Il ne faudrait pas l'oublier, Isidore Ducasse
écrit en français, un français d'autant plus
charmant qu'on l'entend avec un autre accent que ceux de France et
du Québec. Par vocabulaire
« spécifique », j'entends les mots de
sens français qui échappent souvent à nos
dictionnaires ou encore les vocables dont l'utilisation
paraît surprenante. Mais j'y ajoute les mots qu'on appelle
de ce nom en lexicologie, le vocabulaire spécifique, mais je
l'entends au sens large, les mots français qui
caractérisent le vocabulaire de Ducasse (et peu importe la
raison, car je l'explique dans chaque cas, lorsque ce n'est pas
évident).
Mais pour ceux qui ne sont pas familiers de la
statistique lexicale (qui mesure le « vocabulaire
spécifique »), je dois préciser que ces
vocables n'ont rien en principe de très particulier ou de
spécialisé, même si cela se rencontre souvent
dans les Chants de Maldoror, comme on le voit au fil du
fichier (vocables propres au XIXe siècle, de sens
inattendus, voire inusité, etc.). Mais ce sont souvent des
vocables simples et courants auxquels Ducasse donne des sens
« spécifiques », comme le vocable
ouvercle, par eemple, qu'il emploie pour désigner la dalle
funéraire; ou le vocable guichet, qu'on arrive mal à
comprendre. Cela dit, le mot
« spécifique » le plus
caractéristique est, sans conteste, humanité (pour
désigner les hommes, l'Homme, le genre humain).
Fion. Montréalais comme Ducasse
était
Montévidéen, j'espère que le mot
« américain » restera longtemps en
tête de cette liste. Tous les francophones et les
hispanophones d'Amérique espèrent que les
francophones d'Europe et d'Afrique, et notamment les
Français, ouvriront un jour un atlas pour faire la
différence entre un Américain (comme moi) et un
États-Unien, entre l'adjectif américain et l'adjectif
états-unien.
En tout cas, sur ce point,
Isidore Ducasse parlait vraiment bien français. Pas comme
ces journalistes du Monde ou de Libération qui
nous parlent chaque jour du Président
« américain » ou du dollar
« américain » pour désigner le
Président des États-Unis ou le dollar
états-unien...
S'allier avec = rejoindre, s'unir à, se ressembler,
être
comparable, être proche de, correspondre à.
Il ne s'agit ni d'un hispanisme, ni d'une
incorrection. Et
on trouve souvent cette formulation : chacun s'allie avec son
pareil,
absolument, comme proverbe; mais on entend qu'il s'agit
généralement
de s'unir, de faire cause commune. Et le sens
général du verbe est
l'alliance en fonction d'une action, dans un but donné. Or,
Ducasse
l'emploi absolument, alors que l'« union »
rapproche des
comportements très différents, voire contradictoires,
notamment la
sincérité et la crédulité ! (de
sorte que le texte
ne se comprend pas à première vue). Dans les trois
contextes des
Chants, il ne s'agit jamais de faire une union et la phrase
tirée de la
strophe 1.4 est évidemment propre au contresens.
1.3 (P 1869, p. 8: 21) La pierre
voudrait se soustraire aux lois de la
pesanteur ? Impossible. Impossible, si le mal voulait
s'allier avec le
bien.
1.4 (P 1869, p. 9: 4) Le génie
ne peut-il pas s'allier avec la
cruauté dans les résolutions secrètes de la
Providence ?
— Être comparable, de même nature.
6.7 (P 1869, p. 310: 4) [Le malade,
Aghone].
... la sincérité de ses rapports s'allie
à merveille
avec la crédulité du lecteur. — Sa
sincérité concorde avec celle du lecteur (ces
sincérités ne s'additionnent pas, ni ne
s'appuient).
Américain, canif américain (cf. canif). À noter que rien n'indique que
l'adjectif
ait le sens d'états-unien (comme doit le supposer Jean-Luc
Steimetz pour comprendre que le canif américain
désigne un bowie, Steinmetz, p. 405, n. 6). Les traducteurs
espagnols comprennent d'ailleurs naturellement americano et non
norteamericano ou estadounidense. Si le mot Amérique ne se
trouve jamais dans les Chants, l'adjectif n'y vient qu'une seule
autre fois, et au sens strict :
1.14 (P 1869, p. 57: 6) ... il est
né sur les rives américaines, à
l'embouchure de la Plata...
Appartement = chambre (habitación, cuarto,
dormitorio)
Voir également chambre.
Il est curieux de constater qu'un tel vocable,
qui fait évidemment partie du vocabulaire
fondamental, soit aussi instable en français qu'en espagnol.
Dès la première occurrence, en 5.3, tous les
synonymes y passent : habitación (Gómez et
Alonso), vivienda (Pellegrini), morada (Álverez),
apartamento (Serrat, Méndez) et aposento (Parientes). La
même variété se trouve, curieusement, en
français, entre deux extrêmes, la pièce et...
l'appartement. Ce dernier vocable est particulièrement bien
aemployé dans les trois contextes des Chants qu'on lira
ci-dessous. En regard de l'hispanisme salle, il est curieux de
trouver le gallicisme, si l'on peut dire, pour désigner soit
la pièce d'usage personnel (6.4), soit, physiquement, cette
« chambre à coucher » (5.3). Le vocable
ne se trouve pas dans Garnier, tandis qu'apartamento, et uniquement
pour désigner un logement dans un immeuble, n'entrera au
dictionnaire de l'Académie qu'au XXe siècle
(Saturne), de sorte qu'il devrait s'agir d'un véritable
gallicisme (!) pour Serrat et Méndez, afin de
désigner
un cuarto de dormir.
En plus, la désignation
particulière des
pièces d'un
logement varie beaucoup selon les pays et les régions en
castillan, mais en général la précision est
nécessaire, au contraire du français, pour
désigner sa fonction (cuarto de estar, de baño, etc.,
comme le mot salle, sala dans les deux langues). La chambre, sans
autre précision, désigne la chambre à coucher
en français (celle qui nous est personnelle et où
l'on a son lit), tandis qu'en espagnol c'est l'inverse, cuarto et
habitación désignent n'importe quelle pièce du
logement ou de la maison et on doit préciser du possessif ou
du démonstratif qu'il s'agit d'un dormitorio.
