douceur, en comparaison des bâtards de l'humanité.

3.1 (P 1869, p. 149: 26) les marcassins de l'humanité — comme en 1.9 (et 5.7) ou dans l'extrait ci-dessus de la même strophe 3.1.

3.5 (P 1869, p. 182: 3) ... le Créateur en enfance, qui devait encore, hélas ! pendant bien de temps, faire souffrir l'humanité... — Même remarque qu'en 2.10 (p. 103: 23).

4.7 (P 1869, p. 222: 20) Ô toi, [...] si tu comprends encore la signification des grands éclats de voix que, comme fidèle interprétation de sa pensée intime, lance avec force l'humanité, [...] raconte-moi sommairement les phases de ta véridique histoire. — Exceptionnel emploi au (sens) singulier : la voix d'un homme.

5.7 (P 1869, p. 275: 3) les marcassins de l'humanité — comme en 1.9 et 3.1.

      L'humanité = l'Homme (le personnage que Maldoror combat, tout comme le Créateur).

2.1 (P 1869, p. 60: 18) C'est pourquoi, le héros que je mets en scène s'est attiré une haine irréconciliable, en attaquant l'humanité, qui se croyait invulnérable, par la brèche d'absurdes tirades philanthropiques...

2.1 (P 1869, p. 62: 3) Il me semble que je parle d'une manière intentionnellement paternelle, et que l'humanité n'a pas le droit de se plaindre.

2.8 (P 1869, p. 91: 2) Plus tard, quand je connus davantage l'humanité, à ce sentiment de pitié se joignit une fureur intense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne savent que maudire et faire le mal.

2.12 (P 1869, p. 115: 11) Il est vrai que, lorsque tu descends en toi-même, pour scruter ta conduite souveraine, si le fantôme d'une injustice passée, commise envers cette malheureuse humanité, qui t'a toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle...

2.16 (P 1869, p. 139: 20) Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable de venger l'humanité, injustement attaquée par moi [...] enfonce un poignard, dans les côtes du pilleur d'épaves célestes !

4.1 (P 1869, p. 186: 5) Que je doive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combat sera beau : moi, seul, contre l'humanité.

4.2 (P 1869, p. 194: 2) Quelques-uns soupçonnent que j'aime l'humanité comme si j'étais sa propre mère, et que je l'eusse portée, neuf mois, dans mes flancs parfumés.

6.1 (P 1869, p. 284: 2) Je ris à gorge déployée, quand je songe que vous me reprochez de répandre d'amères accusations contre l'humanité, dont je suis un des membres (cette seule remarque me donnerait raison !) et contre la Providence... — Étant donné la thématique des Chants et le traitement narratif de ses trois personnages principaux, le sens du vocable ici est bien l'« homme », alors que le texte joue ensuite sur le sens second « le genre humain, dont je suis un membre ». D'où la parenthèse qui triomphe du changement de sens.

      l'humanité = l'homme, le genre humain, l'appartenance au genre humain. Le sens se trouve entre l'emploi qu'on vient de consigner (le personnage) et l'emploi ordinaire du vocable dans les contextes énumérés plus bas pour finir. Il s'agit du caractère humain que renie et auquel s'oppose Maldoror. C'est en ce sens que le substantif et l'adjectif humain, humaine se trouvent souvent dans les Chants.

2.13 (P 1869, p. 119: 18) Que me fallait-il donc, à moi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce qu'il y avait de plus beau dans l'humanité ! ce qu'il me fallait, je n'aurais pas su le dire.

4.2 (P 1869, p. 191: 10) J'appelle grimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dans l'humanité ! — Je soupçonne qu'on a ici un hispanisme, car cet emploi, qui n'a aucune justification en français, où il est manifestement fautif, est reproduit par quatre des sept traducteurs en castillan, où il est donc recevable.

4.6 (P 1869, p. 213: 21) Objet de mes voeux, je n'appartenais plus à l'humanité ! Pour moi, j'entendis l'interprétation ainsi, et j'en éprouvai une joie plus que profonde.

