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Mots de sens inattendus ou incorrects en français

      « Incorrections » et « curiosités », voilà quel était le titre original de cette section.

      J'en propose maintenant une formulation plus simple et moins incriminante. Mais je ne veux pas écarter la notion de faute ou d'incorrection qui est une part essentielle de la réalité linguistique que je cherche à décrire, alors même que je ne veux pas non plus justifier les tenants des bonnes moeurs et du bon usage en linguistique.

      Mon principe en la matière est assez simple, bien qu'il ne puisse plaire ni aux uns (les libertaires), ni aux autres (les puristes) : il n'y a aucune honte à faire des fautes, mais il est scandaleux de ne pas les reconnaître pour telles et de ne pas les corriger lorsqu'elles nous sont signalées. En conséquence, je suis vraiment content de pouvoir montrer qu'Isidore Ducasse fait beaucoup de fautes de français, alors même qu'il est un grand virtuose de la langue française. Ceux qui voudraient que ses incorrections ne soient jamais des fautes à cause de la valeur de son oeuvre ne raisonnent pas mieux que les autres, ceux qui voudraient que l'oeuvre n'ait aucune valeur (stylistique) à cause de ses fautes de français ! Et la vérité n'est pas entre les deux, mais bien au-delà : le ducassien s'est édifié sur les décombres de la langue française.

      Aussi verra-t-on apparaître ici le négatif de l'hispanisme, non pas l'anti-hispanisme, mais sa contradiction radicale, sa contradictoire, c'est-à-dire la traduction française (!) d'une expression castillane dont l'hispanophone ignore qu'elle se trouve mot à mot en français. Soit, el fin justifica los medios, le but excuse le moyen.

      On trouvera également dans cette section les vocables qui pourraient passer à première vue pour des hispanismes, mais qui n'en sont pas ou ont peu de chance d'en être. J'ajoute quelques synonymes qui sont choisis préférablement par Isidore Ducasse pour leur forme proche de l'espagnol, ce qui n'en fait pas non plus des hispanismes, même si leur sens en prend une coloration particulière, parfois inattendue en français, du fait même de l'hispanisme.

      Sur ce dernier point, je m'en tiens à l'essentiel, bien entendu. Prenons par exemple les tournures passives ou impersonnelles du français et qui sont bel et bien françaises : il suffit de considérer leur fréquence dans les textes d'Isidore Ducasse et plus encore leurs emplois inattendus pour comprendre que ces textes écrits en français sont pensés en espagnol. C'est de façon générale le ton, la tournure d'esprit, la formulation très particulière de l'espagnol. Et il arrive un point où la formulation n'est plus du tout dans l'esprit de la langue française. Mais allez donc en faire la preuve, lorsque la phrase se comprend encore fort bien, sans vous mettre en frais de donner un cours d'espagnol ! C'est pour l'illustrer ce phénomène général que cette section tente de présenter ce qui finalement paraît incorrect ou inattendu en français, alors même que ce n'est plus de l'espagnol. Au-delà des hispanismes, ce sont souvent, simplement, des fautes.

      Et voilà pourquoi dans ce fichier, comme on l'aura remarqué tout au long des commentaires linguistiques de l'édition, je précise souvent que l'emploi du vocable à l'étude n'est pas un hispanisme. La raison en est d'abord tout simplement que j'ai étudié la question sur ce point et que je dois produire la conclusion de l'analyse; mais il y a ensuite un fait très important qui doit être distingué, à savoir que l'incorrection tient parfois non pas à la méconnaissance du français, mais à la... connaissance de l'espagnol ! En effet, les incorrections lexicales les plus spectaculaires — et intéressantes — tiennent de l'adaptation du français à la morpho-lexicologie souvent fondamentale de la langue castillane. Et ici, Isidore Ducasse doit « traduire » ce qui, malheureusement, ne se dit pas en français. Les deux plus importants « vocables » affectés par le phénomène, placer et replacer, tentent de suppléer un auxiliaire et un semi-auxiliaire tous deux essentiels pour l'hispanophone (estar et volver).

      L'impact de ces « incorrections » est présenté dans l'analyse des hispanismes dans les Chants, les Fautes et les incorrections.

Aborder

Aborder à la nage = atteindre.

2.13 (P 1869, p. 123: 13) Par surcroît de précaution, j'avais été chercher mon fusil à deux coups, afin que, si quelque naufragé était tenté d'aborder les rochers à la nage, pour échapper à une mort imminente, une balle sur l'épaule lui fracassât le bras, et l'empêchât d'accomplir son dessein.

      Au sens littéral, seules les embarcations abordent le rivage, le port, etc. En français comme en espagnol, les nageurs gagnent le rivage : ganar, llegar, alcanzar las rocas a nado.

Affaisser (s'affaiser sur soi-même)

S'affaisser sur soi-même. Dans le contexte, le cheveu peut s'affaiser, mais sa racine doit suivre le mouvement inverse ! La traduction d'Álvarez est d'ailleurs très significative : retorcerse (se tordre, se retourner, se retrousser, qui se dit en particulier des moustaches).

3.5 (P 1869, p. 170: 1) Au moment où les désirs corporels atteignaient au paroxysme de la fureur, je m'aperçus que ma racine s'affaissait sur elle-même, comme un soldat blessé par une balle.

Affamé

Affamé = insatiable. L'adjectif a souvent un sens métaphorique, mais il lui faut alors un complément : affamé de gloire. On ne peut en effet renverser le déterminant et le déterminé sans que l'adjectif retrouve son sens premier. L'individu affamé d'amour ne peut être dit affamé, encore moins son amour ou son désir d'amour.

3.1 (P 1869, p. 141: 17) Amour affamé, qui se dévorerait lui-même, s'il ne cherchait sa nourriture dans des fictions célestes...

      Si l'emploi est fautif, il produit une splendide figure de rhétorique, d'abord avec la relative qui redonne au sens premier d'affamé son sens second (se dévorer = s'anéantir), ensuite avec la conditionnelle causale qui réalise une seconde fois l'opération (nourriture = survie).

      Affamé de :
4.6 (P 1869, p. 213: 14) Mais arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients, affamés de ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir...

Aide (à l'aide de)

À l'aide de = à l'abri de. Tandis que Serrat propose une « traduction littérale » (con la ayuda de), Álvarez donne certainement la clé en « transposant » le syntagme par l'expression courante en espagnol, qui correspond à peu près à l'expression française dans d'autres contextes : al amparo de, soit à l'aide de, mais qui se traduirait, à l'abri de ou simplement à l'occasion de.

5.7 (P 1869, p. 274: 27) Je me demandais si, à l'aide d' une nuit obscure, tu t'étais laissé choir secrètement jusqu'à nous de la surface de quelque étoile...

Air ambiant

      L'air de l'atmosphère n'est évidemment pas ambiant. L'air ambiant est celui qui nous entoure dans un endroit fermé. L'expression vient d'être employée correctement à la strophe précédente, 4.8. Son emploi s'explique, si je puis dire, strophe 5.1, par l'inadvertance, l'« air » entraînant son « embiance » !

5.1 (P 1869, p. 323: 15) Malgré cette singulière manière de tourbillonner, les étourneaux n'en fendent pas moins, avec une vitesse rare, l'air ambiant...

   Comparer :
4.8 (P 1869, p. 229: 17) Il s'aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l'air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille.

      On trouvait pourtant l'expression correcte, fendre l'air :
3.3 (P 1869, p. 158: 5) [Le dragon]. On dirait que ses ailes blanchâtres, nouées par de fortes attaches, ont des nerfs d'acier, tant elles fendent l'air avec aisance.

Ambiant

Voir Air ambiant.

Amener (amener l'attention sur soi)

Amener = attirer; amener l'attention sur soi = attirer l'attention (sur soi), comme on le dit aussi en espagnol : atraer ou llamar la atención.

6.3 (P 1869, p. 289: 20) Mais, si l'on s'approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l'attention de ce passant, on s'aperçoit, avec un agréable étonnement, qu'il est jeune !

Apprendre (1)

Apprendre = enseigner. À cause de ses deux significations de sens contraire (enseigner ou étudier), le verbe ne devrait pas pouvoir s'employer en français dans le contexte, d'où sa traduction fautive par Manuel Álvarez Ortega : que yo sepa que no admito, que je sache que je n'admets pas (en espagnol, aprender a seulement le sens d'apprendre pour soi, étudier, jamais celui d'apprendre aux autres, celui qu'il a dans le contexte).

4.3 (P 1869, p. 197: 24) ... il est presque assez important que j'apprenne que je n'admets pas, au moins entièrement, cette restriction plus ou moins fallacieuse...

Apprendre (2)

Apprendre = [comprendre], croire, penser (soit aprender = saber). Au sens littéral, la phase signifie en français « quand il comprendra », mais il est clair qu'elle doit s'entendre au sens de « quand il pensera, croira ». Il ne semble pas qu'il s'agisse d'un hispanisme à proprement parler, bien qu'on en trouve la traduction suivante : pero cuando sepa que no es observado... (Serrat); toutefois, cet emploi curieux tient manifestement au sens très restrictif d'apprendre en espagnol, en regard de son usage en français :

4.4 (P 1869, p. 205: 28) Mais, quand il apprendra qu'il n'est pas observé, jette les yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur la vertu...

Atteindre

Atteindre = rejoindre (alcanzar). S'il ne s'agit pas à proprement parler d'un hispanisme, l'emploi d'atteindre au sens de rejoindre s'explique certainement parce qu'en espagnol alcanzar exprime les deux idées, celle de s'approcher d'un point, d'une chose, d'une personne avec effort; par ailleurs, l'idée de rejoindre se rend par une périphrase : volver a juntar, remettre ensemble. Chose certaine, les emplois suivants du verbe atteindre sont pour le moins inattendus en français :

2.4 (P 1869, p. 70: 18) En faveur de l'enfant, qui croit pouvoir l'atteindre [l'omnibus], avec ses petites jambes endolories, il n'ose pas élever la voix...

5.7 (P 1869, p. 273: 6) Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir, et s'efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage, afin de t'atteindre, et reposer un instant sa main sur ton épaule.

6.4 (P 1869, p. 296: 23) Arrière, malfaiteur, à la tête échevelée. Il n'a pu m'atteindre, et j'ai laissé entre ses doigts un pan de mon pourpoint. [Le contexte dit précisément le contraire de ce que signifie atteindre, car Mervyn dans son délire croit que Maldoror l'a bien atteint, rejoint et qu'il lui a même pris un pan de pourpoint. C'est donc le sens d'attraper, saisir qui vient d'abord à l'esprit : justement, coger partage ce sens avec alcanzar].

6.10 (P 1869, p. 328: 10) Une caravane de pèlerins était en marche pour visiter cet endroit, désormais consacré par une mort auguste. Il espérait l'atteindre, pour lui demander des secours pressants contre la trame qui se préparait, et dont il avait eu connaissance.

Aucun

Aucun = personne. En français, on n'emploie pas le pronom en ce sens, mais seulement le déterminant. On dit, personne n'est venu, mais, non, aucun ami n'est passé me voir aujourd'hui. Par ailleurs, personne, a son équivalent en castillan, nadie; et Ducasse emploie correctement personne, en ce sens, vingt fois dans les Chants. Les quatre occurrences qui suivent sont donc des incorrections de l'hispanophone.

2.13 (P 1869, p. 124: 8)  Je me devais à moi-même de tenir ma promesse : l'heure dernière avait sonné pour tous, aucun ne devait en échapper.

2.14 (P 1869, p. 129: 25) Aucun n'ose renverser le noyé, pour lui faire rejeter l'eau qui remplit son corps.

2.14 (P 1869, p. 130: 3) On a craint de passer pour sensible, et aucun n'a bougé, retranché dans le col de sa chemise.

5.3 (P 1869, p. 245: 7) Ce qu'aucun ne souhaiterait pour sa propre existence, m'a été échu par un lot inégal.

Avenir, dans l'avenir

Dans l'avenir = à l'avenir, en lo sucesivo, de ahora en adelante (Saturne). Dans l'avenir, n'est donc pas un hispanisme, mais une incorrection ou du moins une formulation surprenante.

3.9 (P 1869, p. 179: 13) Je m'aperçois qu'il faut que je travaille beaucoup à ma réhabilitation, dans l'avenir, afin de reconquérir leur estime.

Besoin, avoir besoin de

Avoir besoin de = être nécessaire que, falloir ou devoir (necesitar). Besoin, avoir besoin, éprouver le besoin, etc. sont employés fréquemment et correctement dans les Chants. Pourtant, curieusement, dans les deux contextes suivants l'expression française tient lieu de la fomulation espagnole qui pourrait se traduire littéralement en français (du moins au sens actif), le besoin étant mis pour la nécessité, alors que l'hispanisme attendu serait exactement l'inverse : « el francés nécessité supone una necesidad más grave y urgente que el simple besoin » (Saturne).

2.11 (P 1869, p. 106: 6) Écoute, c'est fort possible; mais... est-ce que tu as besoin de [= dois] rendre de pareils services à ceux auxquels tu ne dois rien ?

2.12 (P 1869, p. 113: 13) Cependant, la nature a besoin de [= doit] réclamer ses droits (la naturaleza necesita reclamar sus derechos, Serrat, Alonso et Pariente).

      Dans l'exemple suivant, à cause du renversement de style artiste et de l'impératif, la formule est celle de la langue familière et n'est pas du tout surprenante, contrairement aux deux passages précédents :
5.4 (P 1869, p. 254: 7) Si ta défense a besoin de m'objecter quelque chose, parle.

Bondir sur soi-même

Bondir sur soi-même. Il est clair que c'est sauter sur ses pieds (ce qui s'applique assez mal à une poutre !), se (re)dresser et donc l'équivalent de se lever de toute sa hauteur. À moins de comprendre que la poutre fait des bonds furieux, mais cela paraît peu probable. Est-ce qu'en espagnol on bondit sur soi-même ? Je trouve cinq fois sur sept la traduction littérale, la viga, saltando sobre sí misma (Gómez, Álvarez, Serrat, Pariente et Alonso). Aldo Pellegrini, pour sa part, rendait le sens, mais pas l'expression : de un salto (d'un bond). Normalement, lorsque plusieurs traducteurs donnent littéralement une expression de Ducasse en castillan, j'en trouve tout de suite confirmation dans mes dictionnaires. Mais tel n'est pas le cas ici. Il est plutôt probable que les traducteurs suivent littéralement le texte, qui doit se comprendre dans leur traduction aussi bien qu'en français.

6.10 (P 1869, p. 327: 5) Alors, une poutre séculaire, placée sur le comble d'un château, se releva de toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à grands cris.

Bout

Bout = extrémité (extremo). On dit le bout d'un bâton et on peut parler, à la rigueur, de ses deux bouts; mais subjectivement, si je puis dire, un bâton a plutôt deux extrémités; toutefois, si le cheveux s'anime et devient le sujet d'une phrase, parler de ses bouts est une faute de niveau de langue (ce qui est net dans la seconde occurrence) :

3.5 (P 1869, p. 167: 26) Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brèches énormes dans la muraille...

3.5 (P 1869, p. 168: 9) Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l'essayait, et montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet.

But (le but excuse le moyen)

Le but excuse le moyen = traduction libre du précepte bien connu, el fin justifica los medios, la fin justifie les moyens .

2.6 (P 1869, p. 80: 6) Tu vois que, lorsqu'on veut devenir célèbre, il faut se plonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentés par de la chair à canon. Le but excuse le moyen.

      C'est la contradictoire de l'hispanisme et une belle et excellente illustration du fait que Ducasse pense en espagnol avant de « traduire » sa pensée en français. Il connaît parfaitement bien l'expression courante qui veut que el fin justifica los medios, mais il n'en connaît pas la tournure française, qui en est le mot à mot, ce qui est rare. D'où la traduction proposée ! Parfaite, il va sans dire, même si l'octosyllabe y perd son assonnance interne (fin/moyen).

Câble

Câble. Le mot a deux emplois surprenants dans les Chants. D'abord il est employé comme synonyme de chaîne, alors que les deux mots ont leur strict correspondant en espagnol (cable et cadena, sauf que l'on y trouve un cable de cadena pour désigner une chaîne très forte aux anneaux doubles). — Mais il s'agit plus probablement d'un simple lapsus produit phonétiquement par l'association cadena (chaîne) > câble. — Ensuite son emploi bien plus curieux encore dans un sens contraire : la ficelle. Pourtant les mots câble et chaîne sont correctement employés dans les Chants. De même pour corde, sauf qu'on le trouve comme synonyme (attendu) de câble dans plusieurs contextes (en 1.12, notamment).