5.3 (P 1869, p. 248: 14) [Le
narrateur/ Maldoror est manifestement
dans sa chambre où il ne dort pas, mais rêve parfois;
le cauchemar le saisit; le voilà dans une chambre
mortuaire...]. Voici la cassolette où brûle l'encens
des religions. L'éternité mugit, ainsi qu'une mer
lointaine, et s'approche à grands pas. L'appartement
a disparu : prosternez-vous, humains, dans la chapelle
ardente !
6.4 (P 1869, p. 295: 11) Mon doux
maître, si tu le permets
à ton esclave, je vais chercher dans mon appartement
un flacon rempli d'essence de térébenthine, et dont
je me sers habituellement...
6.4 (P 1869, p. 295: 23) Va
chercher dans ton appartement
un flacon rempli d'essence de térébenthine. Je sais
qu'il s'en trouve un dans les tiroirs de ta commode, et tu ne
viendras pas me l'apprendre.
À remarquer qu'au XVIIe siècle
et jusqu'à
récemment dans les châteaux et grandes maisons, on se
retire dans ses appartements (les appartements particuliers
où l'on a sa chambre). Appartement au sens de logement se
trouve aussi une fois dans les Chants :
6.7 (P 1869, p. 314: 18) Ils
frappent chez le concierge d'une
grande maison de la rue Saint-Honoré, et le fou est
installé dans un riche appartement du
troisième étage.
Atomistique = atomique. Le vocable situe les Chants de
Maldoror au XIXe siècle. Au TLF, on en trouve bien 76
occurrences, de 1840 à... 1946 !, mais à cause
de deux auteurs qui retardent gravement, lexicalement (Pierre Duhem
et Émile de Meyerson).
6.10 (P 1869, p. 331: 12) ...
unité linéaire, comme les éléments
atomistiques d'un rayon de lumière
pénétrant dans la chambre noire.
Barrière du Trône. Voir à saladier.
Dans le (= au) coin d'une borne = autour d'une borne.
Sauf Ivos Margoni (all'angolo d'un paracarro) et Manuel Serrat
Crespo qui traduisent à peu près littéralement
(mais ce dernier en inversant curieusement le déterminant et
le déterminé : en el guardacantón de una
esquina, Serrat), les traducteurs rivalisent ici
d'originalité : le creux d'une borne (Álvarez),
le
coin de la rue (Pellegrini), près d'une borne (Gómez)
et, tout simplement, dans un coin (Wernham). En
réalité, l'expression qui est aujourd'hui sortie de
l'usage était très fréquente au XIXe
siècle où coin signifie simplement un endroit
vaguement déterminé, comme dans un coin de pays, au
coin d'un bois, au coin d'un cimetière ou au coin d'une rue
(sans qu'il s'agisse d'une intersection).
6.3 (P 1869, p. 291: 24) Quand un
rôdeur de barrières
traverse un faubourg de la banlieue [...], si, dans le coin
d'une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux,
contemporain des révolutions auxquelles ont assisté
nos pères, contemplant mélancoliquement les rayons de
la lune, qui s'abattent sur la plaine endormie, il s'avance
tortueusement dans une ligne courbe, et fait un signe à un
chien cagneux, qui se précipite.
Brèche = entaille, éraflure (comme dans
ébrécher une lame); d'une part le sens du mot ici
est contraire à son emploi courant et d'autre part
l'adjectif qui le qualifie est aussi contraire à son sens
premier dans le contexte. Il s'agit manifestement d'une plaisante
antiphrase (surtout pour décrire les coups de
bélier... d'un cheveu !).
3.5 (P 1869, p. 167: 26) Ce
bâton se mouvait ! Il marchait dans la chambre !
Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait;
avec ses deux bouts, il faisait des brèches
énormes dans la muraille et paraissait un bélier
qu'on ébranle contre la porte d'une ville
assiégée.
Comparer avec l'emploi attendu :
2.13 (P 1869, p. 120: 12) ...leurs
secousses avaient entr'ouvert
une voie d'eau, sur les flancs du navire. Brèche
énorme; car, les pompes ne suffisent pas à rejeter
les paquets d'eau salée qui viennent, en écumant,
s'abattre sur le pont, comme des montagnes.
Le sang caillé/coagulé. En français
classique, le lait et le sang caillaient ou coagulaient. C'est
après le XIXe siècle seulement que le lait caille
tandis que le sang coagule. Le « sang
caillé » est donc alors d'un usage tout à
fait normal, comme on le vérifie facilement au TLF.
3.5 (P 1869, p. 173: 26) [Le
cheveu, au sujet de Dieu, son maître]. Les autres cheveux
sont restés sur sa tête; et, moi, je gis, dans cette
chambre lugubre, sur le parquet couvert de sang
caillé, de lambeaux de viande sèche...
4.6 (P 1869, p. 215: 10) Pendant la
journée, je me battais avec mes nouveaux semblables, et le
sol était parsemé de nombreuses couches de sang
caillé.
Canif américain. Il ne s'agit sûrement pas du
bowie ou du bowie knife comme le dit Jean-Luc Steimetz
dans ses trois éditions. Le nom de l'aventurier James Bowie
(1796 ?-1836) est en effet resté associé au
couteau qui servait d'arme aux pionniers de la frontière
entre les États-Unis et le Mexique; le bowie n'est
nullement un canif, mais bien un couteau dont la longue lame,
unique, est aiguisée d'un double tranchant à la
pointe (cf. « Encyclopedia Britanica »).
3.2 (P 1869, p. 155: 19) Celui-ci
tire de sa poche un canif
américain, composé de dix à douze lames
qui servent à divers usages. Il ouvre les pattes anguleuses
de cette hydre d'acier...
Puisque le canif amécirain en cause ici
comprend plusieurs
outils et un grand nombre de lames, ce serait aujourd'hui le canif
suisse (le canif de l'armée suisse). On ne trouve ni canif
américain, ni couteau américain dans les 1880 oeuvres
dépouillées au TLF : on dit canif à neuf
lames (Jean Cocteau, « les Enfants terribles »,
Paris, Fayard, 1929, p. 24), canif à plusieurs lames. En
revanche, on trouve le petit canif anglais (Balzac,
« Peau de chagrin », Paris, Garnier, 1960, p.
156). Le canif est un couteau de poche (et c'est
précisément son nom en anglais : pocket knife,
knife, couteau, ayant la même origine que le mot
français canif) dont la lame se replie. Aussi est-ce un
canif que désigne l'occurrence suivante :
1.13 (P 1869, p. 52: 24) ... prendre
avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé, les
considérer avec étonnement, ouvrir un couteau
[= canif],
puis en dépecer un grand nombre...