      En revanche, le mot paraît employé avec son sens strict dans les contextes suivants (même si, les relisant, je pense qu'ils devaient encore être revus un à un) :
2.7 (P 1869, p. 83: 1) Il se mit à sourire [...] et leur parla avec tant de sentiment, d'intelligence sur beaucoup de sciences humaines [...] et sur les destinées de l'humanité où il dévoila entière la noblesse poétique de son âme...
2.9 (P 1869, p. 96: 3) ... tant que l'humanité déchirera ses propres flancs par des guerres funestes...
2.10 (P 1869, p. 102: 17) Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde, et j'ai senti que l'humanité [= la bonté] grandissait en moi, et devenait meilleure. — Seule occurrence dans les Chants en ce sens.
2.11 (P 1869, p. 110: 20) Quel regard ! Tout ce que l'humanité a pensé depuis soixante siècles, et ce qu'elle pensera encore, pendant les siècles suivants, pourrait y contenir aisément...
3.5 (P 1869, p. 176: 22) ... un membre de l'humanité. Il a dit que ce jeune homme... — Simple emploi explétif : un homme.
3.5 (P 1869, p. 179: 21) Je me suis présenté devant les célestes fils de l'humanité — Même remarque : les hommes.
4.7 (P 1869, p. 225: 1) Quelle devint ma haine générale contre l'humanité, tu le devines.
5.5 (P 1869, p. 255: 4) Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles, expliquez-moi comment et pourquoi [...] la vengeance a germé dans vos coeurs, pour avoir attaché au flanc de l'humanité une pareille couronne de blessures. — Mais cette phrase se comprend mal, de sorte que l'humanité pourrait désigner les hommes, comme plus haut (cf. n. (b) de la strophe).
5.5 (P 1869, p. 259: 14) Si je n'agissais pas ainsi, les membres de l'humanité disparaîtraient au bout de quelques jours, dans des combats prolongés. — Emploi explétif.
6.6 (P 1869, p. 307: 10) ... le développement progressif de l'humanité...

Idiotisme

Idiotisme = idiotie, stupidité. C'est le seul et unique « exemple d'hispanisme » donné par Manuel Serrat Crespo. Il l'explique en note infrapaginale dans le corps de sa traduction espagnole où le mot est bien entendu traduit par idiotez. Voici ma traduction de sa note : « idiotisme dans l'original; Lautréamont utilise, on le voit, un mot qui n'existe pas en français, influencé sans doute par l'espagnol de son enfance à Montévidéo. Plusieurs critiques français ont critiqué cet « hispanisme » de Lautréamont » (Serrat, p. 226). L'analyse de Manuel Serrat Crespo est irréprochable, mais l'exemple choisi n'est pas un hispanisme. Il aurait mieux éclairé son propos avec un autre mot très proche de la chose à illustrer, grammatical, qu'il n'a même pas eu à traduire — de sorte que l'idiotisme, c'est le cas de le dire, se comprend dans sa traduction, mais pas en français !

      Jean-Pierre Goldenstein a fait remarquer, avec raison, que l'emploi du mot idiotisme est proche ici du sens médical enregistré par Littré (Goldenstein, p. 420) : « absence congénitale de l'intelligence » (Petit Littré). Il est clair toutefois que Ducasse ne l'emploie pas dans ce sens, mais bien au contraire dans le sens très courant d'idiotie que le mot avait à son époque et que Littré enregistre d'ailleurs au début de l'entrée citée : « état d'un idiot, personne dépourvue d'intelligence » (Petit Littré). Le mot disparaît au début du XXe siècle parce qu'il est en concurrence (en français comme en espagnol où idiotismo y a le même sens) avec son homonyme (l'idiotisme = ce qui est propre à un idiome, avec le suffixe commun à la série linguistique : latinisme, hispanisme, gallicisme, etc.) : c'est le seul sens du mot aujourd'hui.

      Certes, l'espagnol a composé sur idiocia (idiotie) le mot idiotez (« idiocité »), contrairement au français, qui se contente du premier; mais cela ne saurait expliquer l'emploie du mot idiotisme en ce sens dans les Chants. Pourquoi ? Tout simplement parce que le mot est d'usage en ce sens à la fin du XIXe siècle (on le trouve chez Balzac, Sand, Dumas père ou Flaubert, par exemple). Dans tous ses sens, d'ailleurs.

      Voici donc l'interprétation qui se dégage des emplois répertoriés au TLF : dans l'oeuvre de Lautréamont, cet emploi n'est ni un hispanisme, ni un emploi spécialisé (technique ou médical); il s'agit, surtout de la part d'un hispanophone, d'un mot rare et recherché, littéraire. En effet, ce n'est ni idiotie (34 occurrences au TLF), ni crétinisme (41), mais bien stupidité (802) ou même simplement bêtise (682) qui vient à l'esprit dans les deux contextes où on le trouve, tandis que le mot idiotisme (94 occurrences au total) se partageait alors trois sens très différents, disons : linguistique, médical et métaphorique, celui d'idiotie, le moins fréquent des trois, le seul que l'on trouve chez Ducasse.