3.1 (P 1869, p. 143: 19) [Les deux frères mystérieux]. ... unis ensemble par une amitié éternelle, dont la rareté et la gloire ont enfanté l'étonnement du câble indéfini des générations.

3.4 (P 1869, p. 162: 8) Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère [somnolent ?]; ses dents n'étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux.

Cadence

En cadence.

6.9 (P 1869, p. 323: 27) Arrêtez !... arrêtez !... cria le quatrième, avant que tous les bras se fussent levés en cadence pour frapper résolument, cette fois, sur le sac.

      Lapsus. L'expression est entraînée par l'infinitif qui suit, car les marteaux pourraient bien frapper en cadence, mais ils ne sauraient s'élever ainsi. Quelques traducteurs proposent, a compás (Álverez, Alonso), soit, en mesure; mais de ce point de vue, la traduction de Pellegrini est bien meilleure, al únisono. Dans tous les cas, il s'agit de corrections.

      La seule autre occurrence du syntagme est tout à fait attendue :
2.8 (P 1869, p. 87: 10) Si les accords s'envolent des fibres d'un instrument, j'écoute avec volupté ces notes perlées qui s'échappent en cadence à travers les ondes élastiques de l'atmosphère.

Caprice

Caprice = goût, préférence, attraction, prédilection. Sauf Gómez et Serrat (atracción), tous les traducteurs reprennent le vocable français. Ce n'est toutefois pas un hispanisme, mais une incorrection, aussi bien en français qu'en espagnol, ce qu'indique l'adverbe, toujours, car le caprice est généralement passager. Plus grave le vocable, qui n'a que cette seule occurrence dans les Chants, est employé à contresens dans le contexte.

5.5 (P 1869, p. 258: 16) Moi, j'ai toujours éprouvé un caprice infâme pour la pâle jeunesse des collèges, et les enfants étiolés des manufactures !

Chanceler

Chanceler = ébranler. Chanceler, au contraire d'ébranler, implique la perte d'équilibre qui présage la chute ou l'ébranlement qui fait craindre l'effondrement. Les emplois suivants sont donc incorrects.

3.5 (P 1869, p. 167: 25) Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait... [il s'agit du plancher d'une cellule que les coups du cheveux font trembler ou vibrer].

4.7 (P 1869, p. 223: 1) Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler [= ébranla] le roc sur lequel je reposai la plante de mes pieds (à moins que ce ne fût moi-même qui chancelai [= fut secoué], par la rude pénétration des ondes sonores, qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir), s'entendit jusqu'aux entrailles de la terre : les poissons plongèrent sous les vagues, avec le bruit de l'avalanche.

      Comparer :
1.3 (P 1869, p. 54: 18) ... ma raison chancelante s'abîme devant tant de grandeur !
2.5 (P 1869, p. 74: 8) ... les cheveux hérissés, la démarche chancelante...
2.8 (P 1869, p. 88: 12) Un jour, donc, fatigué de talonner du pied le sentier abrupt du voyage terrestre, et de m'en aller, en chancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes obscures de la vie...
2.15 (P 1869, p. 131: 23) Il chancelle et courbe la tête : ce qu'il a entendu, c'est la voix de la conscience.
3.3 (P 1869, p. 161: 4) ... tu chancelles, sans desserrer le bec, à côté du dragon, qui meurt dans d'effroyables agonies.
3.4 (P 1869, p. 164: 9) ... en chancelant, alla s'asseoir sur une pierre, les bras pendants...
4.5 (P 1869, p. 210: 9) Aussitôt, elle chancela comme le tourbillon qu'engendre la marée autour d'un roc, ses jambes fléchirent, et, chose merveilleuse à voir, phénomène qui s'accomplit avec autant de véracité que je cause avec toi, elle tomba jusqu'au fond du lac...

Chemin

      Voir les deux occurrences inattendues de ce mot à l'hispanisme cheminer.

Chevet

Sur le bord de ton chevet = à ton chevet.

      Dans le tournure suivante, on comprend que chevet est mis pour lit, métonymie très courante en français. Mais ici l'emploi est incorrect parce que l'expression consacrée veut qu'on soit au chevet de, soit à la tête, au bord ou auprès du lit, ou de la personne qui y repose, d'où il suit qu'on ne peut être au bord du... chevet ! À remarquer qu'en français l'expression se trouve dans tous nos dictionnaires, tandis qu'on ne la trouve pas dans les dictionnaires courants de l'espagnol. Et, si Garnier l'enregistre, c'est en précisant qu'elle est d'origine française : asistir, o estar a la cabecera del enfermo, se trouver ou être au chevet du malade.

5.2 (P 1869, p. 237: 20) ... quand tu entameras des discussions philosophiques avec l'agonie sur le bord de ton chevet... et peut-être même à la fin de cette strophe.

      Voir l'analyse de l'ensemble des emplois du vocable dans les Chants au fichier des vocables sans correspondants exacts en français.

Chômer

Chômer n'a pas de correspondant en castillan. Son équivalent est une périphrase, estar en paro, estar parado (être en arrêt [de travail]). D'où la formulation fautive d'Isidore Ducasse qui ne connaît pas le sens du vocable français.

6.7 (P 1869, p. 313: 22) [Aghone va démolir la niche de la chienne à coup de marteau]. Je me mis, sur-le-champ, à l'oeuvre de démolition, et les passants purent croire, pour peu qu'ils eussent de l'imagination, que le travail ne chômait pas chez nous. — Il faudrait lire soit, le travail ne manquait pas chez nous, soit, on ne chômait pas chez nous.

Claie

Claie. Les corps de ceux que l'on conduit à l'exécution et, ensuite, leurs cadavres sont traînés sur la claie, expression qui se dit aussi au sens figuré (traîner dans la boue; Álvarez : arrastrar por el lodo). Il n'y a rien de fautif, bien sûr, à menacer quelqu'un de l'attacher à la (mais pas une) claie : c'est se proposer de le clouer au piloris (Serrat : atado a una picota). La tournure est toutefois inattendue.

3.5 (P 1869, p. 178: 5) Il a dit qu'il fallait m'attacher à une claie, à cause de mes fautes innombrables; me faire brûler à petit feu dans un brasier ardent, pour me jeter ensuite dans la mer, si toutefois la mer voudrait me recevoir.

Claquemurer

Claquemurer. Le vocable n'a pas de correspondant, ni même d'équivalent en espagnol. Comme Ducasse l'emploie deux fois dans les Chants, une fois à contresens et une fois correctement, il est possible que la première occurrence soit une tournure de style artiste appliquant à la chambre ce qui convient au personnage. Ce serait alors un amusant jeu de mot. Mais le résultat n'en est pas moins fautif, puisqu'une chambre n'est pas claquemurée : on est claquemuré dans une chambre, enfermé étroitement. L'expression, si elle est fautive, rejoint toutefois l'étymologie, puisqu'elle vient (au XVIIe siècle) de la tournure, à claquemur, à l'étroit entre les murs d'une pièce (au point qu'ils claquent).

3.5 (P 1869, p. 168: 26) Il m'abandonne, dans cette chambre claquemurée, après s'être enveloppé dans les bras d'une femme.

      Comparer :
4.1 (P 1869, p. 185: 16) L'homme et moi, claquemurés dans les limites de notre intelligence...

Colonne

Colonne. Voir pilier.

Comble (sur le combe)

Sur le comble = sous les combles (sur le plafond du toit, techo [plafond et/ou toit], dans le grenier, sous les combles). S'il est assez naturel de comprendre « au sommet » du château — italien : sul sommo (Ivos Margoni); anglais : at the top of a castle (Guy Wernham); espagnol, en lo más alto de un castillo (Álverez) —, la poutre va se retrouver à sa place, du moins dans la même position, « au fond du manoir ». Cet emploi illustre non un hispanisme, mais la faute de l'hispanophone (et propre à l'espagnol), qui confond les deux sens de techo (plafond et toit) et les appliquent mal aux combles, met le singulier pour le pluriel et évalue incorrectement le sens du synonyme. Les combles, sous les combles, cela correspond à l'espagnol desván (= grenier); en français, dans un sens plus technique, les combles désignent à ce qui soutient le toit; le comble s'emploie au singulier dans le vocabulaire spécialisé de l'architecture pour désigner la toiture (mais jamais dans le langage courant) — et c'est le sens qui conviendrait (mais pas dans le contexte, car si la poutre apparaissait sur le toit, elle serait au grand vent, bien loin des toiles d'araignée...); en revanche, l'espagnol colmo (peu usité, du latin culmus) traduit proprement le toit de chaume et par métonymie le toit (d'une chaumière); or, comble et colmo (tout les deux du latin cumulus, très courant en espagnol celui-là, autant qu'en français) sont des équivalents du langage familier (c'est le comble, au comble de, etc.). Les traductions littérales par (sobre, en el) techumbre de un castillo (Gomez, Pellegrini et Alonso) doivent reproduire l'incorrection (techo, cubierta de una casa).

6.10 (P 1869, p. 327: 4) Alors, une poutre séculaire, placée sur le comble d'un château, se releva de toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à grands cris.

Compliquer (compliquer le danger)

Compliquer le danger. En français comme en espagnol, une situation se complique et un danger s'aggrave, mais on ne saurait compliquer un danger. En revanche, on peut dire en espagnol : la situación de peligro se complica (Félix Carrasco).

6.3 (P 1869, p. 292: 7) Mais, dans le cas qui nous préoccupe actuellement, Mervyn complique encore le danger par sa propre ignorance.

Complot

Complot. Le mot existe aussi en espagnol et désigne au sens strict une conspiration politique, mais il s'emploie également, dans le discours familier, pour désigner ce qu'on nomme encore couramment en espagnol la confabulación, confabulation, le mot étant à peu près disparu du français moderne (au XVIIe siècle, déjà, il désigne l'entretien familier (Furetière), mais c'est un mot bas et burelesque) : dénigrer + nuire, soit le fait pour deux ou plusieurs personnes de parler en mal d'un tiers jusqu'au point de s'entendre pour lui nuire.

4.3 (P 1869, p. 201: 2) Elles résolurent, par un complot [= d'un commun accord, entre elles], de le suspendre à une potence, préparée d'avance, dans quelque parage non fréquenté...

Résoudre par un complot, comploter = se concerter, agir de concert (confabularse) : l'hispanisme est à la source de l'incorrection, ce qui est moins évident, mais encore certainement le cas de l'occurrence suivante.

5.4 (P 1869, p. 252: 9) Ô misérable ! as-tu attendu jusqu'à cette heure pour entendre les murmures et les complots qui, s'élevant simultanément de la surface des sphères, viennent raser d'une aile farouche les rebords papillacés de ton destructible tympan ? [Ces complots, synonyme de murmures, étant ou devant être entendus du Créteur, cela correspond bien à un hispanisme, complots mis pour confabulaciones; le mot attendu dans le contexte en français est protestations].

Connaissance

Connaissance = ayant connaissance que, sachant que. Connaissance et conocimiento recouvrent les mêmes emplois. Les deux traducteurs qui reproduisent et traduisent en variante ce fragment, Álvarez et Serrat, corrigent : sabiendo que, jouant sur les deux sens du gérondif et du participe, soit (en) sachant que.

1.13, v. (69) (P 1868, p. 30: 40) Il va mourir dans la connaissance que tu ne l'as pas aimé.

Contraindre

Contraindre = restreindre, empêcher de faire quelque chose, forcer à se contraindre. L'emploi absolu du verbe (notamment comme transitif direct) était courant en français classique, mais il est disparu du français moderne. En espagnol, constreñir (las normas constriñen la espontaneidad) s'emploie de la même manière qu'on l'utilise à la forme pronominale, en espagnol comme en français : se contraindre (je me contrains devant lui); mais il est assez peu probable qu'il s'agisse d'un hispanisme. En tout cas les traductions espagnoles donnent une infinitive : le droit de te faire obstacle (a ponerte obstáculos, Gómez), de t'arrêter (Pellegrini), de te réprimer (Álvarez), de t'en empêcher (Serrat).

5.7 (P 1869, p. 269: 15) Cependant, je me rappelle vaguement que je t'ai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur l'éclosion de la poitrine, et de là jusqu'à la peau qui recouvre mon visage; que par conséquent, je n'ai pas le droit de te contraindre.

Coupé en deux

Coupé en deux = plié (doblar), fléchi, courbé, prostré, etc. Comme on le voit à cette série synonymique, il ne s'agit pas d'un hispanisme, mais d'une incorrection de l'hispanophone qui rend doblar en dos par couper en deux.

4.1 (P 1869, p. 184: 28) Coupé en deux par la bise, le matelot, après avoir fait son quart de nuit, s'empresse de regagner son hamac...

Couteau

Couteau mis pour canif.

Creusant (imaginations creusantes)

Imaginations creusantes. Creuses ou profondes ? Les imaginations « qui creusent ». L'expression, très étrange en français, ne paraît pas correspondre à un hispanisme. En français comme en espagnol on peut approfondir ou creuser une question (profundizar, ahondar en una cuestión); creux, hueco se disent de même du langage, du style, d'un texte.

P1 (P 1870 I, p. 6: 12) Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans...

Davantage

Davantage = mieux.

4.7  (P 1869, p. 218: 4) Hélas ! je voudrais dérouler mes raisonnements et mes comparaisons lentement [...] pour que chacun comprenne davantage, sinon mon épouvante, du moins ma stupéfaction...

      L'adverbe, employé 31 fois dans les Chants, l'est toujours au sens de plus, sauf ici où il est incorrectement mis pour le superlatif, mieux. Et cela est d'autant plus surprenant qu'on le trouve deux autres fois dans la strophe (p. 217: 10 et 222: 3).

      La seule autre occurrence surprenante de l'adverbe est tout à fait correcte (en plus d'être une réussite) :
1.8 (P 1869, p. 20: 18) Je suis fils de l'homme et de la femme, d'après ce qu'on m'a dit. Ça m'étonne... je croyais être davantage !

Découler

Découler = couler : la forme de+colar n'existe pas en espagnol.

2.15 (P 1869, p. 132: 17) ... continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse à l'homme, et les grandes lèvres du vagin d'ombre, d'où découlent, sans cesse, comme un fleuve, d'immenses spermatozoïdes ténébreux...

6.2 (P 1869, p. 287: 14) Gentlemen simples et majestueux [les sauvages], leur bouche gracieuse ennoblit tout ce qui découle de leurs lèvres tatouées.

      Mais :
2.15 (P 1869, p. 132: 12) ... essuyant une furtive larme de compassion, qui coule de sa paupière glacée, il s'écrie...
5.5 (P 1869, p. 257: 9) Une salive saumâtre coule de ma bouche, je ne sais pas pourquoi.

      Par ailleurs, le sang coule toujours (4 occurrences), les larmes aussi (1 occ.).

      En revanche, étrangement, couler bas = couler à pic, qui se traduit justement : irse a pique, echar a pique (envoyer par le fond) :
2.13 (P 1869, p. 126: 10) Ils se prirent à bras-le-corps, deux par deux, trois par trois; c'était le moyen de ne pas sauver leur vie; car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et ils coulaient bas comme des cruches percées... Quelle est cette armée...

      Au sens logique, le mot se trouve une fois dans les Poésies :
P1 (P 1870, I, p. 13: 20) Si l'on se rappelle la vérité d'où découlent toutes les autres...

Dénoncer

Dénoncer = accuser.

4.8 (P 1869, p. 226: 22) [La conscience]. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer. Mais c'est moi-même qui parle.

      Seule et unique occurrence du vocable dans les Chants. Or, cet emploi ne convient pas, car dénoncer, la dénonciation, implique un tiers, ce qui n'est évidemment pas le cas ici. Le vocable qui convient est accuser, accusation. Le plus curieux est que tous les traducteurs sans exception traduisent littéralement, denunciarme. J'en déduisais qu'il s'agit d'un hispanisme, mais aucun dictionnaire le confirme.

Définitivement

Définitivement = en définitive, finalement (comme en castillan, en definitiva).

2.11 (P 1869, p. 111: 18) Elle tourbillonne, pendant quelques instants, et s'enfonce définitivement dans les eaux bourbeuses.

      « Definitivamente = decisivamente, resolutivamente » (Academia). Je ne pense pas toutefois qu'on puisse voir là un hispanisme.

Dernière, agonie dernière

L'agonie dernière. L'agonie peut être brève ou longue, mais elle est forcément unique. L'expression paraît construite sur l'inversion « heure dernière » qui vient à l'ouverture de cette strophe 1.10 (p. 32: 17) et se trouvera encore à la strophe 2.13 (p. 124: 8).

1.10 (P 1869, p. 33: 11) Que le vent [...], quelques moments avant l'agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma mort.