On peut ajouter pour finir que la distinction
de l'espèce et
du genre de l'objet se trouve en espagnol tout comme en
français (la navaja se définit comme un cuchillo cuya
hoja se puede doblar, dont la lame se replie).
Chiffon préparé = papier, enveloppe de papier.
L'expression, qui nous paraît aujourd'hui très
surprenante, pouvait
assez facilement se comprendre au XIXe siècle, au croisement
de deux mots composés, d'abord le papier de chiffon, le
papier (généralement grossier) comprenant une part de
chiffon, soit de matière textile; mais également le
(morceau de) papier chiffonné (cachant son contenu : cf.
George Sand au TLF). L'ensemble devient ici un curieux chiffon
préparé ! La meilleure interprétation
est probablement celle d'Aldo Pellegrini, papelucho (papel è
escrito despreciable, Garnier).
La série de synonymes est clairement la
suivante : la
missive, la lettre, l'enveloppe, le papier vélin, puis le
« morceau de chiffon
préparé ». Pourtant ce qui se trouve
maintenant désigné n'est plus seulement l'enveloppe,
mais également son contenu, le papier à lettre et
l'écriture qu'on y trouve.
6.5 (P 1869, p. 299: 3) Prise
à ce piège, la
curiosité de Mervyn s'accroît et il ouvre le morceau
de chiffon préparé.
Le preuve qu'il ne s'agit nullement d'un
hispanisme se trouve dans la traduction littérale, retenant
preparado presque toujours (ce qui n'a aucun sens); mais la
meilleure preuve est
l'interprétation, c'est le cas de le dire, de Carlos
Mendéz, parfaitement juste (!), el trozo de carnada que se
ha preparado para el : Mervyn ouvre donc le bout de viande,
l'appât qu'on lui a préparé !
Coin (au coin d'une borne)
Voir Borne (au coin d'une borne)
Voilà le mot très plat, c'est le
cas de le dire,
qu'Isidore Ducasse utilise pour désigner la dalle qui
recouvre la tombe au cimetière. On en trouvera le
commentaire à la strophe 2.15, n. (8), où le vocable vient quatre fois
avec le refrain :
2.15 (P 1869, p. 137: 8) ...
pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme,
comme le couvercle d'une tombe !
Mais on le trouvait déjà
à la strophe 1.12 :
1.12 (P 1869, p. 46: 24) ... si,
après la mort, nous ne devons plus exister, pourquoi
vois-oje,
la plupart des nuits, chaque tombe s'ouvrir, et leurs habitants
soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller
respirer l'air frais.
Il est extrêmement significatif de voir
que toutes les
traductions en espagnol, sans exception, n'ont pu résister
à la tentation « poétique »;
elles respectent, en quelque sorte, le cérémonial
funéraire et désignent donc ce
« couvercle » de son appellation convenue, losa
ou du moins lápida : respectivement dalle
(funéraire), pierre (tombale). Il en est de même des
deux traductions en catalan, à une occurrence près
(Ricard Ripoll traduit tapa en 3.5 et non llosa, comme il le fait
partout ailleurs). En revanche, la traduction italienne donne
toujours littéralement coperchio, de même que les
trois traductions anglaises, lid. Je ne sais comment expliquer ces
attitudes systématiques assez remarquables, mais il est
certain qu'en français on ne désigne pas la dalle
funéraire avec le mot couvercle (de la tombe) sans
créer une figure prosaïque ou antipoétique
très forte. Or, on ne saurait l'expliquer comme une
maladresse de l'auteur ou son ignorance du mot juste, puique, bien
au contraire, il sait peindre de manière
grandiloquente la stèle funéraire, soit le
marbre des tombeaux (1.12,
p. 44:
25) et le marbre de (la) tombe (6.10, p. 326: 6).
Fouille = pelle, pelle de sapeur (zapa).
2.16 (P 1869, p. 139: 15) Non... ne
conduisons pas plus profondément la meute hagarde des
pioches et des fouilles, à travers les mines
explosibles de ce chant impie !
L'interprétation qui suit est
implicitement donnée
par Ana Alonso dans sa traduction : ¡ No... no
guiemos más por las profundidades a la jaurías
huraña de picos y zapas, a través de las
explosivas galerías de este cando impío !, soit
la meute hagarde des pics et des pelles. Le
néologisme est créé sur le modèle de la
pioche, instrument pour piocher, d'où la fouille, instrument
pour fouiller. Et, comme on le voit au contexte, il ne s'agit pas
de n'importe quelle sorte d'excavation, mais bien de mines explosibles (explosives, qu'on peut faire
exploser). Il ne s'agit nullement d'un hispanisme, bien entendu,
mais d'un néologisme, certainement involontaire : la
plus originale « faute » ou le plus beau
« barbarisme » d'Isidore Ducasse jusqu'ici dans
les Chants. Cela dit, le néologisme est créé
à partir de la série suivante en espagnol :
zapa/zapar :: pico/picar.
À remarquer qu'on trouve
également le correspondant de la pelle en espagnol, pala, et
que Ducasse a déjà eu l'occasion de l'employer deux
fois à la strophe 2.9 (mais le vocable n'aura pas d'autres
occurrences dans les Chants). C'est d'abord la pelle du fossoyeur,
mais c'est bien ensuite la « fouille », la zapa
qu'on a ici :
2.9 (P 1869, p. 92: 24) Sur la terre
humide que le fossoyeur remue avec sa pelle sagace, on
combine des phrases multicolores sur l'immortalité de
l'âme, sur le néant de la vie, sur la volonté
inexplicable de la Providence...
2.9 (P 1869, p. 98: 10) Alors, avec
une pelle infernale qui accroît mes forces, j'extrais
de cette mine inépuisable des blocs de poux, grands comme
des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les
transporte, pendant les nuits profondes, dans les artères
des cités.
— Le fossoyeur de la strophe 1.12 utilisait, lui, la bêche
(p. 45: 5).
2.16 (P 1869, p. 139: 7) Il est
temps de serrer les freins à mon inspiration, et de
m'arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le
vagin d'une femme...