3.5 (P 1869, p. 178: 28) Ame royale, livrée, dans un moment d'oubli, au crabe de la débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale absente, et au colimaçon monstrueux de l'idiotisme !

4.3 (p 1869, P. 199: 3) ... si l'on possède des facultés en équilibre parfait, ou mieux, si la balance de l'idiotisme ne l'emporte pas de beaucoup sur le plateau dans lequel reposent les nobles et magnifiques attributs de la raison, c'est-à-dire, afin d'être plus clair [...], si l'intelligence prédomine suffisamment sur les défauts sous le poids desquels l'ont étouffée en partie l'habitude, la nature et l'éducation...

Maquillé

2.2 (P 1869, p. 62: 19) Pauvre jeune homme ! ton visage était déjà assez maquillé par les rides précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse !

      Le mot, d'origine inconnue, appartient à l'argot du théâtre. Il ne se trouvera pas dans les dictionnaires de la langue espagnole avant que les femmes ne s'y mettent ou qu'on le sache, à l'époque du cinéma. Vers 1870, maquiller et maquillage désignent l'opération. Il est intéressant de voir le mot employé par Ducasse en ce sens (encore très courant aujourd'hui, celui de cacher, de couvrir).

Mine explosible

Mine explosible. Il ne sera pas inutile de préciser que les Chants ne peuvent d'aucune manière être comparés à des « champs » de mines (les mines flottantes n'apparaîtront qu'au moment de la Première Guerre et les mines anti-chars se généraliseront à la Seconde Guerre). À l'époque d'Isidore Ducasse, miner, c'est creuser des mines, généralement sous les fortifications. La mine explosible, c'est celle qu'on pourrait bourrer d'explosif et donc mettre à feu (et nullement la mine explosive qu'on pourrait faire sauter par mégarde).

2.16 (P 1869, p. 139: 16) Non... ne conduisons pas plus profondément la meute hagarde des pioches et des fouilles, à travers les mines explosibles de ce chant impie !

Pâte à pétrin

Pétrir : la pâte se pétrit dans un pétrin. L'expression, pâte à pétrin, est très originale, et c'est bien le cas de le dire, car la seule occurrence qu'on en trouve au TLF est celle de Ducasse. On rencontre souvent le mot accompagné d'un déterminatif indiquant son usage, la pâte à pain, à crêpe, à galette, à gâteau, etc. Mine de rien, l'expression créée par Ducasse est une réussite, puisqu'elle désigne une pâte, quelle qu'elle soit, à mettre dans le pétrin, tandis que le mot pâte, à lui seul, ne peut pas avoir cette signification (ce pourrait être aussi de la pâte à papier, à modeler, etc.).

5.2 (P 1869, p. 242: 13) Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale des atomes de cette femme, réduite à pâte de pétrin [...], elle n'existe pas encore ?

Naissance

Naissance = natalité. Le mot savant abstrait, natalité, construit sur mortalité (qui existe en français depuis le Moyen Âge), apparaît en 1868, d'après le dépouillement du FEV synthétisé par le DELF (on ne le trouve pas au TLF avant 1881). Il est probable que le mot passe ensuite seulement en espagnol, comme dans les autres langues romanes. En tout cas le vocable n'est pas au dictionnaire de la langue castillane de Garnier. Naissance, au sens de nombre des naissances, est un très récent archaïsme !

2.9 (P 1869, p. 97: 27) ... la naissance est plus grande que la mortalité...

Pierre de Bohème

Pierre de Bohème est mis pour « cristal de Bohème ».

6.5 (P 1869, p. 300: 19) ... les polychromes ruissellements des vins du Rhin et le rubis mousseux du champagne s'enchâssent dans les étroites et hautes coupes de pierre de Bohême, et laissent même sa vue indifférente.

Ratissage

Ratissage. La mise en ordre ? Lorsqu'ils ne reprennent pas le mot littéralement (rastrilleo, rastrillaje, respectivement Gómez/Serrat et Alonso, vocables apparemment inventés), c'est ce que comprennent les traduteurs, soit pulir (Pellegrini), desbrozar (Álverez et Pariente) et escardar (Méndez), polir, puis débroussailler et sarcler au sens figuré.