Dérouter

Dérouter. Il est possible que ces curieux emplois du verbe viennent d'abord d'inversions de style artiste, car l'emploi du mot est tout à fait légitime dans le contexte plus large où il est employé (et déjouer a trois emplois corrects dans les Chants); mais le résultat, lui, est évidemment incorrect en français où dérouter n'a pas le sens de déjouer ou de se jouer de. Pas plus que le correspondant du vocable en castillan (descaminar, égarer ou dévoyer).

2.10 (P 1869, p. 104: 14) [La prudence]. Je m'en servis pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel... — On peut certes dérouter un ennemi et dans plusieurs sens, concrètement et abstraitement; en revanche, on déjoue ses ruses, les ruses d'un ennemi.

3.1 (P 1869, p. 145: 25) ... les sphinx qui déroutent, avec un oeil oblique, les grandes angoisses de l'intelligence des mortels. — Les énigmes déroutent les mortels ou l'intelligence des mortels, mais certainement pas leurs angoisses, au contraire.

6.2 (P 1869, p. 285: 28) ... une véritable armée d'agents et d'espions était continuellement à ses trousses. Sans, cependant, parvenir à le rencontrer. Tant son habileté renversante déroutait, avec un suprême chic, les ruses les plus indiscutables au point de vue de leur succès, et l'ordonnance de la plus savante méditation. — Il est clair que le verbe s'explique fort bien dans l'ensemble du contexte (Maldoror déroute la police, ses agents et ses espions), mais pas dans la phrase où il est encore mis pour déjouer (il déroute la police parce qu'il déjoue ses ruses).

      Les trois occurrences de déjouer :
2.11 (P 1869, p. 112: 8) La lampe : elle déjouait ces vains efforts, échappait à toutes les poursuites...
2.13 (P 1869, p. 127: 5) La femelle du requin : trois requins vivants l'entourent encore, et elle est obligée de tourner en tous sens, pour déjouer leurs manoeuvres.
4.4 (P 1869, p. 203: 16) ... quand un parti déjoue complètement les ruses de l'autre...

Douleur

Avec douleur = avec peine, difficilement (con dolor).

5.7 (p. 269: 28) Il ne dit plus rien, et se résigne avec douleur; car, pour lui le serment est sacré. — Sans être un hispanisme, con dolor (douloureusement), convient dans ce contexte, même si l'on dirait plutôt, con pena, comme en français.

Durable

Durable = permanent, immuable (perdurable). Cet emploi ne correspond donc pas à duradera, comme on le traduit littéralement en espagnol, mais bien à perdurable (Álverez) ou encore à persistente (Pellegrini).

5.2 (P 1869, p. 239: 12) [L'homme à tête de pélican]. ... je le contemplais dans sa métamorphose durable ! — Sa métamorphose est définitive. Durable n'a pas ce sens, ni en français ni en castillan.

      Il est pourtant employé correctement plus loin :
6.8 (P 1869, p. 319: 10) Viens donc... viens faire une paix durable avec ton ancien maître; il te recevra comme un fils égaré...

Ébranler

Ébranler = branler ?, lancer. L'emploi de ce mot pourrait s'expliquer par l'idée que les porteurs du bélier peuvent s'ébranler, se mettre en marche vers la porte; par le fait qu'il s'agit d'ébranler la porte, etc. Le verbe n'a pas de correspondant en espagnol; si Ducasse pouvait avoir en tête l'action de bambolear, alors l'idée de balloter, puis branler pourrait expliquer l'emploi (lancer répétitivement le bélier contre la porte).

3.5 (P 1869, p. 167: 28) Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brèches énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu'on ébranle contre la porte d'une ville assiégée.

Écaillé

Écaillé = écailleux (escamoso) : écailler, c'est perdre ses écailles ou se détacher par écailles, plus rarement couvrir d'écailles. Être écailleux, c'est avoir des écailles.

3.3 (P 1869, p. 159: 18) Vole à fleur de terre autour de lui, et, avec les coups de ta queue écaillée de serpent, achève-le, si tu peux. Courage, beau dragon...

      Comparer :
3.5 (P 1869, p. 166: 4) ... un homme présentait sa tête à l'ouverture dégagée à moitié, avançait ses épaules, sur lesquelles tombait le plâtre écaillé, faisait suivre, dans cette extraction laborieuse, son corps couvert, de toiles d'araignées.
4.4 (P 1869, p. 202: 20) Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre.

Éclosion

Éclosion (salida del huevo) = naissance (nacimiento).

      Ces deux correspondants ont exactement les mêmes distributions en français et en castillan. On trouve très fréquemment le mot naissance dans les Chants, mais une seule fois le mot éclosion (sans correspondant en castillan), qui ne convient pas pour désigner la naissance de la poitrine. D'ailleurs, qu'est-ce que l'éclosion ou la naissance de la poitrine ? On dit, al nacimiento del pecho, pour désigner la « naissance » des seins (en vision plongeante, pour caractériser le décolleté d'une femme); au masculin, el pecho, désigne bien la poitrine de l'homme, mais plutôt le torse (le vocable éclosion désignerait donc le début ou la naissance du torse).

5.7 (P 1869, p. 269: 13) Cependant, je me rappelle vaguement que je t'ai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur l'éclosion de la (= ma) poitrine, et de là jusqu'à la peau qui recouvre mon visage...

Effeuiller

Effeuiller = émailler.

4.7 (P 1869, p. 217: 27)  J'avertis celui qui me lit qu'il prenne garde à ce qu'il ne se fasse pas une idée vague, et, à plus forte raison fausse, des beautés de littérature que j'effeuille, dans le développement excessivement rapide de mes phrases.

      Le vocable a son correspondant en espagnol, deshojar, qui a exactement le même sens, celui d'enlever ou de perdre ses feuilles et, par extension, ses pétales. Bien entendu, le narrateur n'effeuille rien du tout. Cela dit, Ducasse désigne incorrectement, mais très clairement, l'effet, le résultat ou la conséquence de l'opération, le fait de distribuer ou de répandre les feuilles ou les pétales. Le narrateur émaille donc sa strophe de « beautés de littérature ».

Élever, s'élever

S'élever = se lever. Alors qu'élever pour lever paraît un hispanisme, dans le contexte suivant, il s'agit plutôt d'un lapsus ou d'une incorrection.

2.12 (P 1869, p. 117: 1) ... le flot de mensonges que ta gloriole exige sévèrement de chaque humain, dès que l'aurore s'élève bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de satin du crépuscule...

Empreindre

Empreindre = graver.

4.8 (P 1869, p. 226: 17) Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux étaient encore empreints dans mon imagination... indestructiblement... surtout ses cheveux blonds.

      Empreint, pour, imprimé, gravé, est surprenant, surtout parce que cet emploi est rare en français. En tout cas, ce n'est pas un hispanisme, parce que impreso et grabado sont courants en castillan dans ce sens. En français, le verbe, et surtout le participe adjectif, s'emploie le plus souvent au sens de « plein », aussi bien au sens abstrait que concret, tel qu'on les trouvent tous deux dans les Chants :
6.8 (P 1869, p. 317: 21)  Quand notre héros entendit cette harangue, empreinte d'un sel si profondément comique, il eut de la peine à conserver le sérieux sur la rudesse de ses traits hâlés.
6.10 (P 1869, p. 328: 18)  ... le pont du Carrousel, encore empreint de l'humide rosée de la nuit...

Enfance

En enfance = gâteux. Bien qu'il enregistre être en enfance, le dictionnaire Robert précise que le mot ne s'emploie en ce sens que dans des expressions, soit tomber, retomber, revenir en enfance.

3.5 (P 1869, p. 182: 1) faisant quelques rapides réflexions sur le caractère du Créateur en enfance [...], je fermai les yeux, comme un homme ivre, à la pensée d'avoir un tel être pour ennemi...

Enjamber

Enjamber = traverser. Cruzar la calle, c'est traverser la rue, passer d'un côté à l'autre d'une rue. Traverser, franchir une rue transversale se dira de la même façon, car rien n'indique que le promeneur change de direction au bout de la ruelle où la petite fille s'immobilise, bien au contraire.

2.5 (P 1869, p. 73: 4) Lorsque j'enjambais une autre rue, pour continuer mon chemin, elle s'arrêtait, faisant un violent effort sur elle-même, au terme de cette rue étroite...

Entrelacer (1)

Entrelacer = enlacer; entrelacement = enlacement, étreinte; enlacer dans ses bras = embrasser (estrechar = étreindre, estrechar entre los brazos).

      Voir l'hispanisme entrelacer (2).

      Enlazar (attacher ou relier) n'a jamais le sens d'abrazar (étreindre, embrasser); mais ni entrelazar ni entrelazamiento ne peuvent avoir ce sens, de sorte que l'emploi d'entrelacer au sens d'enlacer n'est pas un hispanisme, mais une incorrection due à l'approximation. Dans la première occurrence, à la strophe 1.6, par exemple, tous les traducteurs en espagnol comprennent qu'il s'agit d'un enlacement, d'une étreinte et donnent abrazado, sauf Ana Alonso qui traduit littéralement entrelazado, ce qui correspond exactement à entrelacer dans le contexte.

1.6 (P 1869, p. 14: 13) Une fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés pendant l'éternité; ne former qu'un seul être, ma bouche collée à ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas complète.

1.13 (P 1869, p. 53: 25) Je t'abhorre autant que je le peux; et je préfère voir un serpent, entrelacé autour de mon cou depuis le commencement des siècles, que non pas tes yeux... Comment !... c'est toi, crapaud !

2.7 (P 1869, p. 86: 5, 6) Mais, ce n'est qu'une vapeur crépusculaire que ses bras entrelacent; et, quand il se réveillera, ses bras ne l'entrelaceront plus. Ne te réveille pas, hermaphrodite; ne te réveille pas encore, je t'en supplie.

2.13 (P 1869, p. 128: 17) Deux cuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau visqueuse du monstre, comme deux sangsues; et, les bras et les nageoires entrelacés autour du corps de l'objet aimé qu'ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientôt plus qu'une masse glauque aux exhalaisons de goëmon...

3.5 (P 1869, p. 180: 5) Il ira cacher sa tristesse dans les bois; mais, le bruissement des feuilles, à travers les clairières, chantera à ses oreilles la ballade du remords; et il s'enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le buisson, le houx et le chardon bleu, ses pas rapides entrelacés [enlacés, au fig. embarrassés] par la souplesse des lianes et les morsures des scorpions.

4.5 (P 1869, p. 211: 12) Je voudrais embrasser tes pieds, mais mes bras n'entrelacent qu'une transparente vapeur.

5.7 (P 1869, p. 279: 10) Il se réveille comme il lui a été ordonné, et voit deux formes célestes disparaître dans les airs, les bras entrelacés.

6.5 (P 1869, p. 305: 16) Prenons patience jusqu'aux premières lueurs du crépuscule matinal, et, dans l'attente du moment qui me jettera dans l'entrelacement hideux de vos bras pestiférés, je m'incline humblement à vos genoux, que je presse.

6.7 (P 1869, p. 313: 17) Comme nous ne pouvions les sortir de cet endroit, car, retenez bien ceci, elles étaient étroitement entrelacées ensemble, j'allai chercher dans l'atelier un marteau, pour briser la demeure canine. — À remarquer le pléonasme qui redouble l'incorrection, entrelacées ensemble

Escarpé

Escarpé = difficile. Isidore Ducasse n'a pas trouvé l'« épithète propre » comme il vient pourtant de le faire difficilement pour les substantifs pilier et baobab ! En effet, une pente, un chemin ou un sentier escarpé est difficile et c'est alors un sentier difficile, rude, etc. Mais l'adjectif déterminatif escarpé n'est pas un synonyme de ces adjectifs qualificatifs.

4.2 (P 1869, p. 188: 16) ... cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocéros, afin de se reposer de temps en temps d'un travail trop escarpé.

Espace

Espace. Voilà un mot qui fait partie du vocabulaire caractéristique des Chants, par son contenu thématique du moins, mais également pour son utilisation stylistique très particulière dans cette épopée intersidérale. Déjà, dans la première strophe, la volée de grues se déploie dans l'espace (1.1, p. 6: 25, cf. n. 4 [2].

      Toutefois, à la seconde strophe (et dans cette seule occurrence), le mot est mis pour atmosphère :

1.2 (P 1869, p. 7: 20) Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé comme de parfums et d'encens...

      Cet emploi est vraiment curieux et je n'en trouve pas d'explication. La faute est d'autant plus évidente que le même contexte se retrouve correctement rédigé plusieurs fois :

2.2 (P 1869, p. 65: 14) Ces bandelettes m'embêtent, et l'atmosphère de ma chambre respire le sang...
3.2 (P 1869, p. 152: 12) Quand elle me parlait des tombes du cimetière, en me disant qu'on respirait dans cette atmosphère les agréables parfums des cyprès et des immortelles, je me gardai de la contredire; mais, je lui disais que...
6.5 (P 1869, p. 298: 16) Plein d'angoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer les senteurs de l'atmosphère...

    On peut du moins se réjouir du fait que la faute participe d'une thématique originale qui n'est même pas encore en place à la seconde strophe ! (où l'on passe pourtant de l'air aux cieux). C'est sûrement ce que l'on appelle le génie...

Étonner, s'étonner

M'étonne = me surprend, négativement (asombrarme).

      S'étonner correspond assez rigoureusement à asombrarse. Les deux mots emportent toutefois chacun une part de leur étymologie, puisque les verbes et les substantifs dont ils sont formés sont toujours vivants, le tonnerre d'un côté, l'ombre de l'autre, de telle sorte que l'étonnement en français généralement secoue de surprise, tandis que l'asombro en espagnol attriste (sauf probablement dans les cas où la surprise se perd dans l'admiration). Aussi, parmi de très nombreux emplois corrects d'étonner dans les Chants, le suivant ne convient pas, tandis que son correspondant est tout à fait attendu en castillan.

1.13 (P 1869, p. 55: 28) Pourquoi avoir ce caractère qui m'étonne ? (ese carácter que me asombra).

Excursion

Excursion = incursion. L'espagnol, comme le français, distingue escursión et incursión.

4.4 (P 1869, p. 205: 16) Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions jusqu'aux murailles du ciel, à la tête d'une légion d'assassins...

      La faute ne peut passer pour une coquille et être corrigée, parce que, à l'exception des trois traducteurs en anglais (sortie, venture et foray), tous les autres, sauf Méndez, reproduisent l'évidente incorrection.

Fauve

Fauve = féroce (fiero), bête fauve = fauve, bête sauvage (fiera).

      Si les regards fauves de la strophe 2.15 peuvent être le produit d'un hispanophone, cf. n. (a), l'emploi de bête fauve pour bête sauvage est plus proche de l'incorrection que de l'hispanisme, imprécision ou confusion, puisque le fauve désigne en français les animaux de couleur fauve, les bêtes fauves, le plus souvent les félins sauvages et féroces (lion, tigre, etc.). Si fauve (bas latin falvus, du germanique falwa, couleur fauve) et fiero et fiera (du latin ferus, sauvage) n'ont pas du tout la même origine, ils ont à peu près le même sens lorsqu'ils s'appliquent aux fauves.

2.4 (P 1869, p. 72: 8) Ma poésie ne consistera qu'à attaquer, par tous les moyens, l'homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n'aurait pas dû engendrer une pareille vermine.

Froideur

Froideur. Soit les trois contextes du mot dans les Chants.

2.10 (P 1869, p. 100: 12) [Ô mathématiques]. Il y avait du vague dans mon esprit, [...] vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique implacable. — Pour excessive, extrême froideur.

2.10 (P 1869, p. 104: 6) Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion.

6.5 (P 1869, p. 303: 9) Car, comment concilier la froideur de vos syllogismes avec la passion qui s'en dégage ?

      Comme on le voit à cette troisième occurrence, la froideur est bien la qualité que Ducasse reconnaît à la raison lorsqu'il l'oppose à la passion. Cela n'empêche pas que le mot soit très surprenant dans le contexte de la strophe 2.10, s'agissant de la première qualité des mathématiques, celle de l'arithmétique. La cause en est que la froideur est un vocable péjoratif (plus encore d'ailleurs en espagnol qu'en français, là où il désigne couramment la frigidité dans les rapports sexuels). Il est probable que la cause en vienne de son premier emploi où « excessive » serait mis pour « extrême », soit d'abord l'excessive froideur (et non la froideur excessive), l'extrême froideur, le tout entendu au sens superlatif de très grand, d'immense ou de profond détachement. En tout cas, c'est le sens du vocable dans ce contexte.

      À l'inverse, ce ne sera pas de la psychologie à deux sous de penser que la froideur puisse être perçue positivement par l'« homme », qui se fait un point d'honneur de cacher ses sentiments. Ce serait alors un bel exemple d'« hispanisme » !