Jean-Luc Steinmetz (GF et Pléiade) dit
que l'expression,
moderne, commence alors à s'appliquer aux voitures. Mais ce
n'est pas l'emploi du verbe serrer qui est significatif, puisqu'on
l'appliquait déjà au mors du cheval :
Lamartine, dans la Chute d'un ange (1838), présente
l'alternative de serrer ou de ramolir le frein. En
revanche, J.-L. Steinmetz aura vu juste : au
dépouillement du TLF, Ducasse est le premier à
employer l'expression au pluriel, expression qu'on trouvera
explicitement chez Pierre Loti: « comme en voiture
lorsqu'on serre les freins des roues »
(Pécheur d'Islande, 1886).
Grille. Les deux occurrences du mot dans les strophes 6.4
et 6.5. ne concordent pas exactement, dans la mesure où la
seconde associe la grille à la porte d'entrée ou au
portail, qui a justement été décrit comme une
porte tournant sur ses gonds, de sorte que la grille qu'escaladait
Maldoror était plutôt associée à la
clôture de la facade... Les nombreuses occurrences du mot
dans la strophe 3.5 étaient aussi assez fantaisistes (cf. guichet).
6.4 (P 1869, p. 298: 18) Il
escalade la grille avec
agilité, et s'embarrasse un instant dans les pointes de fer;
d'un bond, il est sur la chaussée.
6.5 (P 1869, p. 303: 28 Je
franchirai le mur de clôture du
parc, car la grille sera fermée, et personne ne sera
témoin de mon départ.
Guichet. Voici d'abord commentées les occurrences
à
l'étude, toutes dans la strophe 3.5 :
3.5 (P 1869, p. 165: 13) Sur la
muraille qui servait d'enceinte au préau, et située
du côté de l'ouest, étaient parcimonieusement
pratiquées diverses ouvertures, fermées par un
guichet grillé.
3.5 (P 1869, p. 165: 24)
Quelquefois, la grille d'un guichet s'élevait sur
elle-même en grinçant, comme par l'impulsion
ascendante d'une main qui violentait la nature du fer : un
homme présentait sa tête à l'ouverture
dégagée à moitié, avançait ses
épaules, sur lesquelles tombait le plâtre
écaillé, faisait suivre, dans cette extraction
laborieuse, son corps couvert, de toiles d'araignées.
Mettant ses mains, ainsi qu'une couronne, sur les immondices de
toutes sortes qui pressaient le sol de leur poids, tandis qu'il
avait encore la jambe engagée dans les torsions de la
grille, il reprenait ainsi sa posture naturelle...
Comme on le voit, les guichets ne glissent pas
horizontalement,
mais bien verticalement : il s'agit donc de fenêtres
à guillotine lourdement grillagées et ces guichets
n'avaient manifestement pas été faits pour livrer
passage aux
occupants ou visiteurs des cellules. Resterait à expliquer
comment l'homme peut avoir une jambe « engagée
dans les torsions de la grille » alors qu'il a les mains
au sol : peut-être
avons-nous là une formulation de style artiste pour exprimer
qu'une jambe n'est pas encore dégagée de l'ouverture
trop étroite laissée par une remontée
insuffisante de la grille torsadée. En tout cas, il
apparaît clairement que l'homme se laisse glisser au sol, les
mains devant, depuis la fenêtre.
3.5 (P 1869, p. 167: 14) La
curiosité l'emporta sur la crainte; au bout de quelques
instants, j'arrivai devant un guichet, dont la grille
possédait de solides barreaux, qui s'entre-croisaient
étroitement. Je voulus regarder dans l'intérieur,
à travers ce tamis épais.
Nouveau détail : la lourde grille du
guichet est
constituées de barreaux entrecroisés.
Ensuite, le
narrateur-héros répétera sept fois le refrain
suivant : « Et je me demandais qui pouvait
être son maître ! Et mon oeil / mes yeux se
recollai(en)t
à la grille avec plus
d'énergie !... ». De l'extérieur, la
fenêtre est donc à hauteur d'homme.
3.5 (P 1869, p. 168: 10) Quoique
haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il
l'essayait, et montrait un de ses bouts, devant le grillage du
guichet.
Puisqu'il s'agit de se lever, de se tenir
debout, la notation
confirme que le guichet est bien une fenêtre (et non un
soupirail).
3.5 (P 1869, p. 172: 7) Enfin, il
se dirigea vers le guichet, qui se fendit avec pitié
jusqu'au nivellement du sol, en présence de ce corps
dépourvu d'épiderme.
Il est difficile d'expliquer cette occurrence.
D'abord parce qu'un guichet à guillotine ne se
« fend » pas (il s'élève, comme
on l'a lu dès le début, puis redescend, sans plus);
ensuite, parce que s'agissant du guichet
d'une fenêtre, on voit mal comment il pourrait descendre
jusqu'au niveau du sol.
3.5 (P 1869, p. 174: 17)
Aussitôt le tonnerre éclata; une lueur phosphorique
pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré
moi, par je ne sais quel instinct d'avertissement; quoique je fusse
éloigné du guichet, j'entendis une autre voix,
mais, celle-ci rampante et douce, de crainte de se faire
entendre...
Les recherches de
co-occurrences
préau-guichet, grille-guichet et fenêtre-grille sur le
corpus du TLF ne permettent pas de se faire une idée
précise de la nature de ces guichets. On peut seulement
supposer qu'il s'agit de grilles de métal en
accordéon qu'on descend devant la fenêtre lorsqu'on
veut en défendre l'entrée.
La description de la prison où arrive
David, dans les Illusions
perdues de Balzac, présente
une atmosphère assez proche de celle que nous avons dans la
strophe de
Ducasse : à partir de la porte d'entrée, un
long corridor longe la façade d'où plusieurs
fenêtres reçoivent le jour du préau;
« dès le guichet, une grille ferme le
préau »; David aura sa chambre à
côté du geôlier : mur de pierre humide,
fenêtre très élevée à barreaux de
fer et froides dalles de pierre (Balzac, les Illusions
perdues, 1843, Paris, Garnier, 1961, p. 731-732). Le
rapprochement confirme que Ducasse utilise ici le vocabulaire du
roman réaliste, mais la difficulté à se
représenter ces guichets illustre aussi qu'il ne produit pas
une description ou une narration de cet ordre. Cf. la n. (4) de la strophe.
Gypse = craie. « L'écrasement lugubre de
mon gypse littéraire ». Le gypse désigne
le plâtre à l'état pur ou naturel, le sulfate
de calcium. Tous les enfants dessinent ou écrivent avec du
plâtre ou un équivalent sur les pierres, les murs et
les pavés. Bref, les deux
bras du poète sont employés à presser ou
à écrabouiller de manière lugubre sa plume,
tout simplement.