6.2 (P 1869, p. 287: 10) Pour le ratissage de mes phrases, j'emploierai forcément la méthode naturelle, en rétrogradant jusque chez les sauvages, afin qu'ils me donnent des leçons.

Rôdeur de barrières

Rôdeur de barrières. Voir à l'entrée saladier de vin qui suit.

Saladier de vin

Saladier de vin. Zola, dans « l'Assommoir », utilise deux fois l'expression et il précise même qu'on sert le vin à la française, dans un saladier; les Goncourt, dans leur journal, désignent deux fois un saladier de vin chaud. Par ailleurs, l'expression « rôdeur de barrières » qu'on trouve aussi dans cette phrase, est une désignation fréquente au XIXe siècle : Hugo parle de « ces hommes à la mine inquiétante qu'on est convenu d'appeler rôdeurs des barrières » (les Misérables, 1862, Paris, Garnier, 1957, p. 903). La blouse n'est pas non plus inusitée dans ce contexte : la blouse bleue désigne déjà le survêtement de travail. Blouse et rôdeur ne se trouvent qu'une fois dans les Chants, tandis que barrière vient une seule autre fois, quelques lignes plus haut, dans la barrière du Trône (p. 289: 11), qui désigne probablement une porte, à l'actuelle avenue du Trône, place de la Nation. Sur le rôdeur de barrières, le saladier de vin et la blouse de travail, voir le TLF.

6.3 (P 1869, p. 291: 22) Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux...

Sève

Sève; tari, flétri dans sa sève = desséché. Les rides flétrissent le visage et la peau se dessèche, voilà les deux idées qui paraissent liées dans l'expression de Ducasse. Pour ce qui est de l'expression elle-même, « dans (la, sa...) sève », elle est très fréquente chez les romantiques (Bernardin de Saint-Pierre, Alfred de Vigny, Chateaubriand, Musset et Lamartine) : que Dieu tarisse dans leur sève l'espèce des âmes faibles (Alfred de Vigny); l'enfant flétri dans la sève de son âme (Lamartine). Le contexte de ce deuxième exemple est d'ailleurs fort proche de celui qu'on trouve ici : une mère au chevet de son fils à son réveil, le lendemain de son retour à la maison, dans sa chambre d'enfant : « ...Qui m'aurait dit qu'à vingt-deux ans je verrais mon enfant flétri ainsi dans la sève de son âme et de son coeur, et le visage enseveli dans je ne sais quelle douleur ! » (« Nouvelles confidences », 1851).

3.5 (P 1869, p. 169: 11) Il s'est abaissé jusqu'à laisser approcher, de sa face auguste, des joues méprisables par leur impudence habituelle, flétries dans leur sève.

      Comparer :
1.8 (P 1869, p. 21: 7) ... je couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours...
1.11 (P 1869, p. 38: 6) Il y en a qui prétendent qu'on l'a flétri d'un surnom dans sa jeunesse...

Statue de

La statue de la bonté, du Silence, de l'amitié. Dans ses trois occurrences, l'expression ne désigne pas une représentation (comme on dit, la statue de la liberté, statue, gravure ou représentation de la justice, etc.). Il s'agit d'une figure de style artiste correspondant à statufier, ce qui emporte deux caractères complémentaires, d'abord le sens d'immortaliser (comme on dresse une statue à la gloire de), puis celui d'immobiliser dans cette posture (caractère très net pour la deuxième et la troisième occurrences).

2.1 (P 1869, p. 60: 24) Il ne suffit pas de sculpter la statue de la bonté sur le fronton des parchemins que contiennent les bibliothèques. — Dans ce contexte, sculpter est un pléonasme (la statue étant au sens strict une sculpture), de sorte qu'on peut hésiter entre deux interprétations. Le mot pourrait être mis pour graver (ce serait alors un hispanisme) ou, plus vraisemblablement, pour dresser, élever. À remarquer, évidemment, qu'on dresse des statue ou sculpte des bas-reliefs aux frontons des bibliothèques : le renversement de style artiste les fait passer sans peine de la bibliothèque à ses parchemins.

2.5 (P 1869, p. 73: 7) ... immobile comme la statue du Silence...

3.3 (P 1869, p. 157: 17) Tremdall, debout sur la vallée, a mis une main devant ses yeux [...] tandis que l'autre palpe le sein de l'espace, avec le bras horizontal et immobile. Penché en avant, statue de l'amitié, il regarde avec des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres du voyageur, aidé de son bâton ferré.


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