s

Locutions et tournures syntaxiques

Structures syntaxiques espagnoles

      Il y a mille degrés à l'hispanisme. À l'extrême limite, on en sera au latin, bien entendu. Pourtant, il y a une expérience simple à laquelle vous pouvez soumettre n'importe qui lisant couramment l'espagnol : il suffit de lui mettre une des traductions des Chants de Maldoror sous les yeux. En regard du texte français, il vous confirmera deux choses qui n'en font qu'une, à savoir que la traduction littérale des oeuvres de Ducasse en espagnol est vraiment facile à réaliser chaque fois que le sens littéral est assuré (c'est de l'espagnol en français !), tandis qu'une fois transposée en espagnol l'oeuvre paraît d'un style simple, classique ou scolaire, terne, en dépit de son ironie, de ses sarcasmes et de ses outrances.

      D'où la tentation « Pellegrini », comme je propose de la désigner, sous le nom du plus flamboyant, sûrement, des traducteurs des Chants en espagnol. Elle consiste à donner du « style » à l'auteur qui, précisément, a en français même la caractéristique assez rare de n'en pas avoir. Je parle du style littéraire et je veux dire par là celui que nous avons tous lorsque nous nous mettons en frais de bien écrire.

      Mais il n'y a pas que le style.

      Les hispanismes peuvent bien nous amuser, mais l'hispanisme des Chants de Maldoror et des Poésies, c'est bien autre chose qu'une simple question de vocabulaire. On passe donc ici à la morphologie et à la syntaxe, avant d'en venir à la culture, à la mentalité et à l'histoire (dont on trouvera plusieurs traits commentés tout au long de l'annotation du texte).

      Toutefois, si la première partie de cette section intitulée « Locutions et tournures syntaxiques » enregistre les traits de morphologie hispanique dans les Chants, elle ne s'y limite pas. Quelques entrées n'ont rien à voir avec l'hispanisme (artiste, style artiste radical; dépronominalisation; etc.). Dans la première partie de cette section, je profite en effet de l'occasion pour décrire les traits les plus caractéristiques de la grammaire des Chants.

La morphologie et les constructions espagnoles
Avec une analyse du style artiste

Adverbes de négation

Ne = ne... pas (no).

2.6 (P 1869, p. 77: 24) ... si l'on te commet des injustices sur cette terre [...], il n'y a pas de raison que, dans l'autre vie, on ne t'en commette non plus — mis pour pas non plus (que no se cometan más, también).

      Je ne me souviens pas d'avoir rencontré encore cette « coquille » qui correspond au plus pur hispanisme.

Ne...  pas = ne...  plus ([ya] no). Ces morphèmes d'encadrement servent à indiquer la négation (ne... pas), évidemment, et la fin de l'action (ne... plus). Ce système (la commutation pas/plus, n'existe pas en castillan, ce qui explique que Ducasse utilise très peu les morphèmes ne... plus (correspondant à no... ya, ahora, más, etc). Tout au long du Chant premier, on ne trouve pas neuf occurrences des morphèmes d'encadrement ne... plus, l'une d'elle étant une répétition. Les voici :

1.8 (P 1869, p. 21: 28) mon col ne peut plus continuer de tourner;
1.11 (P 1869, p. 39: 13) On n'entend plus les gémissements.
1.11 (P 1869, p. 39: 19) il n'y a presque plus d'huile;
1.11 (P 1869, p. 43: 9) Je ne puis plus respirer...;
1.11 (P 1869, p. 43: 23) cet enfant [...] ne devait plus être.
1.12 (P 1869, p. 46: 22) nous ne devons plus exister;
1.12 (P 1869, p. 50: 3) ne fais plus attention à ce que j'ai dit.
1.12 (P 1869, p. 50: 10) ne fais plus attention à ce que j'ai dit.
1.13 (P 1869, p. 56: 16) n'espère plus retrouver le crapaud.

      Il suit que l'absence du second morphème d'encadrement dans l'exemple suivant est une coquille qui doit être corrigée :

3.5 (P 1869, p. 173: 28) ... cette chambre est devenue damnée, depuis qu'il [le Créateur] s'y est introduit; personne n'y entre [plus]; cependant, j'y suis enfermé.

      Ensuite, dans la tournure no te amo ya ou ya no te amo (qui correspond à je ne t'aime plus), la marque de la restriction (ya) peut fort bien être laissée au contexte ou à l'interprétation du lecteur. D'où les deux cas suivants où ne pas = ne plus.