6.10 (P 1869, p. 226: 1) Si la mort
arrête la maigreur
fantastique des deux bras longs de mes épaules,
employés à l'écrasement lugubre de mon
gypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en
deuil puisse se dire : « il faut lui rendre justice.
Il m'a beaucoup crétinisé... »
Il est difficile d'expliquer l'emploi de ce
vocable spécialisé. En castillan, le latin
gypsum a donné le très courant yeso, qui
désigne le plâtre; il est probable qu'on puisse
soupçonner Isidore Ducasse d'avoir ouvert exceptionnellement
son dictionnaire castillan-français qui lui aura traduit
yeso = gypse (Saturne).
Hélice = volute; hélice ascendante =
spirale. En espagnol, hélice est encore aujourd'hui un
synonyme d'espira et d'espiral. Cela dit, le castillan et le
français utilisent d'abord hélice au sens
étymologique de volute, notamment en architecture, où
le mot désigne la figure plane et c'est bien en ce sens que
l'emploie encore Ducasse au XIXe siècle, l'hélice ou
la volute ascendante désignant la spirale qui se
déploie en trois dimensions dans l'espace. — À
noter, pour les curieux de sémantique historique, que
l'hélice désignant les pales propulsant les bateaux
existe depuis plus de cinquante ans lors de la rédaction
des
Chants. D'où sa disparition aujourd'hui comme figure
géométrique, du moins en français (car trois
traducteurs retiennent le mot en espagnol : Gómez,
Áverez et Alonso), de même que les traducteurs en
catalan (Pedrolo, Ripoll).
2.10 (P 1869, p. 100: 27) ... celui
qui vous connaît [...] ne désire plus que de
s'élever, d'un vol léger, en construisant une
hélice ascendante, vers la voûte
sphérique des cieux.
L'« archaïsme »
reconnu, le travail des
traducteurs contemporains est extrêmement intéressant,
d'autant que
l'expression présente deux difficultés. Sur les
treize traductions
consultées, cinq donnent littéralement le texte
français (Gómez, Álverez,
Serrat, Alonso et Knight), trois choisissent le verbe
décrire (Lykiard, Wernham et Méndez), deux optent
pour tracer (Pellegrini et Pariente) et deux pour dessiner (Margoni
et Ripoll). Mais l'un (Pedrolo) élimine la
difficulté en éliminant le verbe, la solution la plus
originale et la meilleure (ce qui donne, un vol léger, en
forme d'hélice ascendante, en forma d'hèlice
ascendent). Conclusion : si le texte se comprend sans
peine en français, c'est que son expression est redondante,
que la précision est inutile.
L'humanité = l'homme, les hommes, parfois le genre
humain (la humanidad). Dans ce dernier sens, il pourrait s'agir
d'un hispanisme (au moins dans la strophe 4.2). Le castillan
connaît l'expression, oler a humanidad (sentir le
renfermé à cause du trop grand nombre de personnes
dans un espace mal aéré), qui correspond un peu au
français, sentir l'homme (sentir la sueur dans le vestiaire
des sportifs), du moins au Québec, car en France on dirait,
plutôt, sentir le fauve (Saturne). « Sentir
l'humanité » en castillan, c'est l'homme
(l'humain) dans sa corpulence, sens du vocable complètement
étranger au français.
Cela dit, l'homme est, avec le Créateur
et Maldoror, l'un des trois grands protagonistes des Chants. Le
fait qu'il soit désigné par l'anti-métonymie
(si l'on me permet l'expression) humanité
paraît une pure figure de style. Dans la majorité des
occurrences, il est vrai, les traducteurs en castillan donnent
littéralement humanidad, mais la majorité seulement.
En fait, ils hésitent toujours, dans tous les contextes.
Jusqu'à mieux informé, cet emploi n'est pas un
hispanisme. En revanche, bien entendu, il appartient au
vocabulaire spécifique des Chants, car l'emploi n'est pas
normal en français, souvent même très
surprenant, voire fautif. Il s'explique du fait que les deux
autres protagonistes, Maldoror et le Créateur, ne soient
pas multiples, contrairement à l'homme —
l'« humanité » !
Dans les contextes suivant,
l'humanité = les hommes.
1.9 (P 1869, p. 28: 10) Un exemple
incontestable pour clore la série : l'homme dit
hypocritement oui et pense non. C'est pour cela que les marcassins
de l'humanité [= les hommes] ont tant de
confiance les uns dans les autres et ne sont pas
égoïstes.
1.9 (P 1869, p. 29: 10) Voilà
une centaine de léviathans qui sont sortis des mains de
l'humanité. — Le déterminé, les
mains, implique le sens « des hommes ».
1.10 (P 1869, p. 33: 9) Que le vent,
dont les sifflements plaintifs attristent l'humanité,
depuis que le vent, l'humanité existent, quelques
moments avant l'agonie dernière, me porte sur les os de ses
ailes, à travers le monde, impatient de ma mort.
1.12 (P 1869, p. 46: 19) ... voit,
le soir, devant lui, écrit en lettres de flammes, sur chaque
croix de bois, l'énoncé du problème effrayant
que l'humanité n'a pas encore résolu : la
mortalité ou l'immortalité de l'âme.
2.9 (P 1869, p. 97: 17) J'arrachai
un pou femelle aux cheveux de l'humanité.
2.9 (P 1869, p. 99: 9) Ses atomes
s'efforcent avec rage de séparer leur agglomération
pour aller tourmenter l'humanité; mais, la
cohésion résiste dans sa dureté.
2.10 (P 1869, p. 102: 1) ...
comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant
d'imposante grandeur et tant de vérité incontestable,
tandis que, si [un esprit supérieur] les compare à
l'homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et
mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé,
auquel la familiarité noble de vos conseils fait sentir
davantage la petitesse de l'humanité et son
incomparable folie...
2.10 (P 1869, p. 103: 23) La fin
des siècles [...] vos chiffres cabalistiques [...]
siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant,
tandis que [...] l'humanité, grimaçante,
songera à faire ses comptes avec le jugement dernier.
— On est très proche ici du personnage
désigné par les emplois qui vont suivre au paragraphe
suivant.
2.10 (P 1869, p. 104: 25) À
l'aide de cet auxiliaire terrible [la logique], je
découvris, dans l'humanité, en nageant vers
les bas-fonds, en face de l'écueil de la haine, la
méchanceté noire et hideuse, qui croupissait au
milieu de miasmes délétères, en s'admirant le
nombril.