Funéraire

Funéraire = mortuaire, funèbre. La même distinction existe en castillan. Funéraire se rapporte au funéraille, mortuaire concerne la mort et funèbre connote l'atmosphère qui entoure ces événements.

1.10 (P 1869, p. 32: 23) On ne me verra pas, à mon heure dernière (j'écris ceci sur mon lit de mort), entouré de prêtres. [...] Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ?

      L'impact de la figure est net : le mourant se considère déjà mort et l'adjectif funéraire confère à sa chambre une solennité vraiment remarquable, de la part de celui qui agonise.

5.6 (P 1869, p. 261: 5) Silence ! il passe un cortège funéraire à côté de vous. — Le « cortège funèbre » est presque un syntagme figé en français, exactement comme cortejo fúnebre !

    L'emploi est adéquat dans le cas suivant.
1.12 (P 1869, p. 51: 18) Que de fois, en même temps qu'elle, j'ai vu défiler, devant moi, les bières funéraires, contenant des os bientôt plus vermoulus que le revers de ma porte, contre laquelle je m'appuyai.
— Évidemment, ce qui est funéraire est également mortuaire :
5.6 (P 1869, p. 262: 21) Les grillons et les crapauds suivent à quelques pas la fête mortuaire; eux, aussi, n'ignorent pas que leur modeste présence aux funérailles de quiconque leur sera un jour comptée.

Glaçon

Glaçon = glacier, banquise ou glaces (au pluriel). Comme on le voit au premier exemple, glaçon polaire (hielo, témpano), les Anglais s'y connaissent un peu mieux que les autres, question glaces (ice, Knight), glacier (Wernham) et banquise (ice-floe, Lykiard). On dit aussi les glaces polaires. En réalité, des équivalents se trouvent facilement en castillan, glaciar et helero; aussi l'emploi de glaçon pour témpano n'est-il pas un hispanisme (témpano : du latin tympanum, « tambour », « panneau », d'où l'emprunt français tympan, sans rapport évident avec des plaques ou étendues de glace).

2.7 (P 1869, p. 84: 26) ... kla dignité que donnent à l'homme les voyages sur les terres lointaines et les mers inexplorées, au milieu des glaçons polaires...

4.1 (P 1869, p. 184: 13) Je compare le bourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant des glaçons, précipités les uns contre les autres, pendant la débâcle des mers polaires.

Humanitaire

Humanitaire = humain. En fait, l'incorrection n'est pas loin d'être un hispanisme. On peut lire, será humanitario y no sentirán nada, ce sera humain et vous ne sentirez rien (Reverso). En français, on distingue nettement humain (latin, humanus) et humanitaire (dérivé d'humanité, humanitas), qui n'apparaît pourtant qu'en 1836, chez Musset). Le castillan l'emprunte au français, mais le doublet n'est jamais très net et, souvent, humano s'emploie pour humanitario. En fait, humanitario est très proche de l'adjectif humano, tandis qu'humain, qui s'emploie aussi en ce sens (un patron humain pour ses employés), ne commute jamais avec humanitaire. D'où l'incorrection qu'on rencontre une fois dans les Chants.

6.2 (P 1869, p. 286: 25 Il n'est pas facile de faire périr entièrement les hommes, et les lois sont là; mais, on peut, avec de la patience, exterminer, une par une, les fourmis humanitaires.

Image

Image = idée, rappel, souvenir. Le sens du mot est parfaitement clair dans le contexte. Le vocable n'est pas un hispanisme, même si les traducteurs le reprennent, imagen (sauf Gómez et Pellegrini, qui ont correctement traduit, ricuerdo). L'« incorrection » ne s'explique pas, sauf d'un point de vue poétique, car le vocable connote l'imaginaire et participe au thème du motif oublié, essentiel au développement narratif de la strophe. Maldoror ne sait plus, ni pourquoi ni comment, il laisse l'araignée le torturer depuis dix ans. C'est une puissante promesse dont l'image s'est perdue...

5.7 (P 1869, p. 269: 27) Il a résolu de ne pas fermer les yeux, afin d'attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaque fois ne prend-il pas la même résolution, et n'est-elle pas toujours détruite par l'inexplicable image de sa promesse fatale ?

Impérieux

Impérieux = imposant.

      L'adjectif ne conviendrait que si l'archange présentait un air pugnace, alors que c'est tout le contraire, avec un « air plein d'inexpérience ». Mais le problème ici ne tient pas à la faute de rédaction, mais à un éventuel hispanisme. La majorité des traducteurs, cinq (Gómez, Saad, Álvarez, Alonso et Méndez) traduisent, « littéralement », imperioso, tandis que Pellegrini et Sernat donnent altanero et, Pariente, riguroso — et ce sont eux qui ont raison. En effet, impérieux et imperioso ne s'appliquent pas à des personnes, mais à leur comportement et, surtout, à leurs discours, au ton de leur discours. Me habló en un tomo imperioso y tajante (Clave); y dijo con acento imperioso que nadie saliera de alli (Planera) : comme en français, d'un ton impérieux. Autrement, l'adjectif ne s'emploie que pour qualifier une personne, une chose, un sentiment, etc., très vif, qui s'impose immédiatement (cf. Bénac).

6.8 (P 1869, p. 316: 26) Nous verrons, à oeuvre, s'il est aussi impérieux qu'il en a l'air... — L'incorrection et la contradiction ne s'expliquent pas. Il est difficile d'imaginer que Maldoror prête à l'archange un air... impérial.

      La première occurrence de l'adjectif était pourtant régulière, mais dans le second de ses sens :
5.4 (P 1869, p. 253: 7) Mais, quand la fatigue impérieuse t'ordonnera d'arrêter ta marche devant les dalles de mon palais [...] fais attention...

Inaperçu

Inaperçu = invisible.

2.11 (P 1869, p. 107: 6) Et, quand je me retire après avoir blasphémé, tu redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d'avoir accompli un acte de justice.

      Il s'agit d'un emprunt à Lamartine. Voir la note (g) de la strophe 2.11.

Incliner

Incliner vers l'arrière = jeter, rejeter en arrière.

1.6 (P 1869, p. 12: 2) Oh ! comme il est doux d'arracher brutalement de son lit un enfant qui n'a rien encore sur la lèvre supérieure, et, avec les yeux très ouverts, de faire semblant de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses beaux cheveux !

Infini

Infini = extraordinaire.

2.2 (P 1869, p. 64: 5) Le résultat n'est pas infini [c'est seulement quatre chemises et deux mouchoirs tachés de sang].

      Ce n'est pas un hispanisme, car les traducteurs ne savent pas mieux que nous comment interpréter l'adjectif (fabuloso, excesivo ou tout bonnement gran cosa, pas grand-chose !). Le vocable n'a pas d'autres occurrences dans les Chants en ce sens inadéquat.

Insultant

Insultant. La seule occurrence du vocable dans les Chants ne convient manifestement pas. D'abord parce que l'adjectif ne peut s'appliquer à un cauchemar, ensuite l'« insulte », dans le contexte, ne peut faire reculer le personnage. Je crois que le mot est mis pour, terrifiant.

6.7 (P 1869, p. 315: 4) Alors le fou recula de quelques pas, comme s'il était la proie d'un insultant cauchemar...

Intelligence

Intelligence = sensibilité (à la faveur d'intelectualizar, d'où intelectualización). Les correspondants français, intellectualiser et intellectualisation, ne recoupent pas les deux sens du verbe en castillan, « intellectualiser », comme en français, mais également « donner des caractéristiques intellectuelles », « les acquérir ». D'où l'emploi deux fois et deux fois seulement d'intelligence pour sensibilité, à la strophe 5.1. Il ne s'agit pas, à proprement parler d'un hispanisme, car inteligencia n'a pas ce sens en espagnol.

5.1 (P 1869, p. 232: 22) Toi, de même, ne fais pas attention à la manière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais, sois persuadé que les accents fondamentaux de la poésie n'en conservent pas moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. — Sur ma manière de chanter, ma performance, ma sensibilité.

5.1 (P 1869, p. 234: 5) Si tu as un penchant marqué pour le caramel (admirable farce de la nature), personne ne le concevra comme un crime; mais, ceux dont l'intelligence, plus énergique et capable de plus grandes choses, préfère le poivre et l'arsenic...

Interrogation

Interrogation = question. L'interrogation comprend plusieurs questions, sauf si le vocable désigne l'interrogatoire (la question d'examen, lors de l'interrogation des écoliers, par exemple). Le castillan connaît exactement la même distinction, pregunta et interrogación. L'emploi d'interrogation pour question n'est donc pas un hispanisme et si, dans les deux premiers contextes, trois et quatre traducteurs sur sept (respectivement) répètent l'incorrection, c'est parce qu'ils sont entraînés par le texte français. En revanche, en 6.3, tous les traducteurs, sauf un (Álverez), reprennent littéralement interrogaciones, les « restrictives interrogations » désignant les quatre phrases interrogatives qui précèdent. Mais leur interprétation est incorrecte, à cause de l'emploi du mot au pluriel, désignant bien quatre restrictives questions.

4.5 (P 1869, p. 206: 12) Quand je place sur mon coeur cette interrogation délirante et muette, c'est moins pour la majesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style se conduit de la sorte.

5.5 (P 1869, p. 255: 14) Ce n'est pas une interrogation que je vous pose; car, depuis que je fréquente en observateur la sublimité de vos intelligences grandioses, je sais à quoi m'en tenir.

6.3 (P 1869, p. 290: 26) Ce serait bien peu connaître sa profession d'écrivain à sensation, que de ne pas, au moins, mettre en avant, les restrictives interrogations après lesquelles arrive immédiatement la phrase que je suis sur le point de terminer.

Investigation

À la première investigation = à première vue. Mais l'expression pourrait être un hispanisme, soit, littéralement, dans un premier examen, après une première recherche.

5.2 (P 1869, p. 242: 15) [La femme réduite en pâte]. ... (il n'est pas maintenant question de savoir si l'on ne croirait pas, à la première investigation, que ce corps ait été augmenté d'une quantité notable de densité plutôt par l'engrenage de deux fortes roues que par les effets de ma passion fougeuse)...

Irréconciliable

Irréconciliable = irréductible, inexorable, inflexible, etc. En français comme en espagnol, irréconciliable caractérise l'opposition de personnes ou d'idées, par exemple, deux hommes politiques ou deux pensées politiques.

5.3 (P 1869, p. 245: 20) Depuis l'imprononçable jour de ma naissance, j'ai voué aux planches somnifères une haine irréconciliable.

Lot

Lot = sort (suerte). Sort est d'emploi courant et correct dans les Chants. S'il ne vient pas ici, c'est probablement parce que l'hispanophone craint le faux ami, le mot sonnant comme son équivalent en castillan dans ce contexte (suerte, la chance, le destin, ce qui nous est destiné).

1.11 (P 1869, p. 35: 22) Nous n'avons pas à nous plaindre de notre lot sur cette terre.

      Comme le lot implique un partage et qu'il est bien approprié à l'héritage, il vient donc naturellement dans le contexte suivant, la seconde occurrence du mot dans les Chants.
5.3 (P 1869, p. 245: 9) Je ne connais pas ce que c'est que le rire, c'est vrai, ne l'ayant jamais éprouvé par moi-même. Cependant [...] cet homme-là existe ? Ce qu'aucun ne souhaiterait pour sa propre existence, m'a été échu par un lot inégal.

Mâcher

Mâcher = sucer.

3.4 (P 1869, p. 162: 23) Il était soûl ! Horriblement soûl ! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuit trois tonneaux de sang !

      Ni moi, ni les traducteurs, si je puis dire, ne comprenons l'utilisation du verbe mâcher pour sucer, boire, ingurgiter, etc. Le castillan connaît le même doublet que le français, mascar et masticar, et aucun de leurs emplois ne saurait s'appliquer dans ce contexte, pas même le sens abstrait de « ruminer » que peut prendre masticar, puisqu'on a ici une action concrète.

Maladie (1)

Maladie = indisposition, malaise, mal (dolencia) — douleur : on trouvera facilement l'intensif qui conviendrait. L'auteur désignera objectivement lui-même cet état plus bas, avec le mot neutre, douleur (p. 184: 17). Il ne s'agit pas d'un hispanisme, mais d'une incorrection du bilingue qui cherche ses mots dans cette phrase — cf. la n. (d). Avoir les yeux abîmés par de longues méditations, cela ne correspond manifestement pas à une maladie, comme le rendent pourtant tous les traducteurs (enfermedad, qui est le mot générique des synonymes, traduisant littéralement le français maladie). L'incorrection s'explique du fait que le mot que doit avoir Ducasse à l'esprit, dolencia (qui appelle donc plus bas douleur), ou encore achaque, n'a aucun correspondant en français (mais de très nombreux équivalents, bien entendu), alors que dolencia désigne aussi la maladie.

4.1 (P 1869, p. 183: 15) Je connais, je conçois une maladie plus terrible que les yeux gonflés par les longues méditations sur le caractère étrange de l'homme : mais, je la cherche encore... et je n'ai pas pu la trouver !

      Paradoxalement, l'auteur n'a pas le couple maladie/enfermedad à l'esprit, car autrement il n'aurait pas produit cette incorrection; pourtant partout ailleurs (et même une fois, en 4.7, dans une acception que ne connaît pas le français), maladie est correctement employé pour enfermedad :
1.5 (P 1869, p. 11: 9) ... la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes.
1.10 (P 1869, p. 35: 7) [Alors qu'il se croyait à l'article de la mort]. ... je m'aperçois, en effet, que ce n'était malheureusement qu'une maladie passagère, et je me sens avec dégoût renaître à la vie.
3.5 (P 1869, p. 177: 5) [Les nonnes sont] devenues folles d'indignation, mais, non assez, pour ne pas se rappeler la cause qui engendra cette maladie, dans leur cerveau...
4.4 (P 1869, p. 204: 21) ... sachez que l'homme, quand il a su que j'avais fait voeu de vivre avec la maladie et l'immobilité jusqu'à ce que j'eusse vaincu le Créateur [il lui enfonça un glaive entre les deux épaules].
4.8 (P 1869, p. 227: 21) Il existe plus d'un être humain qui a vu des têtes chauves : la vieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prises séparément) expliquent ce phénomène...
4.8 (P 1869, p. 227: 25) ... je l'interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie, la douleur.
5.5 (P 1869, p. 254: 19) [Le narrateur n'accablera pas les pédérastes]. Il suffit que les maladies honteuses, et presque incurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquable châtiment.
5.6 (P 1869, p. 267: 17) ... celui-ci, que la maladie força de ne connaître que les premières phases de la vie, et que la fosse vient de recevoir dans son sein...

Malédiction

Malédiction = méchanceté. Si les malheurs peuvent être le résultat de malédictions, celles-ci peuvent être le fait de méchanceté (ce sont dans les contextes suivants, en effet, le fruit des malédictions du Créateur envers ses créatures), de sorte qu'un mot est mis pour l'autre, malédictions pour méchancetés. Du coup, la phrase en devient chaque fois parfaitement claire.

1.13 (P 1869, p. 55: 23) Ô triste reste d'une intelligence immortelle, que Dieu avait créée avec tant d'amour ! Tu n'as engendré que des malédictions, plus affreuses que la vue de panthères affamées !

2.12 (P 1869, p. 115: 25) ... je sais aussi que la constance n'a pas fixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon de sa demeure éternelle, et que tu retombes assez souvent, toi et tes pensées, recouvertes de la lèpre noire de l'erreur, dans le lac funèbre des sombres malédictions. Je veux croire que celles-ci sont inconscientes (quoiqu'elles n'en renferment pas moins leur venin fatal)... Voir la n. (i) de cette strophe.

      En revanche, le mot est aussi employé deux fois dans son sens strict, d'ailleurs longuement commenté, dans le premier de ces passages :
3.3 (P 1869, p. 161: 20) Voyez, voyez, dans le lointain, cet homme qui s'enfuit. Sur lui, terre excellente, la malédiction a poussé son feuillage touffu; il est maudit et il maudit. Où portes-tu tes sandales ? Où t'en vas-tu, hésitant comme un somnambule, au-dessus d'un toit ? Que ta destinée perverse s'accomplisse ! Maldoror, adieu ! Adieu, jusqu'à l'éternité, où nous ne nous retrouverons pas ensemble !
5.3 (P 1869, p. 247: 16) Un implacable scalpel en scrute les broussailles épaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction; car, le voile de sa pudeur reçoit de cruelles déchirures.