1.9 (P 1869, p. 32: 12) Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n'ai pas [= plus] la force de poursuivre; car, je sens que le moment est venu de revenir parmi les hommes, à l'aspect brutal...

1.12 (P 1869, p. 45: 19) Lorsqu'un jeune homme voit, dans les bras de son ami, une femme qu'il idolâtrait, il se met alors à fumer un cigare; il ne sort pas [= plus] de la maison, et se noue d'une amitié indissoluble avec la douleur...

Artiste, figure de style artiste radicale

      La figure de style artiste désigne surtout sa forme la plus fréquente, le « tête-à-queue », soit le renversement ou l'inversion du déterminant et du déterminé, mais elle désigne également le changement de catégorie grammaticale, soit la translation du complément déterminatif en adjectif, et inversement. Il s'agit d'une transformation syntaxique. Cette figure de style est omniprésente dans les Chants, et on lui doit des productions lexico-morphologiques particulièrement réussies, dont la plus célèbre est le regard de soie (1,9, p. 23: 7, produit du regard soyeux). Les commentaires linguistiques en signalent de très nombreuses, à cause du fait que l'intelligence du texte dépend parfois de l'identification de la translation, qui n'est pas toujours transparente, comme dans l'exemple que je viens d'en donner (l'origine de la translation n'ayant jamais été signalée avant la présente édition critique). Bien entendu, il ne s'agit pas de « traduire » le regard de soie en un regard soyeux, mais bien au contraire d'évaluer l'impact poétique de la figure, qui est dans cet exemple de toute beauté et tout le contraire d'une création d'écriture automatique (figure qu'on trouve aussi dans les Chants).

      Or, la figure donne lieu, dans les Chants de Maldoror, à une très originale production que je qualifierai de radicale. Elle consiste à créer de toute pièce une figure de style artiste sans réaliser aucune translation, ni dans l'ordre des vocables, ni dans le changement de catégorie grammaticale, dans une suite syntagmatique, mais à faire d'un vocable donné le complément d'un vocable explétif et par conséquent redondant. Avec pied, on produit la peau du pied, la surface du pied, etc., où peau et surface servent de support à la figure. À la strophe 5.5, par exemple, on trouve « baiser la surface de mes pieds » qui transforme de façon radicale, en style artiste imposé, un vocable qui serait autrement d'une parfaite banalité prosaïque, en l'occurrence le mot pied dans l'expression, baiser mes pieds.

Auréole

5.7 (P 1869, p. 275: 3) ... une auréole de rayons étincelants enveloppait la périphérie de ton front.

Existence

      Le vocable est très souvent mis pour vie*h, ce qui en fait un vocable caractéristique des Chants, voire parfois une incorrection*h. Mais dans le contexte suivant, il est explétif et participe du style artiste.

5.7 (P 1869, p. 274: 14) Plus tard, tu conçus des remords [dont l'existence] = [qui] devai[en]t être éphémère[s]...

Os

1.9 (P 1869, p. 30: 16) L'oiseau de passage se repose sur elles avec confiance, et se laisse abandonner à leurs mouvements, pleins d'une grâce fière, jusqu'à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur accoutumée pour continuer le pèlerinage aérien.

1.10 (P 1869, p. 33: 12) Que le vent, dont les sifflements plaintifs attristent l'humanité, depuis que le vent, l'humanité existent, quelques moments avant l'agonie dernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde, impatient de ma mort.

5.7 (P 1869, p. 269: 10) [À l'araignée]. ... je romprai le charme avec lequel tu retiens mes membres dans l'immobilité, et je t'écraserai entre les os de mes doigts, comme un morceau de matière mollasse.

Peau

1.8 (P 1869, p. 18: 27) ... qui leur font trembler la peau, grincer les dents... — On admettra que le parallèle des deux infinitives est une réussite peu commune.

1.12 (P 1869, p. 48: 23) La sueur mouille sa peau.. — Être mouillé de sueur, être en sueur.

5.5 (P 1869, p. 256: 3) Mais (chose importante à représenter) n'oubliez pas chaque jour de laver la peau de vos parties, avec de l'eau chaude, car, sinon, des chancres vénériens pousseraient infailliblement sur les commissures fendues de mes lèvres inassouvies.