2.15 (P 1869, p. 139: 5) C'est avec
reconnaissance que l'humanité applaudira à
cette mesure !
3.1 (P 1869, p. 144: 24) [Mario et
Maldoror fuyant les hommes pour contempler les monstres marins].
... pour reposer agréablement leur vue
désillusionnée sur les monstres les plus
féroces de l'abîme, qui leur paraissaient des
modèles de douceur, en comparaison des bâtards de
l'humanité.
3.1 (P 1869, p. 149: 26) les
marcassins de l'humanité — comme en 1.9 (et 5.7) ou
dans l'extrait ci-dessus de la même strophe 3.1.
3.5 (P 1869, p. 182: 3) ... le
Créateur en enfance, qui devait encore, hélas !
pendant bien de temps, faire souffrir l'humanité...
— Même remarque qu'en 2.10 (p. 103: 23).
4.7 (P 1869, p. 222: 20) Ô
toi, [...] si tu comprends encore
la signification des grands éclats de voix que, comme
fidèle interprétation de sa pensée intime,
lance avec force l'humanité, [...] raconte-moi
sommairement les phases de ta véridique histoire. —
Exceptionnel emploi au (sens) singulier : la voix d'un
homme.
5.7 (P 1869, p. 275: 3) les
marcassins de l'humanité
— comme en 1.9 et 3.1.
L'humanité = l'Homme (le
personnage que Maldoror combat, tout comme le Créateur).
2.1 (P 1869, p. 60: 18) C'est
pourquoi, le héros que je mets en scène s'est
attiré une haine irréconciliable, en attaquant
l'humanité, qui se croyait invulnérable, par
la brèche d'absurdes tirades philanthropiques...
2.1 (P 1869, p. 62: 3) Il me semble
que je parle d'une manière intentionnellement paternelle, et
que l'humanité n'a pas le droit de se plaindre.
2.8 (P 1869, p. 91: 2) Plus tard,
quand je connus davantage l'humanité, à ce
sentiment de pitié se joignit une fureur intense contre
cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis ne savent
que maudire et faire le mal.
2.12 (P 1869, p. 115: 11) Il est
vrai que, lorsque tu descends en toi-même, pour scruter ta
conduite souveraine, si le fantôme d'une injustice
passée, commise envers cette malheureuse
humanité, qui t'a toujours obéi, comme ton
ami le plus fidèle...
2.16 (P 1869, p. 139: 20) Tant pis,
si quelque ombre furtive, excitée par le but louable de
venger l'humanité, injustement attaquée par
moi [...] enfonce un poignard, dans les côtes du pilleur
d'épaves célestes !
4.1 (P 1869, p. 186: 5) Que je
doive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le
combat sera beau : moi, seul, contre
l'humanité.
4.2 (P 1869, p. 194: 2)
Quelques-uns
soupçonnent que j'aime l'humanité comme si
j'étais sa propre mère, et que je l'eusse
portée, neuf mois, dans mes flancs parfumés.
6.1 (P 1869, p. 284: 2) Je ris
à gorge
déployée, quand je songe que vous me reprochez de
répandre d'amères accusations contre
l'humanité, dont je suis un des membres (cette seule
remarque me donnerait raison !) et contre la Providence...
— Étant donné la thématique des Chants
et le traitement narratif de ses trois personnages principaux, le
sens du vocable ici est bien l'« homme », alors
que le texte joue ensuite sur le sens second « le genre
humain, dont je suis un membre ». D'où la
parenthèse qui triomphe du changement de sens.
l'humanité = l'homme, le genre
humain, l'appartenance au genre humain. Le sens se trouve entre
l'emploi qu'on vient de consigner (le personnage) et l'emploi
ordinaire du vocable dans les contextes
énumérés plus bas pour finir. Il s'agit du
caractère humain que renie et auquel s'oppose Maldoror.
C'est en ce sens que le substantif et l'adjectif humain, humaine se
trouvent souvent dans les Chants.
2.13 (P 1869, p. 119: 18) Que me
fallait-il donc, à moi, qui rejetais, avec tant de
dégoût, ce qu'il y avait de plus beau dans
l'humanité ! ce qu'il me fallait, je n'aurais
pas su le dire.
4.2 (P 1869, p. 191: 10) J'appelle
grimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dans
l'humanité ! — Je soupçonne qu'on
a ici un hispanisme, car cet emploi, qui n'a aucune justification
en français, où il est manifestement fautif, est
reproduit par quatre des sept traducteurs en castillan, où
il est donc recevable.
4.6 (P 1869, p. 213: 21) Objet de
mes voeux, je n'appartenais plus
à l'humanité ! Pour moi, j'entendis
l'interprétation ainsi, et j'en éprouvai une joie
plus que profonde.
En revanche, le mot paraît
employé avec son sens
strict dans les contextes suivants (même si, les relisant, je
pense qu'ils devaient encore être revus un à
un) :
2.7 (P 1869, p. 83: 1) Il se mit
à sourire [...] et leur parla avec tant de sentiment,
d'intelligence sur beaucoup de sciences humaines [...] et sur les
destinées de l'humanité où il
dévoila entière la noblesse poétique de son
âme...
2.9 (P 1869, p. 96: 3) ... tant que
l'humanité déchirera ses propres flancs par
des guerres funestes...
2.10 (P 1869, p. 102: 17) Je me
suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde, et
j'ai senti que l'humanité [= la bonté]
grandissait en moi, et devenait meilleure. — Seule occurrence
dans les Chants en ce sens.
2.11 (P 1869, p. 110: 20) Quel
regard ! Tout ce que l'humanité a pensé
depuis soixante siècles, et ce qu'elle pensera encore,
pendant les siècles suivants, pourrait y contenir
aisément...
3.5 (P 1869, p. 176: 22) ... un
membre de l'humanité. Il a dit que ce jeune homme...
—
Simple emploi explétif : un homme.
3.5 (P 1869, p. 179: 21) Je me
suis présenté devant les célestes fils de
l'humanité — Même remarque : les
hommes.
4.7 (P 1869, p. 225: 1) Quelle
devint ma haine
générale contre l'humanité, tu le
devines.
5.5 (P 1869, p. 255: 4) Et vous,
jeunes adolescents ou
plutôt jeunes filles, expliquez-moi comment et pourquoi [...]
la vengeance a germé dans vos coeurs, pour avoir
attaché au flanc de l'humanité une pareille
couronne de blessures. — Mais cette phrase se comprend mal,
de sorte que l'humanité pourrait désigner les hommes,
comme plus
haut (cf. n. (b) de la strophe).