Marcher

Marcher = se déplacer (andar). Certes, marcher peut s'employer au sens d'avancer en français, mais toujours abstraitement (une affaire marche). Le castillan, lui, emploie andar au sens de caminar, concrètement. Par exemple, los planetas andan (Saturne). Cela donne l'emploi suivant, très surprenant en français, surtout après l'hispanisme se mouvoir.

3.5 (P 1869, p. 167: 24) Ce bâton se mouvait ! Il marchait dans la chambre !

      Comparer avec l'emploi abstrait :
5.1 (P 1869, p. 234: 2) Il y a d'autres axiomes aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le tien.

Mesure, faire bonne mesure

Faire bonne mesure = faire bonne figure. Ni l'une ni l'autre des deux expressions n'existe en castillan et, justement, ce sont des gallicismes. La confusion ne vient pas seulement de l'assonnance des deux mots produisant deux expressions idiomatiques, mais également du fait que figura ne correspond au mot français que dans le sens géométrique (c'est la silhouette, jamais les autres sens pourtant très nombreux de figure, Saturne).

2.13 (P 1869, p. 121: 25) Ainsi, malgré la provision de sang-froid qu'il ramasse d'avance, le futur noyé, après réflexion plus ample, devra se sentir heureux, s'il prolonge sa vie, dans les tourbillons de l'abîme, de la moitié d'une respiration ordinaire, afin de faire bonne mesure.

      Faire bonne mesure, c'est compter ou donner plus que ce qui est convenu; le sens voudrait ici que la durée maximale de la respiration soit moins longue que prévu, ce qui n'a évidemment pas de sens. Faire bonne figure, au contraire, c'est se montrer digne de ce qui était attendu, ce qui convient dans le contexte. L'expression se rend très approximativement en castillan par poner buena cara ou hacer buen papel, qui n'ont pas le sens très légèrement restrictif du français.

Mignon

Mignon = joli; ses mignons vêtements = ses jolis vêtements : cf. l'hispanisme couvrir.

3.2 (P 1869, p. 152: 18) Tous ses mignons vêtements qui la couvraient, c'est moi qui les avais cousus...

      Comparer avec les deux autres emplois de l'adjectif :
2.3 (P 1869, p. 68: 1) Ce stylet était mignon, car j'aime la grâce et l'élégance jusque dans les appareils de la mort; mais il était long et pointu.
2.11 (P 1869, p. 111: 23) ... deux mignonnes ailes d'ange.

Moi, pour moi

Pour moi = pour ma part, quant à moi. On trouve en castillan le stric équivalent, por mi parte, en quanto a mí. Par ailleurs, dans les deux langues, la différence est mince ou subtile avec pour moi, en ce qui me concerne, etc., por mí, para mí, en cuanto a mí:, etc. Voyez l'analyse sous l'exemple de la strophe 5.1.

2.9 (P 1869, p. 97: 8) Pour moi, s'il m'est permis d'ajouter quelques mots... — Gómez, Pellegrini, Álvarez, Pariente et Méndez donnent tous la traduction attendue : por mi parte, pour ma part.

2.15 (P 1869, p. 136: 10) [La conscience]. ... tu sais que, pour moi, elle est comme la paille qu'emporte le vent.

3.4 (P 1869, p. 163: 22) Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeur nous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites les orgueilleux, et n'êtes que des lâches...

5.1 (P 1869, p. 233: 8) ... enfin, pour moi, je te trouve parfait... Et [toi] tu ne veux pas me comprendre !

      Cette quatrième occurrence de, pour moi, employée au sens de, pour ma part, permet d'expliquer la question grammaticale. En effet, on va trouver dans la suite de cet article de nombreux emplois de, pour moi, tout à fait attendu, en français comme en castillan. L'expression pour ma, ta, sa, etc., part, s'oppose implicitement ou explicitement à une autre partie. Dans ce dernier contexte (et même les deux derniers), l'opposition est explicite : pour ma part, je te trouve parfait, tandis que toi, pour ta part...

      En ce qui me concerne, à mon avis :
3.1 (P 1869, p. 148: 24) ... je n'entends que des cris très faibles et confus, qui, pour moi, ne sont que les gémissements du vent qui passe au-dessus de nos têtes.
5.1 (P 1869, p. 235: 9) Pour moi, il est indubitable que tu vogues déjà en pleine convalescence; cependant...
5.4 (P 1869, p. 250: 4) Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le signe de la rage.
5.6 (P 1869, p. 261: 13) Même le fait est, pour moi, certain.
6.8 (P 1869, p. 318: 24) ... les conditions d'une reddition qui, pour si légitime qu'elle soit, n'en est pas moins finalement, pour moi, d'une perspective désagréable.

      Pour moi, de ma part :
4.6 (P 1869, p. 216: 1) Revenir à ma forme primitive fut pour moi une douleur si grande, que, pendant les nuits, j'en pleure encore.

      Pour moi = pour moi !
4.7 (P 1869, p. 220: 22) En effet, cet amphibie [...] n'était visible que pour moi seul...
5.5 (P 1869, p. 257: 22) Ce n'est pas pour moi que je vous dis cela; c'est pour vous-mêmes et les autres

Mur, muraille

Mur = muraille; muraille = mur. C'est pour son équivalent muralla que le vocable muraille est choisi de préférence à mur (sans corrrespondant en espagnol où l'équivalent est pared). Mais, souvent, Ducasse utilise un vocable pour l'autre.

Mur = muraille

      On trouve trois fois le mot mur dans son sens courant en français, dont deux fois pour désigner la muraille (voir le troisième emploi, parfaitement régulier, celui-là, plus bas, strophe 4.5) :

3.5 (P 1869, p. 168: 1) Ses efforts étaient inutiles; les murs étaient construits avec de la pierre de taille.

6.5 (P 1869, p. 303: 27) Je franchirai le mur de clôture du parc, car la grille sera fermée, et personne ne sera témoin de mon départ. — Ce « mur de clôture » est un évident barbarisme que tous les traducteurs corrigent; à la rigueur, le mur clôture le parc. Ana Alonso, qui doit assez bien connaître sa langue maternelle, traduit, la cerca del parque; tous les autres traducteurs donnent prosaïquement, el muro.

Muraille = mur

2.16 (P 1869, p. 139: 22) Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable de venger l'humanité, injustement attaquée par moi, ouvre subrepticement la porte de ma chambre, en frôlant la muraille comme l'aile d'un goéland

3.1 (P 1869, p. 145: 13) ... pendant que le vent de la nuit, qui désire se réchauffer, fait entendre ses sifflements autour de la cabane de paille, et ébranle, par sa vigueur, ces frêles murailles, entourées à la base de fragments de coquillage, apportés par les replis mourants des vagues. — L'adjectif contredit de lui-même le substantif : il s'agit des frêles murs d'une cabane au toit de paille. Ce qui confirme l'analyse des contextes où l'on pourrait hésiter sur le sens du mot.

3.5 (P 1869, p. 165: 10) Sur la muraille qui servait d'enceinte [= le mur d'enceinte, cf. n. (b)] au préau, et située du côté de l'ouest, étaient parcimonieusementy pratiquées diverses ouvertures fermées par un guichet grillé.

3.5 (P 1869, p. 173: 17) Les murailles s'écartèrent pour le laisser passer; les nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs, avec des ailes qu'il avait cachées jusque-là dans sa robe d'émeraude, se replacèrent en silence dessous le couvercle de la tombe.

4.5 (P 1869, p. 207: 9) Ce n'est pas pour m'amuser que je te dis cela. Peut-être que tu n'as pas de front, toi, qui promènes, sur la muraille [les murs de ma chambre], comme le symbole mal réfléchi d'une danse fantastique, le fiévreux ballottement de tes vertèbres lombaires.
— À l'ouverture de la strophe, le reflet était pourtant projeté sur le mur de la chambre :
4.5 (P 1869, p. 206: 9) Sur le mur de ma chambre, quelle ombre dessine, avec une puissance incomparable, la fantasmagorique projection de sa silhouette racornie ?

4.8 (P 1869, p. 229: 19) Il s'aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l'air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille.

6.4 (P 1869, p. 294: 8) Quoique j'aie pris ma retraite, dans l'éloignement des combats maritimes, mon épée de commodore, suspendue à la muraille, n'est pas encore rouillée.

      Dès lors le sens de l'emploi métaphorique suivant n'est plus aussi assuré :

5.3 (P 1869, p. 246: 5) Lorsque l'aurore apparaît, elle me retrouve dans la même position, le corps appuyé verticalement, et debout contre le plâtre de la muraille froide.

Muraille = mur ?

      Restent donc les emplois suivants où l'on peut hésiter, car le vocable muraille conviendrait bien au contexte, mais il y a peu de chance que ce soit l'idée que Ducasse avait à l'esprit, désignant ainsi un mur :

1.12 (P 1869, p. 46: 05) Le jour, sa pensée s'élance au-dessus des murailles de la demeure de l'abrutissement, jusqu'au moment où il s'échappe, ou qu'on le rejette, comme un pestiféré, de ce cloître éternel; cet acte se comprend.

2.5 (P 1869, p. 76: 8) Je pourrais [...] te saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme une fronde, concentrer mes forces en décrivant la dernière circonférence, et te lancer contre la muraille.

2.5 (P 1869, p. 76: 19) Sans doute, le corps est resté plaqué sur la muraille, comme une poire mûre...

2.9 (P 1869, p. 93: 5) La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas à couvrir de ses ombres les murailles du cimetière.

2.15 (P 1869, p. 134: 22) Ils se changèrent en vipères, en sortant par sa bouche, et allèrent se cacher dans les broussailles, les murailles en ruine, aux aguets le jour, aux aguets la nuit.

3.5 (P 1869, p. 167: 27) Ses secousses étaient si fortes, que le plancher chancelait; avec ses deux bouts, il faisait des brèches énormes dans la muraille et paraissait un bélier qu'on ébranle contre la porte d'une ville assiégée.

3.5 (P 1869, p. 180: 13) ... les vents stridents d'équinoxe, en s'enfonçant dans les grottes naturelles du golfe et les carrières pratiquées sous la muraille des rochers retentissants, beugleront comme les troupeaux immenses des buffles des pampas.

4.4 (P 1869, p. 205: 16) Tel que tu me vois, je puis encore faire des excursions jusqu'aux murailles (= fortifications ?) du ciel, à la tête d'une légion d'assassins, et revenir prendre cette posture, pour méditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance.

5.6 (P 1869, p. 266: 20) Maldoror s'enfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa course vers les murailles du cimetière.

Musculeux

Musculeux = musclé, musculeux (musculoso). Certes, à la fin du XIXe siècle, musclé et musculeux sont aussi fréquents l'un que l'autre en français et le second n'est pas réservé au vocabulaire de l'anatomie; mais on peut supposer que Ducasse emploie musculeux (et jamais musclé) pour sa proximité avec l'espagnol muscoloso. Par ailleurs, le castillan ne connaît pas le doublet, musclé (qui a du muscle, fort) et musculeux (qui a des muscles, fort de partout). Cf. Bénac.

1.11 (P 1869, p. 40: 10) : Lève-toi, mère de famille, sur tes chevilles musculeuses.

1.12 (P 1869, p. 47: 3) : Que ses bras sont musculeux, et qu'il y a du plaisir à le regarder bêcher la terre avec tant de facilité !

2.5 (P 1869, p. 72: 21) : ... les [sic] bras musculeux d'une femme du peuple la saisit par les cheveux...

6.3 (P 1869, p. 291: 25) ... il aperçoit un vieux chat musculeux, contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos pères... — Ce serait l'emploi correct de l'adjectif aujourd'hui.

Naïveté

Naïveté = simplicité (innocence, absence de malice ou de méchanceté, voire bonté).

5.6 (P 1869, p. 266: 12) S'il avait cru que la mort est aussi peu sympathique dans sa naïveté, il [le prêtre] aurait renoncé à son mandat...

      À première vue, on pourrait croire à une faute de ponctuation, mais on voit vite que la naïveté ne peut pas s'appliquer au prêtre. Le vocable s'applique donc à la mort qui devrait être sympathique. Naïveté ne se trouve qu'une fois dans les Chants, et je crois qu'il faut comprendre, simplicité, bonté.

Narguer

Narguer = se moquer. Tous les traducteurs corrigent sans hésiter : burlarse de tí, de él.

2.6 (P 1869, p. 78: 13) [Un de tes camarades]. ... il ne continuera pas moins de se narguer de toi...

2.9 (P 1869, p. 96: 7) ... tant que l'homme méconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison, en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur l'univers...

      Si le verbe est sans correspondant en espagnol, cela n'en fait nullement un idiotisme, d'autant qu'on le trouve aussi employé très adéquatement dans les Chants :
2.3 (P 1869, p. 67: 7) Il a manifesté l'incapacité d'arrêter la circulation de mon sang qui le nargue.
2.11 (P 1869, p. 108: 2) ... là, tu me nargueras avec un sourire inextinguible...
2.13 (P 1869, p. 121: 26) Il lui sera donc impossible de narguer la mort, son suprême voeu.
2.13 (P 1869, p. 124: 4) Quel esprit indomptable ! Comme la fixité de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur l'onde, dont les sillons s'ouvraient difficilement devant lui !...

Natif

Natif = de naissance, naturel, inné. Natif et nativo ont exactement les mêmes sens et les mêmes emplois (sauf pour la lengua nativa = la langue maternelle). Le contexte tout à fait inattendu où le mot se trouve ici n'est donc pas un hispanisme (les traducteurs espagnols donnent inné, innato). La réussite tient probablement au sens même de l'expression, l'ignorance native !

4.4 (P 1869, p. 205: 6) La lame adhère si fortement au corps, que personne, jusqu'ici, n'a pu l'extraire. Les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu'a fait l'homme ne peut plus se défaire ! J'ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je les ai salués des paupières de mes yeux.

      L'adjectif se trouve une autre fois dans les Chants, en un contexte beaucoup plus attendu :
1.9 (P 1869, p. 29: 27) Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t'enorgueillis à juste titre de ta magnificence native, et des éloges vrais que je m'empresse de te donner.

Neutralité

Neutralité = insensibilité, impassibilité. S'il ne s'agit pas d'une incorrection, l'emploi du vocable est du moins surprenant, car la neutralité (tout comme neutralidad) implique qu'on ne prend pas partie, par exemple entre des belligérants. « Maintenir sa neutralité » est mis pour, rester insensible.

6.2 (P 1869, p. 288: 4) Comment le pont du Carrousel put-il garder la constance de sa neutralité, lorsqu'il entendit les cris déchirants que semblait pousser le sac !

      En revanche, le second emploi du vocable est tout à fait attendu, en dépit du caractère alambiqué du développement où on le trouve.
4.5 (P 1869, p. 207: 28) [Au crâne scalpé, dont les cheveux pourraient repousser]. [Ma pensée ne va pas jusqu'à souhaiter] ta guérison, et reste, au contraire, fondée, par la mise en oeuvre de sa neutralité plus que suspecte, à regarder (ou du moins à souhaiter), comme le présage de malheurs plus grands, ce qui ne peut être pour toi qu'une privation momentanée de la peau qui recouvre le dessus de ta tête.

Nivellement

Nivellement = niveau (nivel) : est-ce parce que nivellement s'ouvre par le mot espagnol, nivel, qu'il vient à l'esprit de Ducasse ? C'est la seule explication possible, car le dérivé est manifestement mis pour le simple. Or, pour ajouter à la difficulté, si le guichet est bien une fenêtre (et tel est le cas), alors il ne peut pas s'ouvrir jusqu'au niveau du sol (sinon il s'agirait d'une porte-fenêtre, ce qui n'est manifestement pas le cas).

3.5 (P 1869, p. 172: 7) Enfin, il se dirigea vers le guichet, qui se fendit avec pitié jusqu'au nivellement du sol, en présence de ce corps dépourvu d'épiderme.

      Niveau ne se trouve jamais dans les Chants et nivellement ne se rencontre qu'ici.

Nom

Nom = mot (palabra). Voir l'hispanisme parole. Si palabra est dans ce contexte le vocable courant, nombre pourrait s'employer au sens grammatical, mais plus ordinairement voz ou vocablo.

4.2 (P 1869, p. 187: 2) ... on peut affirmer, sans crainte d'avoir tort (car, si cette affirmation était accompagnée d'une seule parcelle de crainte, ce ne serait plus une affirmation; quoiqu'un même nom exprime ces deux phénomènes de l'âme qui présentent des caractères assez tranchés pour ne pas être confondus légèrement)...

6.5 (P 1869, p. 301: 17) À ce nom électrisant de voyages, Mervyn a relevé la tête, et s'est efforcé de mettre un terme à ses méditations hors de propos.

Nombre (un grand nombre de)

Un grand nombre de = plusieurs, nombreux (numeroso) : un gran número de, ne paraît pas moins lourd en espagnol qu'en français dans ces contextes.