5.5 (P 1869, p. 259: 14) Si je
n'agissais pas ainsi, les membres
de l'humanité disparaîtraient au bout de
quelques jours, dans des combats prolongés. — Emploi
explétif.
6.6 (P 1869, p. 307: 10) ... le
développement progressif de
l'humanité...
Idiotisme = idiotie, stupidité. C'est le seul et
unique « exemple d'hispanisme » donné
par Manuel Serrat Crespo. Il l'explique en note infrapaginale dans
le corps de sa traduction
espagnole où le mot est bien entendu traduit par idiotez.
Voici ma traduction de sa note :
« idiotisme dans l'original; Lautréamont
utilise, on le voit, un mot qui n'existe pas en français,
influencé sans doute par l'espagnol de son enfance à
Montévidéo. Plusieurs critiques français ont
critiqué cet « hispanisme » de
Lautréamont » (Serrat, p. 226). L'analyse de
Manuel Serrat Crespo est irréprochable, mais l'exemple
choisi n'est pas un hispanisme. Il aurait mieux
éclairé son propos avec un autre mot très
proche de la chose à illustrer, grammatical, qu'il n'a même pas eu
à traduire
— de sorte que l'idiotisme, c'est le cas de le dire,
se
comprend dans sa traduction, mais pas en
français !
Jean-Pierre Goldenstein a fait remarquer, avec
raison, que l'emploi
du mot idiotisme est proche ici du sens médical
enregistré par Littré (Goldenstein, p. 420) :
« absence congénitale de
l'intelligence » (Petit Littré). Il est clair
toutefois que Ducasse ne l'emploie pas dans ce sens, mais bien au
contraire dans le sens très courant d'idiotie que le mot
avait à son époque et que Littré enregistre
d'ailleurs au début de l'entrée citée :
« état d'un idiot, personne dépourvue
d'intelligence » (Petit Littré). Le mot
disparaît au début du XXe siècle parce qu'il
est en concurrence (en français comme en espagnol où
idiotismo y a le même sens) avec son homonyme (l'idiotisme =
ce qui est propre à un idiome, avec le suffixe commun
à la série linguistique : latinisme, hispanisme,
gallicisme, etc.) : c'est le seul sens du mot aujourd'hui.
Certes, l'espagnol a composé sur
idiocia (idiotie) le mot
idiotez (« idiocité »), contrairement au
français, qui se contente du premier; mais cela ne saurait
expliquer l'emploie du mot idiotisme en ce sens dans les Chants.
Pourquoi ? Tout simplement parce que le mot est d'usage en ce
sens à la fin du XIXe siècle (on le trouve chez
Balzac, Sand, Dumas père ou Flaubert, par exemple). Dans
tous ses sens, d'ailleurs.
Voici donc l'interprétation qui se
dégage des emplois
répertoriés au TLF : dans l'oeuvre de
Lautréamont, cet emploi n'est ni un hispanisme, ni un emploi
spécialisé (technique ou médical); il s'agit,
surtout de la part d'un hispanophone, d'un mot rare et
recherché, littéraire. En effet, ce n'est ni idiotie
(34 occurrences au TLF), ni crétinisme (41), mais bien
stupidité (802) ou même simplement bêtise (682)
qui vient à l'esprit dans les deux contextes où on le
trouve, tandis que le mot idiotisme (94 occurrences au total) se
partageait alors trois sens très différents,
disons : linguistique, médical et métaphorique,
celui d'idiotie, le moins fréquent des trois, le seul que
l'on trouve chez Ducasse.
3.5 (P 1869, p. 178: 28) Ame
royale, livrée, dans un moment d'oubli, au crabe de la
débauche, au poulpe de la faiblesse de caractère, au
requin de l'abjection individuelle, au boa de la morale absente, et
au colimaçon monstrueux de l'idiotisme !
4.3 (p 1869, P. 199: 3) ... si l'on
possède des
facultés en équilibre parfait, ou mieux, si la
balance de l'idiotisme ne l'emporte pas de beaucoup sur le
plateau dans lequel reposent les nobles et magnifiques attributs de
la raison, c'est-à-dire, afin d'être plus clair [...],
si l'intelligence prédomine suffisamment sur les
défauts sous le poids desquels l'ont étouffée
en partie l'habitude, la nature et l'éducation...
2.2 (P 1869, p. 62: 19) Pauvre jeune
homme ! ton visage était déjà assez
maquillé par les rides précoces et la
difformité de naissance, pour ne pas avoir besoin, en outre,
de cette longue cicatrice sulfureuse !
Le mot, d'origine inconnue, appartient
à l'argot du
théâtre. Il ne se trouvera pas dans les dictionnaires
de la langue espagnole avant que les femmes ne s'y mettent ou qu'on
le sache, à l'époque du cinéma. Vers 1870,
maquiller et maquillage désignent l'opération. Il
est intéressant de voir le mot employé par Ducasse en
ce sens (encore très courant aujourd'hui, celui de cacher,
de couvrir).
Mine explosible. Il ne sera pas inutile de préciser
que les Chants ne peuvent d'aucune manière être
comparés à des « champs » de
mines (les mines flottantes n'apparaîtront qu'au moment de la
Première Guerre et les mines anti-chars se
généraliseront à la Seconde Guerre). À
l'époque d'Isidore Ducasse, miner, c'est creuser des mines,
généralement sous les fortifications. La mine
explosible, c'est celle qu'on pourrait bourrer d'explosif et
donc mettre à feu (et nullement la mine explosive
qu'on pourrait faire sauter par mégarde).
2.16 (P 1869, p. 139: 16) Non... ne
conduisons pas plus
profondément la meute hagarde des pioches et des fouilles,
à travers les mines explosibles de ce chant
impie !
Pétrir : la pâte se pétrit dans un
pétrin. L'expression, pâte à
pétrin, est très originale, et c'est bien le cas de
le dire, car la seule occurrence qu'on en trouve au TLF est celle
de Ducasse. On rencontre souvent le mot accompagné d'un
déterminatif indiquant son usage, la pâte à
pain, à crêpe, à galette, à
gâteau, etc. Mine de rien, l'expression créée
par Ducasse est une réussite, puisqu'elle désigne une
pâte, quelle qu'elle soit, à mettre dans le
pétrin, tandis que le mot pâte, à lui seul, ne
peut pas avoir cette signification (ce pourrait être aussi de
la pâte à papier, à modeler, etc.).