1.3 (P 1869, p. 8: 5) Il cacha son caractère tant qu'il put, pendant un grand nombre d'années [= longtemps]; mais, à la fin...

1.11 (P 1869, p. 38: 26) Quelques-uns... Mais le plus grand nombre [= la plupart] pense qu'un incommensurable orgueil le torture, comme jadis Satan, et qu'il voudrait égaler Dieu...

1.13 (P 1869, p. 52: 25) ... n'aille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un grand nombre, en te disant que, toi, aussi, tu ne seras pas plus que ce chien.

6.1 (P 1869, p. 283: 24) Il faut, je le sais, étayer d'un grand nombre de preuves l'argumentation qui se trouve comprise dans mon théorème...

Onde

Onde. L'onde, mis pour l'eau, sans connotation aucune de la masse, du flot et des vagues, est déjà d'un emploi fort poétique en français classique (« onde se dit poétiquement de l'eau », Furetière). Il est pour le moins sans correspondant en espagnol où les traducteurs ne savent qu'en faire. En fait, son emploi paraît somme toute incorrect dans le contexte.

2.10 (P 1869, p. 100: 3) Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon coeur, comme une onde rafraîchissante.

      Les huit autres occurrences du vocable dans les Chants sont attendues en français.
1.9 (P 1869, p. 31: 8) Océan : ... roulant tes ondes les unes sur les autres...
2.8 (P 1869, p. 87: 10) [Contrairement à la voix humaine]. Si les accords s'envolent des fibres d'un instrument, j'écoute avec volupté ces notes perlées qui s'échappent en cadence à travers les ondes élastiques de l'atmosphère.
2.13 (P 1869, p. 124: 5) Comme la fixité de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur l'onde dont les sillons s'ouvraient devant lui !...
2.13 (P 1869, p. 128: 5) ... la femelle de requin écartant l'eau avec ses nageoires, Maldoror battant l'onde avec ses bras...
3.4 (P 1869, p. 162: 10) ... la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux.
4.1 (P 1869, p. 184: 9) [Les guêpes du temple de denderah]. Elles voltigent autour des colonnes, comme les ondes épaisses d'une chevelure noire.
4.7 (P 1869, p. 219: 26) ... cet homme, dont les bras frappaient alternativement l'onde amère...
4.7 (P 1869, p. 223: 3) ... à moins que ce ne fût moi-même qui chancelai, par la rude pénétration des ondes sonores, qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir...

Ostensiblement

Ostensiblement = manifestement (Pellegrini), clairement (Pariente), nettement, mais non de manière ostentatoire. Le sens de l'adverbe ne correspond pas à celui qu'il a aussi bien en espagnol qu'en français, de sorte que son emploi ne s'explique pas. Dans les deux occurrences des Chants, le mot s'oppose à toute idée d'ostentation. Or, aucun des deux emplois n'est ironique ou plaisant, au contraire, de sorte qu'il leur reste l'idée de montrer, de faire paraître, mais sans faire parade.

5.2 (P 1869, p. 237: 10) Je le suivis de loin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire de cette grosse boule noire ? — Gómez de la Serna encadre judicieusement l'adverbe de virgules, ce qui change le sens de la phrase, faisant dire au narrateur qu'il suit ostensiblement... de loin ! le scarabée. Un traducteur peut se permettre une telle plaisante « amélioration », mais malheureusement pas un éditeur : l'adverbe porte évidemment sur le participe, ostensiblement intrigué. L'interrogative qui suit le confirme.

6.8 (P 1869, p. 321: 7) De telle manière qu'il resta ostensiblement dans l'intérieur du lac; mais, chacun se tint à l'écart, et aucun oiseau ne s'approcha de son plumage honteux, pour lui tenir compagnie. — Dans l'intérieur du lac, explétisme pour, dans ou sur le lac.

      Par ailleurs, ostensible (4.7, P 1869, p. 218: 15) a bien le sens étymologique commun à l'espagnol et au français.

Paraphraser

Paraphrasé = développé. La paraphrase est un développement et une explication, mais un développement qui sert à expliquer. Sans explication, commentaire ou reformulation, il n'y a pas de paraphrase. Employer le vocable comme synonyme de développement est une incorrection.

6.1 (P 1869, p. 283: 9) En conséquence, mon opinion est que, maintenant, la partie synthétique de mon oeuvre est complète et suffisamment paraphrasée.

Perpétualité

Perpétualité = perpétuité, perpetuidad, mis pour longueur, (longue) durée (sur perpetualidad).

5.7 (P 1869, p. 271: 4) Elle se dit qu'il n'est pas temps encore de cesser de torturer, et qu'il faut auparavant donner au condamné les plausibles raisons qui déterminèrent la perpétualité du supplice.

      L'incorrection est telle qu'il est très difficile d'en proposer un équivalent. Le contexte désigne clairement la longue durée, très ou trop longue, mais qui ne durera manifestement pas toujours (d'autant qu'elle est sur le point de cesser). Ducasse devrait se réécrire ! car même Méndez ne le fait pas, las razones que han convertido en perpetuo su tormento. Je dirais, simplement, les raisons qui ont perpétué le supplice, d'où la figure de style artiste, la perpétuation du supplice.

Perpétuel, perpétuité (à perpétuité)

Perpétuel = continuel, incessant.

3.5 (P 1869, p. 176: 18) Il a dit qu'il s'étonnait beaucoup que son orgueilleux rival, pris en flagrant délit par le succès, enfin réalisé, d'un espionnage perpétuel, pût ainsi s'abaisser jusqu'à baiser la robe de la débauche humaine..

4.3 (P 1869, p. 200: 25) En outre, par ses refus perpétuels, il s'était attiré la colère de sa femme... — L'adjectif vaut pour un superlatif. Cf. n. (q).

4.4 (P 1869, p. 203: 15) Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence [...]. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il faut que chacun vive.

4.5 (P 1869, p. 211: 2) Regarde ces oiseaux de proie, qui attendent que nous nous éloignions, pour commencer ce repas géant; il en vient un nuage perpétuel des quatre coins de l'horizon. — L'adjectif est encore plus inadéquat si l'on tient compte du renversement de style artiste, car s'il peut à la rigueur s'appliquer au temps (il en vient perpétuellement), il ne saurait s'accorder à l'espace (un nuage perpétuel).

5.3 (P 1869, p. 246: 13) ... c'est ma volonté qui, pour donner un aliment stable à son activité perpétuelle, les fait tourner en rond.

      Comparer les contexte où l'adjectif convient ou peu convenir :
1.9 (P 1869, p. 31: 12) L'océan : ...ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant...
2.8 (P 1869, p. 88: 4) Mais non, je savais de reste que les roses heureuses de l'adolescence ne devaient pas fleurir perpétuellement...
2.10 (P 1869, p. 105: 22) Ô mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l'homme et de l'injustice du Grand-Tout !
5.1 (P 1869, p. 232: 8) Le vol d'étourneaux : ... un mouvement [...] dans lequel le centre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans cesse pressé, repoussé... — Le texte est recopié de l'Encyclopédie de J.-C. Chenu.
6.3 (P 1869, p. 290: 3) (Il est beau comme) ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l'animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille...

Perpétuité, à perpétuité = continuellement. Les emplois de l'expression (a perpetuidad) paraissent équivalents en espagnol à ceux que nous trouvons en français.

P1 (P 1870 I, p. 6: 27) ... les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée...

Pilier

Pilier. Je ne sais pour quelle raison, Jean-Jacques Lefrère suppose que pilier est un hispanisme pour colonne (Isidore Ducasse, p. 75). En fait les deux mots (pilar/columna, pilier/colonne) ont la même répartition dans les deux langues. Dans les Chants, pilier vient dans deux strophes, « Une lanterne rouge... » (3.5, p. 167: 8) et « Deux piliers... » (4.2, passim); il serait d'autant plus hasardeux de croire que le mot pilier y est mis pour colonne que celui-ci est très régulièrement employé tout au long de l'oeuvre, notamment dans la dernière strophe (celle de la colonne de la place Vendôme).

Placer, être placé sur

Être placé sur = être, se trouver sur.

      Le français a deux verbes auxiliaires fondamentaux, être et avoir. Le castillan a pour chacun d'eux un doublet (haber et tener, ser et estar). Dans le cas du verbe être, il dédouble l'existence entre l'être (ser) et l'être-là (estar), pour le dire en termes philosophiques qui décrivent bien l'attitude psychologique. Il suit que Ducasse hésite à poser ce qui est là comme simplement y étant. D'où, c'est bien le cas de le dire, sa tendance à y placer ce qui tout simplement en français s'y trouve : est là, y est, est. C'est le contraire de l'hispanisme, puisque l'emploi incorrect ou inattendu en français de placer (et en particulier d'être placé sur pour... être sur, estar en/sobre) traduit mentalement collocado, situado, etc., qui tentent de suppléer une distinction que la morphologie du français ignore.

1.11 (P 1869, p. 35: 13) Mon fils, donne-moi les ciseaux qui sont placés sur cette chaise.

      Aucun traducteur ne donne en espagnol las tijeras que están colocadas en/sobre esta silla, comme l'écrit Ducasse, pour les ciseaux qui sont posés (et non placés) sur cette chaise. En fait, on dit que les ciseaux sont ou se trouvent sur la chaise, en français comme en castillan (mais pas avec le même auxiliaire). Plus bas, au contraire, tous les traducteurs vont constater avec Ducasse et le père d'Édouard que sus ropas no están aún colocadas sobre una silla (placé est mis cette fois pour rangé) :

1.11 (P 1869, p. 41: 2) Mon fils, ne t'endors point, bercé par les rêves de l'enfance : la prière en commun n'est pas commencée et tes habits ne sont pas encore soigneusement placés sur une chaise...

      Dans les cas suivants, le verbe ou le participe est pour le moins explétif, dont la très curieuse situation d'un trou « placé » sur le sol !

2.13 (P 1869, p. 127: 7) Avec une émotion croissante, inconnue jusqu'alors, le spectateur, placé sur le rivage, suit cette bataille navale d'un nouveau genre.

2.15 (P 1869, p. 136: 18) ... la conscience ne sait montrer que ses griffes d'acier. Elles subirent un pénible échec, le jour où elles se placèrent devant moi.

5.7 (P 1869, p. 268: 4) ... une vieille araignée de la grande espèce sort lentement sa tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des intersections des angles de la chambre.

5.7 (P 1869, p. 270: 14) Regardez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sort lentement sa tête d'un trou placé sur le sol, à l'une des intersections des angles de la chambre.

6.2 (P 1869, p. 287: 1) depuis les temps reculés, placés, au-delà de l'histoire...

6.4 (P 1869, p. 293: 5) Les deux statues, placées à droite et à gauche comme les gardiennes de l'aristocratique villa, ne lui barrent pas le passage.

6.10 (P 1869, p. 327: 4) Alors, une poutre séculaire, placée sur le comble d'un château, se releva de toute sa hauteur, en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à grands cris.

6.10 (P 1869, p. 327: 8) La poutre s'apaisa, alla se placer au fond du manoir, reprit sa position horizontale, et rappela les araignées effarouchées, afin qu'elles continuassent, comme par le passé, à tisser leur toile à ses coins.

6.10 (P 1869, p. 330: 7) S'il n'était pas bien prouvé qu'il ne fût trop bon pour une de ses créatures, je plaindrais l'homme de la colonne ! celui-ci, d'un coup sec de poignet, ramène à soi la corde ainsi lestée. Placée hors de la normale, ses oscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le bas.

      Bien entendu, ces emplois ne sont pas aussi radicalement explétifs les uns que les autres en français, mais tous témoignent du phénomène où l'être-là (estar) ne peut se contenter d'être (ser) là. Les autres occurrences de placer correspondent aux divers synonymes du verbe en français comme en castillan :

1.14 (P 1869, p. 57: 12) Mais, la guerre éternelle a placé son empire destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses.
2.2 (P 1869, p. 63: 14) ... non content d'avoir placé mon âme entre les frontières de la folie et les pensées de fureur qui tuent
2.8 (P 1869, p. 87: 28) Beaucoup de consciences rougissaient quand elles contemplaient ces traits limpides où son âme avait placé son trône.
2.15 (P 1869, p. 138: 12) J'ai placé la grâce suave des cous de trois jeunes filles sous le couperet.
3.1 (P 1869, p. 144: 4) [Ils] se nourrissent d'êtres pleins de vie comme eux et placés quelques degrés plus bas dans l'échelle des existences.
3.5 (P 1869, p. 171: 12) [Il] lui enjoignit de venir se placer à un pas de ses yeux.
3.5 (P 1869, p. 171: 19) Ce que je sais, c'est qu'à peine le jeune homme fut à portée de sa main, que des lambeaux de chair tombèrent aux pieds du lit et vinrent se placer à mes côtés.
3.5 (P 1869, p. 173: 21) [Les nonnes] se replacèrent en silence dessous le couvercle de la tombe.
3.5 (P 1869, p. 174: 21, 176: 8, 178: 15, 181: 12) ... je te replacerai parmi les autres cheveux... / Il te replacera parmi les autres cheveux.
4.2 (P 1869, p. 192: 28) [Les] vertus que j'y fais resplendir, et, dont je placerai l'auréole si haut, que les plus grands génies de l'avenir témoigneront, pour moi, une sincère reconnaissance.
4.5 (P 1869, p. 212: 13) ... il m'arrive d'être placé devant la méconnaissance de ma propre image !
5.2 (P 1869, p. 239: 2) ... j'aurais besoin qu'un de ces oiseaux fût placé sur ma table de travail, quand même il ne serait qu'empaillé.
5.7 (P 1869, p. 273: 18) Une barque, qui revenait de placer ses filets au large, passa dans ces parages.
6.1 (P 1869, p. 282: 14) Ce sont des êtres doués d'une énergique vie qui [...] poseront prosaïquement [...] devant votre visage, placés seulement à quelques pas de vous...
6.1 (P 1869, p. 282: 22) ... des cauchemars placés trop au-dessus de l'existence ordinaire.
6.2 (P 1869, p. 285: 3) Avant d'entrer en matière, je trouve stupide qu'il soit nécessaire [...] que je place à côté de moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non mâché.

Plafond

Suspendu au plafond = suspendu, pendu, forcément « d'en haut » (colgado del techo).

4.3 (P 1869, p. 195: 4) Je m'élançai du buisson derrière lequel j'étais abrité, et je me dirigeai vers le pantin ou morceau de lard attaché au plafond [il s'agit de l'homme pendu par les cheveux à une potence].

      L'incorrection vient de l'hispanophone qui prend l'expression au sens littéral. En espagnol, on désigne la couverture, tejado; le toit a son strict correspondant, techo, mais il signifie également le plafond, vocable sans équivalent en espagnol (cf. comble). Le français désigne de ce mot l'envers du toit (ou tout ce qui délimite l'espace au-dessus d'une personne, le plafond d'une voiture, d'une grotte, etc.). Il suit que tout ce qui est pendu ou suspendu tient au plafond, qui a tout simplement le sens d'en haut ! La preuve en est que Ducasse connaît très bien le « sens premier » du mot :
4.8 (P 1869, p. 229: 17) Il s'aperçoit, enfin, que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond, occasionne, à travers l'air ambiant, les vibrations presque imperceptibles d'une feuille de papier accrochée à un clou figé contre la muraille.

Poignet

Poignet = main. On trouve trois occurrences du mot dans les Chants. Mais dans la première, le mot est très surprenant, surtout en regard de la phrase qui suit (le « morceau » désignant bien entendu la main). Aussi la traduction de Manuel Álvarez Ortega, avec puño au lieu de muñeca (Serrat), soit poing pour poignet, fait-elle apparaître nettement l'incongruité.

5.7 (P 1869, p. 277: 17) ... et t'apercevant que tu ne pouvais rendre immobile qu'un de mes bras à la fois, tu te contentas, par un rapide mouvement imprimé à la lame d'acier, de me couper le poignet droit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre.

Point de vue

Au point de vue = du point de vue.

      Il doit s'agir d'une hypercorrection, car l'espagnol dit, comme le français, desde el punto de vista. En français, au point de vue de, très rarement employé, consiste à se situer à tel niveau et généralement de manière abusive, par exemple, sans préposition, au point de vue santé (pour dire, en ce qui concerne la santé). À remarquer qu'il s'agit d'un mot composé, point de vue, et que le syntagme, du point de vue de, est une expression figée.

4.2 (P 1869, p. 188: 1) ... criminel, en se plaçant momentanément et spontanément au point de vue de la puissance supérieure...

4.3 (P 1869, p. 197: 22) ... quand même on ne se mettrait pas au point de vue de l'observateur impartial et du moraliste expérimenté [...], le doute, à cet égard, n'aurait pas la faculté d'étendre ses racines

6.2 (P 1869, p. 286: 1) [Il déjouait] les ruses les plus indiscutables au point de vue de leur succès...

Pousser un cri

Pousser un cri est une expression idiomatique; elle peut être mise au passif; elle peut être développée; mais elle ne saurait être « défigée », s'agissant d'un syntagme qui doit rester perceptible comme tel. On ne peut pas parler de cris, de gémissements, etc., et se demander qui les « pousse » : on demande qui crie, gémit, etc.

1.11 (P 1869, p. 37: 14) Quoique nous entendions ces cris, néanmoins, celui qui les pousse n'est pas près d'ici...

Premier

Premier = prochain : la première fois = la prochaine fois (comme en espagnol : la proxima vez).

2.11 (P 1869, p. 107: 19) Je t'avertis; la première fois que tu me désigneras à la prudence de mes semblables, par l'augmentation de tes lueurs phosphorescentes...

      Les quatre premiers traducteurs donnent littéralement, en castillan, la primera vez (Gómez, Pellegrini, Serrat et Álverez), mais les suivants corrigent, la próxima vez, la prochaine fois (Alonso, Pariente et Méndez). Or, les deux traducteurs en catalan donnent aussi primera, de sorte qu'il s'agit probablement d'un hispanisme, même si les deux expressions s'emploient de la même manière en français et en espagnol (« la primera vez que nos vimons fue en la playa », Saturne; la próxima calle, la siguiente). — S'il ne s'agit pas d'un emploi familier en Ibérie, alors la confusion de premier et de prochain vient peut-être de ce que les mots près et prochain, puis proche, n'ont qu'un (vague) correspondant en espagnol, próximo, et des équivalents (cerca, cercano, etc.) très éloignés.

Préservateur (lois préservatrices)

Préservateur, préservatrice = protecteur, protectrice. Préservateur (preservador), adjectif, et préservatif (preservativo), nom et adjectif, puis protecteur (protector), nom et adjectif, respectivement de préserver et de protéger; la même série existe en français, comme en espagnol, de sorte qu'il est difficile de s'expliquer l'emploi du premier pour le second. Le castillan connaît un vocable plus spécialisé, voire juridique, amparador ou de amparo (Gómez, Pellegrini), mais qui ne permet pas d'expliquer l'incorrection. Protecteur a trois occurrences dans les Chants, préservateur une seule, celle qui suit. La plupart des traducteurs (Álvarez, Pariente, Alonso et Méndez) corrigent (protector), tandis que Serrat laisse la curiosité (preservador).

6.4 (P 1869, p. 294: 3) Des lois préservatrices n'ont pas l'air d'exister dans cette contrée inhospitalière.

Primordial

Primordial = original : premier, précédent, primitif, antérieur, sans aucune idée de fondamental, d'essentiel ou de capital (l'adjectif français semble bien correspondre strictement à l'espagnol : « primitivo, primero; aplícase al principio fundamental de cualquier cosa », Academia).

3.5 (P 1869, p. 181: 22) J'effaçai l'inscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci... — Le contexte indique qu'il s'agit de l'inscription précédente, la première inscription.

4.7 (P 1869, p. 220: 10) ... dès les moments primordiaux [= premiers moments] de son apparition...

6.7 (P 1869, p. 312: 21) L'on ne distinguait que le craquement saccadé des fragments de la cage qui, en vertu de l'élasticité du bois, reprenaient en partie la position primordiale de leur construction.

      Il est donc probable que ce soit encore là le sens de l'adjectif dans les deux contextes suivants, même si rien ne l'indique :
4.2 (P 1869, p. 192: 9) ... ceux qui trouvent toujours quelque chose à redire dans un caractère qui ne ressemble pas au leur, parce qu'il est une des innombrables modifications intellectuelles que Dieu, sans sortir d'un type primordial [= originel], créa pour gouverner les charpentes osseuses.
5.2 (P 1869, p. 241: 13) Ta vengeance [...] a vu ses os [...] ses membres [...] se confondre dans l'unité de la coagulation, et son corps présenter, au lieu des linéaments primordiaux [= originaux] et des courbes naturelles...

Prostituer

Prostituer. Prostituer les femmes et les enfants, cela devrait signifier les livrer à la débauche ou à la prostitution. Il faut plutôt comprendre dans la strophe 1.5 qu'ils sont ainsi abusés, déshonorés par les hommes, sans qu'on puisse savoir si les « parties du corps déhonorées », dans la proposition suivante, sont celles des femmes et des enfants (possiblement) ou les leurs (plus probablement), ou encore les unes et les autres.

1.5 (P 1869, p. 11: 4) [J'ai vu les hommes] prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur.

      Cette interprétation est largement confirmée par la réécriture du fragment dans le second fascicule des Poésies :
Poésies II (P 1870 II, p. 6: 43) Ils respectaient l'enfance, la vieillesse, ce qui respire comme ce qui ne respire pas, rendaient hommage à la femme...

Raisonnement

Raisonnement = idée.

5.4 (P 1869, p. 250: 20) Il est presque impossible que je m'habitue à ce raisonnement que tu ne comprennes pas que [je pourrais t'écraser].

      Gómrez de la Serna et d'Ana Alonso corrigent. Même si les cinq autres traductions en castillan reproduisent razonamiento, je ne pense pas que ce soit un hispanisme. En effet, l'hispanophone se trouve avec un doublet, dans sa langue maternelle, raciocinio et razonamiento, de raciocinar et razonar, synonymes très rapprochés. Des deux substantifs, on peut facilement glisser en espagnol du fait de raisonner, du raisonnement, à son résultat, la pensée. On va le voir dans les deux occurrences suivantes. L'exemple ci-dessus montre bien qu'il s'agit d'une incorrection, surtout en français, où il faudrait lire « je ne comprends pas ton raisonnement ignorant que... ».

      Des neuf occurrences du vocable, deux autres peuvent aussi paraître problématiques :

Raisonnement = raison.

1.6 (P 1869, p. 14: 8) Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l'aigle déchirant sa proie, qui m'a poussé à commettre ce crime ?

5.3 (P 1869, p. 247: 22) Je veux résider seul dans mon intime raisonnement.

Rapport

Rapports ne peut s'employer pour désigner des récits, des exposés, des narrations ou des déclarations au sens général, ses dires ou ses paroles. On pourrait croire que le vocable désigne les relaciones, les relatos, etc. Mais en français, comme en espagnol, on comprend informe (rapport, comme dans, faire rapport). C'est donc une approximation, voire une incorrection.

6.7 (P 1869, p. 310: 4) Mais, le malade ne l'est pas devenu pour son propre plaisir; et la sincérité de ses rapports s'allie à merveille avec la crédulité du lecteur.

Rassasié

Rassasié = repus, saturé. Le verbe rassasier a au moins trois synonymes fort courants en espagnol : saciar, hartar et llenar, qui sont souvent suivis de l'infinitif; chacun a le sens concret et figuré et s'emploie de la satisfaction au dégoût. Sans qu'il s'agisse d'hispanismes, dans les deux cas suivants, on utiliserait plutôt une périphrase en français.

2.13 (P 1869, p. 124: 13) ... c'était, précisément, parce que j'étais rassasié (harto, saciado : saturé) de toujours tuer, que je le faisais dorénavant par simple habitude, dont on ne peut passer, mais, qui ne procure qu'une jouissance légère.

3.5 (P 1869, p. 171: 5) Quand il fut rassasié (saciar, llenar : repus, satisfait) de respirer cette femme, il voulut lui arracher ses muscles un par un...

Reconnaissable

Reconnaissable = connu, reconnu ? L'opposition reconnaissable/reconnu se trouve aussi en espagnol, reconocible/reconocido. Et les traducteurs de reprendre l'inexpliquable incorrection, connu, reconnu, reconnaissable. La traduction de Carlos Méndez, qui réécrit souvent le texte, est la seule à proposer une interprétation plausible : un consumado Ladrón, un voleur consommé, accompli, parfait. Bien entendu, cela n'explique en rien l'emploi de « reconnaissable », qui manifestement ne convient pas. D'autant que reconnaître suit, à la phrase suivante.

6.4 (P 1869, p. 296: 26) Détachez les chaînes des bouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable peut s'introduire chez nous avec effraction, tandis que nous serons plongés dans le sommeil. Mon père et ma mère, je vous reconnais, et je vous remercie de vos soins.

Reculer sur soi-même

Reculer sur soi-même = se replier, retourner sur ses pas. L'expression attendue dans le contexte est simplement revenir sur ses pas. Retroceder sobre sí mismo, Félix Carrasco me le confirme, ne convient pas plus en espagnol, où l'on dit, comme en français, volver sobre sus pasos ou replegarse.

6.3 (P 1869, p. 291: 5) Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa mémoire les traits de cet adolescent; tantôt, le corps rejeté en arrière, il recule sur lui-même comme le boomerang d'Australie, dans la deuxième période de son trajet...

      En réalité, il s'agit si peu d'un hispanisme que c'est un anglicisme ! et il n'est pas d'Isidore Ducasse, mais de Chateaubriand dans sa traduction du Paradis perdu de Milton qui est recopiée et parodiée ainsi. C'est sur cette découverte que s'ouvre un nouveau chapitre des études de sources, « le Maldoror de Milton ».

Réfléchir

Réfléchir = penser.

      Sur les 11 occurrences du verbe dans les Chants, on peut parfois remplacer réfléchir par son synonyme, penser, mais dans les deux contextes suivants, manifestement, réfléchir n'est pas adéquat. Le vocable paraît mis pour, penser profondément, penser à part soi, pour sa part.

2.7 (P 1869, p. 86: 22) Je suis indigné de n'avoir pas plus de nerfs qu'une femme, et de m'évanouir, comme une petite fille, chaque fois que je réfléchis à ta grande misère.

6.9 (P 1869, p. 322: 16) Mervyn, le visage en pleurs, réfléchissait qu'il rencontrait, pour ainsi dire à l'entrée de la vie, un soutien précieux dans les futures adversités. — Les traducteurs remplacent tous réfléchir par penser, mais Julio Gómez de la Serna « corrige » aussi, en précisant très judicieusement, pensaba en su interior, soit à peu près, pensait pour sa part.

Replacer (se replacer)

Se replacer = retourner, remettre (recobrar, volver, regresar, etc.). Cet emploi curieux de (se) replacer ne correspond pas à un hispanisme, au sens où le verbe français n'a pas de correspondant formel en espagnol. On dit colocar (= placer) de nuovo, volver a colocar (littéralement, en revenir à placer); c'est ce semi-auxiliaire, volver, d'usage très courant, qui amène ces emplois légèrement inattendus en français.

1.11 (P 1869, p. 40: 21) [Le rubis de la bague]. Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire*s, tu reparaîtras tel que la nature t'a formé, ô jeune magicien. — Comme on le voit à la variante (72), l'édition originale portait correctement la formule, remettre à sa place.

2.15 (P 1869, p. 132: 14) Après avoir dit cela, il se replace [= il reprend, recobra su actitud] dans son attitude farouche, et continue de regarder, avec un tremblement nerveux, la chasse à l'homme...

3.5 (P 1869, p. 173: 21) Les murailles s'écartèrent pour le laisser passer; les nonnes, le voyant prendre son essor, dans les airs, avec des ailes qu'il avait cachées jusque-là dans sa robe d'émeraude, se replacèrent en silence dessous le couvercle de la tombe.

6.7 (P 1869, p. 309: 18) Il s'est avancé vers le fou, l'a aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans une position normale, lui a tendu la main, et s'est assis à côté de lui.

Repousser

Repousser. Il est courant de repousser l'ennemi, surtout si l'on ne veut pas être défait... Mais cet emploi est tout à fait curieux dans la première strophe. Dans le contexte, la grue de tête change de direction pour éviter l'orage qui vient; elle repousse certes le danger, mais il est inattendu en français qu'elle pense ainsi repousser l'ennemi commun, alors qu'évidemment elle s'en écarte ou l'évite. L'approximation tient à la difficulté de reprendre en français l'équivalent espagnol qui est plus abstrait, qui n'entre pas en composition avec une grande famille de mots comme re-pousser, et qui s'appliquerait parfaitement bien ici : rechazar al enemigo (Gómez, Saad, Serrat, Alonso et Pariente; Pelligrini et Álvarez font un exceptionnel contresens, supposant que le cri de la sentinelle fait reculer l'ennemi, mauvaise interprétation qui tient justement à l'emploi inattendu de repousser en français).

1.1 (P 1869, p. 6: 22) ... pour repousser l'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figure géométrique...

Respirer

Respirer = sentir (actif, sentir qqch) ou empester (passif, qqch sent). Respirer peut s'employer comme verbe transitif en français : respirer l'air pur, le vinaigre, etc. Mais pas au sens de sentir : on ne respire pas l'odeur d'une fleur, encore moins une fleur. À plus forte raison, une chambre ne respire pas la fleur ! Or, double surprise, d'abord les sept traducteurs transcrivent toujours respirar (et plus rarement aspirar), mais ensuite aucun de mes cinq dictionnaires ne donne pour respirar le sens de « sentir ». Le verbe a 25 occurrences dans les Chants, mais les quatre emplois suivants sont incorrects sans être des hispanismes.

2.2 (P 1869, p. 65: 14) Ces bandelettes m'embêtent, et l'atmosphère de ma chambre respire le sang... — En français comme en castillan, cet emploi n'accepte qu'un complément abstrait, respirer la bonté, respirar la bondad. C'est encore le cas de l'exemple suivant.

3.2 (P 1869, p. 151: 2) ... son haleine respire l'eau-de-vie.

3.5 (P 1869, p. 170: 21) ... les narines se refusaient à cette respiration infâme.

3.5 (P 1869, p. 171: 5) Quand il fut rassasié de respirer cette femme...

      Comparer les deux emplois suivants qui sont, à la frontière de ces contextes, mais recevables en français :
1.2 (P 1869, p. 7: 15) [Il s'agit de renifler des émanations]. Je t'assure, elles réjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre, si toutefois tu t'appliques auparavant à respirer [= aspirer] trois mille fois de suite la conscience maudite de l'Éternel ! — Ducasse réécrit spontanément sa source : renifler, et dans une moindre mesure, flairer. Cf. 1.2, n. (1)
6.5 (P 1869, p. 298: 15) Plein d'angoisse, il ouvre sa fenêtre pour respirer [= aspirer les senteurs, pour sentir] les senteurs de l'atmosphère... — Dans ce second cas, il est vrai, on attendrait une formulation moins lourde que respirer les senteurs de, soit respirer (sans plus, absolument) ou sentir l'atmosphère.
— Il faut préciser toutefois que des emplois poétiques de ce genre ne viendront pas spontanément sous la plume de francophones. On les trouvera chez de grands poètes, Baudelaire, par exemple : « Je croyais respirer le parfum de ton sang » (Bénac, art. « Aspirer »).

Retrancher

Retrancher = refuser. Le verbe courant pour exprimer ce mot français en castillan est l'équivalent de nier, negar (tandis que son synonyme rehusar, en ce sens, est d'emploi très restreint. Le bon correspondant n'est donc pas venu à l'esprit du bilingue qui adopte un verbe qui ne convient pas, retrancher.

5.4 (P 1869, p. 250: 16) Il est nécessaire que tu cherches ailleurs la triste ration de soulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgré les nombreuses protestations de ma bonne volonté.

Réunir, se réunir à

Se réunir à = s'unir. En espagnol, on dit unirse a et reunirse con (d'où probablement l'hispanisme). En français se réunir est intransitif.

1.10 (P 1869, p. 34: 23) Voilà que les animaux de la terre se réunissent aux hommes, font entendre leurs bizarres clameurs. — Les animaux et les homme se réunissent ou les animaux s'unissent aux hommes.

Rivière

Rivière = fleuve (río). La distinction entre le fleuve et la rivière n'existe pas en castillan.

2.11 (P 1869, p. 111: 28) [La lampe sur la Seine]. Une fois en cet endroit, elle remonte avec facilité le cours de la rivière, et revient au bout de quatre heures à son point de départ.

      On ne trouve qu'une seule fois le vocable dans les Chants, tandis que le mot fleuve est toujours correctement employé. Or, rivière vient ici tout de suite après la désignation de la Seine comme fleuve (c'est la surface du fleuve, p. 111: 22), et on le lira encore une fois quelques lignes plus loin (le limon du fleuve, p. 112: 21), de sorte qu'on peut ne voir dans cet emploi qu'une simple variation lexicale, pour éviter une répétition. Mais elle ne viendrait pas sous la plume d'un francophone.