5.2 (P 1869, p. 242: 13) Mais,
sais-tu
si, malgré la situation anormale des atomes de cette femme,
réduite à pâte de pétrin [...],
elle n'existe pas encore ?
Naissance = natalité. Le mot savant abstrait,
natalité, construit sur mortalité (qui existe en
français depuis le Moyen Âge), apparaît en 1868,
d'après le dépouillement du FEV
synthétisé par le DELF (on ne le trouve pas au TLF
avant 1881). Il est probable que le mot passe ensuite seulement en
espagnol, comme dans les autres langues romanes. En tout cas le
vocable n'est pas au dictionnaire de la langue castillane de
Garnier. Naissance, au sens de nombre des naissances, est un
très récent archaïsme !
2.9 (P 1869, p. 97: 27) ... la
naissance est plus grande que la mortalité...
Pierre de Bohème est mis pour « cristal de
Bohème ».
6.5 (P 1869, p. 300: 19) ... les
polychromes ruissellements des
vins du Rhin et le rubis mousseux du champagne s'enchâssent
dans les étroites et hautes coupes de pierre de
Bohême, et laissent même sa vue
indifférente.
Ratissage. La mise en ordre ? Lorsqu'ils ne
reprennent pas le mot littéralement (rastrilleo,
rastrillaje, respectivement Gómez/Serrat et Alonso, vocables
apparemment inventés), c'est ce que comprennent les
traduteurs, soit pulir (Pellegrini), desbrozar (Álverez et
Pariente) et escardar (Méndez), polir, puis
débroussailler et sarcler au sens figuré.
6.2 (P 1869, p. 287: 10) Pour le
ratissage de mes phrases,
j'emploierai forcément la méthode naturelle, en
rétrogradant jusque chez les sauvages, afin qu'ils me
donnent des leçons.
Rôdeur de barrières. Voir à
l'entrée saladier de vin qui suit.
Saladier de vin. Zola, dans
« l'Assommoir », utilise deux fois l'expression
et il précise même qu'on sert le vin à la
française, dans un saladier; les Goncourt, dans leur
journal, désignent deux fois un saladier de vin chaud. Par
ailleurs, l'expression « rôdeur de
barrières » qu'on trouve aussi dans cette phrase,
est une désignation fréquente au XIXe
siècle : Hugo parle de « ces hommes à
la mine inquiétante qu'on est convenu d'appeler
rôdeurs des barrières » (les
Misérables, 1862, Paris, Garnier, 1957, p.
903). La blouse n'est pas non plus inusitée dans ce
contexte : la blouse bleue désigne déjà
le survêtement de travail. Blouse et rôdeur ne se
trouvent qu'une fois dans les Chants, tandis que barrière
vient une seule autre fois, quelques lignes plus haut, dans la
barrière du Trône (p. 289: 11), qui
désigne
probablement une porte, à l'actuelle avenue du Trône,
place de la Nation. Sur le rôdeur de barrières, le
saladier de vin et la blouse de travail, voir le TLF.
6.3 (P 1869, p. 291: 22) Quand un
rôdeur de barrières
traverse un faubourg de la banlieue, un saladier de vin
blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux...
Sève; tari, flétri dans sa sève =
desséché. Les rides flétrissent le visage et
la peau se dessèche, voilà les deux idées qui
paraissent liées dans l'expression de Ducasse. Pour ce qui
est de l'expression elle-même, « dans (la, sa...)
sève », elle est très fréquente
chez les romantiques (Bernardin de Saint-Pierre, Alfred de Vigny,
Chateaubriand, Musset et Lamartine) : que Dieu tarisse
dans leur sève l'espèce des âmes faibles
(Alfred de Vigny); l'enfant flétri dans la
sève de son âme (Lamartine). Le contexte de ce
deuxième exemple est d'ailleurs fort proche de celui qu'on
trouve ici : une mère au chevet de son fils à
son réveil, le lendemain de son retour à la maison,
dans sa chambre d'enfant : « ...Qui m'aurait dit
qu'à vingt-deux ans je verrais mon enfant flétri
ainsi dans la sève de son âme et de son coeur, et
le visage enseveli dans je ne sais quelle
douleur ! » (« Nouvelles
confidences », 1851).
3.5 (P 1869, p. 169: 11) Il s'est
abaissé jusqu'à laisser approcher, de sa face
auguste, des joues méprisables par leur impudence
habituelle, flétries dans leur sève.
Comparer :
1.8 (P 1869, p. 21: 7) ... je couvre
ma face flétrie, avec un morceau de velours...
1.11 (P 1869, p. 38: 6) Il y en a
qui prétendent qu'on l'a flétri d'un surnom
dans sa jeunesse...
La statue de la bonté, du Silence, de
l'amitié. Dans ses trois occurrences, l'expression ne
désigne pas une représentation (comme on dit, la
statue de la liberté, statue, gravure ou
représentation de la justice, etc.). Il s'agit d'une figure
de style artiste correspondant à statufier, ce qui
emporte deux caractères complémentaires, d'abord le
sens d'immortaliser (comme on dresse une statue à la gloire
de), puis celui d'immobiliser dans cette posture (caractère
très net pour la deuxième et la troisième
occurrences).
2.1 (P 1869, p. 60: 24) Il ne suffit
pas de sculpter la statue de la bonté sur le fronton
des parchemins que contiennent les bibliothèques. —
Dans ce contexte, sculpter est un pléonasme (la statue
étant au sens strict une sculpture), de sorte qu'on peut
hésiter entre deux interprétations. Le mot pourrait
être mis pour graver (ce serait alors un hispanisme) ou, plus
vraisemblablement, pour dresser, élever. À
remarquer, évidemment, qu'on dresse des statue ou sculpte
des bas-reliefs aux frontons des bibliothèques : le
renversement de style artiste les fait passer sans peine de la
bibliothèque à ses parchemins.
2.5 (P 1869, p. 73: 7) ... immobile
comme la statue du Silence...
3.3 (P 1869, p. 157: 17) Tremdall,
debout sur la vallée, a
mis une main devant ses yeux [...] tandis que l'autre palpe le
sein de l'espace, avec le bras horizontal et immobile.
Penché en avant, statue de l'amitié, il
regarde avec des yeux, mystérieux comme la mer, grimper, sur
la pente de la côte, les guêtres du voyageur,
aidé de son bâton ferré.
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