Satin

Lit de satin = lit somptueux, luxueux (aux draps et aux rideaux de satin).

3.1 (P 1869, p. 146: 9) ... sur les lits de satin, où sommeille la pâle prêtresse d'amour, payée avec les miroitements de l'or, les voluptés amères du désenchantement...

4.8 (P 1869, p. 229: 27) Cependant, je ne rêve pas; qu'importe que je sois étendu sur mon lit de satin ? Je fais avec sang-froid la perspicace remarque que j'ai les yeux ouverts, quoiqu'il soit l'heure des dominos roses et des bals masqués.

5.7 (P 1869, p. 268: 18) Chose remarquable ! moi qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps, quand elle [l'araignée] grimpe le long des pieds d'ébène de mon lit de satin.

Sens (réveiller ses sens)

Réveiller ses sens. Forme de renforcement par pléonasme, puisque se réveiller c'est reprendre ses sens. Recuperar, recobrar el sentido + despabilarse (se réveiller, se secouer) : despabila tus sentidos, voilà un excellent jeu de mot de Manuel Serrat Crespo pour rendre l'expression. Ducasse pouvait facilement l'avoir à l'esprit.

6.4 (P 1869, p. 294: 17) Mon fils, je t'en supplie, réveille tes sens, et reconnais ta famille; c'est ton père qui te parle...

      Comparer :
4.6 (P 1869, p. 213: 8) ... je crois que ce naufragé devinera mieux encore à quel degré fut porté l'assoupissement de mes sens.

      On trouve toutefois :
3.2 (P 1869, p. 156: 28) À la fin de cette lecture, l'inconnu ne peut plus garder ses forces, et s'évanouit. Il reprend ses sens, et brûle le manuscrit.

Sérieux

Sérieux. En français du moins, on attend ou bien une enfant sérieuse (niña, chica seria ? formal), ou bien une grande personne (persona mayor), et dans le deuxième cas, le semi-auxilaire est inapproprié : car elle se prenait pour une grande personne. Mais est-ce bien le sens qu'aurait persona seria ? Il pourrait en effet s'agir d'un hispanisme.

3.2 (P 1869, p. 152: 23) L'hiver, elle avait sa place légitime autour de la grande cheminée; car elle se croyait une personne sérieuse... — Les traducteurs reprennent littéralement : pues se creía una persona seria (sauf Saad et Méndez qui donnent respectivement mayor et formal).

      Comparer :
6.3 (P 1869, p. 289: 25) La somme des jours ne compte plus, quand il s'agit d'apprécier la capacité intellectuelle d'une figure sérieuse. Rostro serio. [Le jeune homme a seize ans et quatre mois, alors qu'il paraissait de loin un homme mûr.]

Somnifère

Somnifère, mis pour somnolent ?

3.4 (P 1869, p. 162: 8) Sa lèvre inférieure pendait comme un câble somnifère; ses dents n'étaient pas lavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux.

      Jusqu'à preuve du contraire, l'hypothèse de Jean-Luc Steinmetz (GF et LdP) doit être retenue. Câble est mis pour ficelle, de sorte qu'on se retrouve avec une ficelle à moitié endormie, somnolente (elle pendouille), « somnifère ». Si tel était le cas, on aurait un exceptionnel emploi lexical aberrant. On ferait donc bien de continuer à chercher quelle série de transformations de style artiste aurait pu le produire et, par conséquent, l'expliquer.

Soulevé (3)

Soulevé = élevé, haut (elevado). Confusion de sublevar (« soulever », ce verbe ne s'emploie qu'au sens abstrait en espagnol : soulever, exciter, révolter) et de llevar (lever, élever, etc., un des verbes les plus courants du castillan), lui-même confondu avec elevar (ériger, édifier). Voilà qui est bien compliqué et propre à convaincre l'hispanophone qu'elevado ne devrait pas convenir à désigner de hautes vagues. Et il a bien raison. Sauf que soulevé, les vagues soulevées, convient encore moins.

2.13 (P 1869, p. 126: 14) [Les requins]. ... leurs nageoires sont vigoureuses, et [ils] s'ouvrent un passage, à travers les vagues soulevées. — Il ne s'agit pas de vagues soulevées par la tempête ou le naufrage, mais bien de hautes vagues, des vagues élevées (elevadas olas, Gómez).

Suite (de suite)

De suite = ensuite. Dans son annotation, Pierre-Olivier Walzer écrit : « De suite pour tout de suite. L'expression revient plusieurs fois dans les Chants » (Walzer, p. 1133). La note est reprise quasi textuellement par Hubert Juin : « Fréquent usage, dans les Chants de de suite pour tout de suite » (Juin, p. 432). En réalité, c'est la seule fois que l'expression se trouve dans les Chants, tandis que tout de suite se trouve deux fois (4.6, P 1869, p. 213: 13; 5.5, P 1869, p. 255: 22). Il est plus probable que la locution signifie ensuite et non tout de suite (dans le contexte d'une hypothèse suivie « pas à pas », pour décrire ou reconnaître l'homme à tête de pélican, et lui assigner ensuite sa place dans l'histoire naturelle). Ensuite est un mot clé du français et Ducasse l'utilise couramment bien entendu, mais l'adverbe n'a pas de correspondant en espagnol (on dit luego, después, a continuación). En revanche, en seguida ou enseguida signifie précisément tout de suite, de suite, immédiatement, d'où peut-être l'hypercorrection de l'hispanophone qui l'utilise pour signifier después; il emploie donc naturellement de suite (à la suite, ensuite) au lieu d'ensuite qui correspond pourtant à ce qu'il veut dire.

5.2 (P 1869, p. 239: 5) Suivant pas à pas une hypothèse antérieure, j'aurais de suite assigné sa véritable nature et trouvé une place, dans les cadres d'histoire naturelle, à celui dont j'admirais la noblesse dans sa pose maladive.

Suivre (les traces)

Suivre les traces = voir (les traces, les marques).

6.9 (P 1869, p. 321: 17) [Maldoror] a reçu la réponse de Mervyn. Il suit dans cette page singulière la trace des troubles intellectuels de celui qui l'écrivit, abandonné aux faibles forces de sa propre suggestion.

      Le verbe est appelé par son complément, trace. Le singulier est une marque du style artiste. Mais, suivre les traces, s'emploie, concrètement, pour, suivre une piste. Le verbe qui conviendrait est, simplement, voir, remarquer la trace, la marque de troubles intellectuels.

      Comparer avec le refrain de la strophe de l'omnibus et les deux autres contextes du vocable, trace, dans les Chants :
2.4 (P 1869, p. 69: 16) [L'omnibus « s'enfuit »]. Mais, une masse informe le poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière.
5.2 (P 1869, p. 237: 22) J'avais emboîté mon pas sur ses traces...
6.4 (P 1869, p. 294: 11) ... je donnerai des ordres à mes domestiques, afin de rencontrer la trace de celui que, désormais, je chercherai, pour le faire périr de ma propre main.

Surface

Surface = sur. Deux fois dans la strophe 3.5, le vocable accompagné d'un possessif correspond à la préposition sur. Or, la formulation n'est pas un amusant pléonasme, comme on le trouve à la strophe 6.8. Certes, l'espagnol ne distingue pas la surface et la superficie, mais aucun des sens de superficie (c'est le vocable en espagnol) ne peut expliquer cet emploi.

3.5 (P 1869, p. 165: 21) De sa surface élevée, je contemplais dans la campagne cette construction penchée sur sa vieillesse et les moindres détails de son architecture intérieure. — Il s'agit du tablier du pont qui surplombe l'ancien couvent : de sa surface > de la surface du pont > sur le pont. Et dès lors, le sens est clair : sur ce pont élevé, je contemplais...

3.5 (P 1869, p. 166: 21) Alors, les coqs et les poules accouraient en foule des divers points du préau, attirés par l'odeur séminale, la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son corps comme un fumier... — Il s'agit tout simplement du corps de la prostituée. La surface de son corps > sur son corps (de sorte que l'expression du complément circonstanciel de trépigner correspond alors à son emploi usuel au XIXe siècle déjà, ne s'agissant plus d'un verbe transitif direct : on ne trépigne pas qqch, mais sur qqch).

      Voir le même emploi comme amusante périphrase, dans la strophe 6.8. On trouvera les emplois explétifs du vocable à l'analyse du Style artiste radical.

Susceptible

Susceptible = possible. Mais je suis très surpris de voir deux traducteurs reprendre littéralement le correspondant espagnol, sans sourciller :

5.2 (P 1869, p. 243: 4) ... je rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afin de donner, au jeu de mes poumons, l'aisance et l'élasticité susceptibles, et je leur criai... — dar... la soltura/felicidad y la elasticidad susceptibles..., Álvarez, Serrat. — Mais tous les autres traducteurs corrigent, ce qui donne les variantes attendues suivantes : requises (Gómez, Méndez), nécessaires (Pariente), convenables (Pellegrini), tandis qu'Alonso refait le texte.

Timbre de la poste

Timbre de la poste = timbre-poste (sello de correos).

      Dans sa lettre à Auguste Poulet-Malassis du 21 février 1870 : « Auriez-vous la bonté de m'envoyer Le supplément aux poésies de Baudelaire. Je vous envoie ci-inclus 2 f., le prix, en timbres de la poste » (Walzer, p. 298). On sait qu'Antonin Artaud voyait dans l'article la de ces timbres de la poste un trait d'humour propre au génie de Ducasse (« Lettre sur Lautréamont », Cahiers du Sud, no 275, août 1946, reprise dans l'anthologie de Michel Philip, Paris, Armand Colin, 1971, p. 194). Jean-Jacques Lefrère a suggéré avec raison (Isidore Ducasse, p. 75-76) qu'il pourrait s'agir simplement d'une hésitation sur le pluriel du mot composé en français, étant donné l'expression sello de correos (littéralement : timbre des postes).

Tombe, tombeau

Tombe = cercueil. Le mot est employé souvent et très correctement comme synonyme de tombeau. Mais on le trouve une fois au sens incorrect de cercueil.

6.4 (P 1869, p. 296: 19) Où suis-je ? Est-ce une tombe qui supporte mes membres alourdis ? Les planches m'en paraissent douces...

Tombeau = cercueil. Le vocable se trouve cinq fois dans les Chants, mais dans l'occurrence suivante, le mot est mis pour cercueil, coffre mortuaire longuement et précisément décrit. Il s'agit d'un trait d'hispanisme, mais qui n'est pas à proprement parler « lexical ». Cercueil est employé trois fois dans les Chants et seulement dans la strophe 5.6, ce qui est très significatif, la strophe étant consacrée à un cortège funéraire. Or, il se trouve que le mot n'a pas de correspondant en castillan; les vocables équivalents sont ataúd, féretro et... caja ! D'où la faute de l'hispanophone pour qui le mot n'est pas familier. À remarquer toutefois que seplucro, tombe, s'emploie au sens figuré pour cercueil (Saturne).

5.3 (P 1869, p. 248: 3)  Ce lit, attirant contre son sein les facultés mourantes, n'est qu'un tombeau composé de planches de sapin équarri.

Trépigner

Trépigner. En français, le verbe signifie piétiner frénétiquement et son emploi transitif était déjà très rare au XIXe siècle : on attendrait donc, simplement, piétiner (comme les « trépignements d'un troupeau de boeufs », 5.7, p. 277: 6)). Mais de toute évidence, ce n'est pas le sens du mot dans ce contexte : des trois verbes, tous transitifs, qui peuvent prendre ce sens en espagnol, patalear (gigoter), patear (frapper du pied) et pisotear (intensif de pisar, fouler et écraser de plusieurs coups), c'est le dernier qui correspond à son emploi ici :

3.5 (P 1869, p. 166: 21) Lorsque le client était sorti, une femme toute nue se portait au dehors, de la même manière, et se dirigeait vers le même baquet. Alors, les coqs et les poules accouraient en foule des divers points du préau, attirés par l'odeur séminale, la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son corps comme un fumier et déchiquetaient, à coups de bec, jusqu'à ce qu'il sortît du sang, les lèvres flasques de son vagin gonflé.

Vaste

Vaste = grand, immense.

5.4 (P 1869, p. 249: 25) Qui que tu sois, excentrique python, par quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule ? Est-ce un vaste remords qui te tourmente ?

      Si trois traductions donnent littéralement vasto, trois autres choisissent autant de synonymes différents : immenso (Serrat-Viguié), gigantesco (Pellegrini) et gran (Pariente). Il est donc possible que vasto convienne en castillan, mais ce n'est pas un hispanisme. Dans le texte d'Isidore Ducasse, il s'agit en fait d'un emploi inattendu, voire incorrect, en français. Partout ailleurs (soit 10 autres occurrences), on trouve dans les Chants l'adjectif appliqué à une étendu spatiale, par exemple :
1.8 (P 1869, p. 19: 20) On les dirait atteints de la rage, cherchant un vaste étang pour apaiser leur soif.
      Or, dans le cas qui nous occupe, l'adjectif prend en français le sens négatif de démesuré, d'énorme; on dit, une vaste erreur, une vaste supercherie, ce qui est évidemment un contresens pour désigner le grand, l'immense remords propre à tourmenter une conscience.

Viabilité

Viabilité = véracité. Seule occurrence dans les Chants.

6.6 (P 1869, p. 307: 28) Le Créateur : ... je lui ferai comprendre qu'il n'est pas le seul maître de l'univers; que plusieurs phénomènes, qui relèvent directement d'une connaissance plus approfondie de la nature des choses, déposent en faveur de l'opinion contraire, et opposent un formel démenti à la viabilité de l'unité de la puissance... — Que le Créateur ne soit pas le seul maître de l'univers, on ne saurait dire, dans le contexte, que cette opinion n'ait pas de « viabilité », car cela n'a pas de sens. Il faut comprendre que cette opinion n'est pas vraie, tout simplement.

Voile, mettre toutes voiles

      Contrairement à ce qu'on pourrait croire, il ne s'agit pas d'un hispanisme. Tous les traducteurs ajoutent le déterminant (toutes ses/les voiles) et, surtout, ils remplacent le verbe neutre (mettre) par une action positive : tender (Gómez), izar (Pellegrini, Saad, Pariente) ou desplegar (Serrat, Álvarez et Alonso). L'exclamation « toutes voiles ! » pourrait être une expression propre aux marins, mais je n'en ai pas trouvé d'exemple. Il s'agit plus probablement d'une approximation, même si l'expression est parfaitement claire.

Voile, mettre toutes voiles = (mettre) toutes voiles dehors (sinon, ce serait : faire voile), à pleines voiles (a toda vela).

2.13 (P 1869, p. 119: 23) Un navire venait de mettre toutes voiles pour s'éloigner de ce parage : un point imperceptible venait de paraître à l'horizon, et s'approchait peu à peu, poussé par la rafale, en grandissant avec rapidité.

Toutes voiles tendues = à pleines voiles (a velas tendidas) :

1.1 (P 1869, p. 6: 5) ... ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l'horizon, d'où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête.

Voisin, adj.

Voisin, voisine = près, adv., proche, adj.

Voisin n'est pas un adjectif qualificatif, mais déterminatif : on ne peut pas être plus ou moins voisin, l'adjectif ne peut se mettre au superlatif.

4.3 (P 1869, p. 201: 14) Je le portai dans la chaumière la plus voisine; car, il venait de s'évanouir, et je ne quittai les laboureurs que lorsque je leur eus laissé ma bourse...

      Cela dit, l'« adjectif » peut à la rigueur, pour un virtuose de la langue française, se mettre au comparatif. Si j'ai plusieurs voisins, l'un d'entre eux peut être dans le plus proche voisinage et se trouver plus proche voisin de chez moi qu'un autre. C'est ce qu'on lit tout naturellement dans la fameuse Encyclopédie de Jean-Charles Chenu recopiée par Ducasse :
5.1 (P 1869, p. 232: 16) [Dans un vol d'étourneaux, le centre est] repoussé par l'effort contraire des lignes environnantes qui pèsent sur lui, [il] est constamment plus serré qu'aucune de ces lignes, lesquelles le sont elles-mêmes d'autant plus, qu'elles sont plus voisines du centre.

Yeux

Yeux = vue. Obscurcir les yeux, c'est les assombrir (« Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux », Racine, Phèdre, cit. DGLF), tandis qu'avoir la vue obscurcie, c'est voir moins bien. Ducasse emploie la seconde expression au sens de la première.

6.10 (P 1869, p. 325: 10) ... il faut, en outre, avec du bon fluide magnétique, le mettre [le lecteur] ingénieusement dans l'impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres.

      Comparer :
2.11 (P 1869, p. 109: 6) ... mais, lui croit que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a fait perdre un peu de l'excellence de sa vue.


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