5.7 (P 1869, p. 279: 13) Il va réchauffer sa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée gothique. — Se réchauffer, avec un développement de la figure, la peau glacée.

      La figure est explicite et parfaitement assumée dans la phrase suivante, où il ne s'agit plus du visage, de la peau du visage, mais bien de la peau qui le recouvre !

5.7 (P 1869, p. 269: 14) Cependant, je me rappelle vaguement que je t'ai donné la permission de laisser tes pattes grimper sur l'éclosion de la poitrine, et de là jusqu'à la peau qui recouvre mon visage; que par conséquent, je n'ai pas le droit de te contraindre.

      À remarquer que la peau de la poitrine est moins une formule explétive de style artiste qu'une assonance, de sorte qu'il serait difficile de comprendre qu'il s'agit simplement d'une désignation de la poitrine. Le syntagme se trouve dans la strophe 2.11 (p. 107: 24) et le refrain de la strophe 2.15 (p. 137: 7)

Surface

      Dans la plupart des occurrences, le vocable correspond tout simplement à la préposition, sur, lorsque l'expression n'est pas doublement explétive, sur la surface de = sur.

2.5 (P 1869, p. 75: 13) On verra les mondes se détruire, et le granit glisser, comme un cormoran, sur la surface des flots, avant que je touche la main infâme d'un être humain.

2.11 (P 1869, p. 111: 21) Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la nuit, l'on voit une lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, sur la surface du fleuve

2.13 (P 1869, p. 127: 1) Une lutte s'engage entre elle et les requins, pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottent par-ci, par-là, sans rien dire, sur la surface de la crème rouge.

2.15 (P 1869, p. 133: 21) Voici le miracle : le cadavre reparaissait, le lendemain, sur la surface de l'océan, qui reportait au rivage cette épave de chair.

3.5 (P 1869, p. 166: 21) [Les coqs et les poules s'en prennent à une prostituée]. ... attirés par l'odeur séminale, [ils] la renversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux, trépignaient la surface de son corps comme un fumier...

4.7 (P 1869, p. 219: 17) l'être humain que j'apercevais à une grande distance nager des quatre membres, à la surface des vagues, comme jamais cormoran le plus superbe ne le fit...

5.4 (P 1869, p. 252: 10) Ô misérable ! as-tu attendu jusqu'à cette heure pour entendre les murmures et les complots qui, s'élevant simultanément de la surface des sphères, viennent raser d'une aile farouche les rebords papillacés de ton destructible tympan ?

5.5 (P 1869, p. 259: 17) En effet, dans quelque contrée que je me trouve, ils [les hommes] me harcèlent continuellement de leur présence et viennent lécher la surface de mes pieds.

5.6 (P 1869, p. 265: 13) ... comme un nénuphar qui perce la surface des eaux... — Bel exemple pour illustrer que la figure finit par s'imposer où elle n'a pas lieu, soit le nénuphar qui... sort, émerge de l'eau !

5.7 (P 1869, p. 274: 28) Je me demandais si, à l'aide d'une nuit obscure, tu t'étais laissé choir secrètement jusqu'à nous de la surface de quelque étoile

6.5 (P 1869, p. 298: 21) Il jette la missive de côté, parmi les livres à tranche dorée et les albums à couverture de nacre, parsemés sur le cuir repoussé qui recouvre la surface de son pupitre d'écolier.

6.8 (P 1869, p. 319: 17) Il se montre, radieux, sur la surface de l'écueil. — Il s'agit ici, toutefois, d'une amusante périphrase*d, ce qui n'est pas le cas des occurrences précédentes.

      La figure permet des développements qui peuvent la brouiller :

3.1 (P 1869, p. 144: 13) ... une planète se mouvait au milieu des exhalaisons épaisses d'avarice, d'orgueil, d'imprécation et de ricanement qui se dégageaient, comme des vapeurs pestilentielles, de sa surface hideuse et paraissait petite comme une boule... — La planète hideuse.

3.5 (P 1869, p. 165: 21) J'étais sur un pont [...]. De sa surface élevée, je contemplais dans la campagne cette construction penchée sur sa vieillesse et les moindres détails de son architecture intérieure. — Un pont élevé.

Autre fois

Une autre fois = la prochaine fois (para otra vez, para lo sucesivo), à l'avenir.

6.9 (P 1869, p. 324: 9) Apprenez, une autre fois, à mettre de la prudence jusque dans votre métier.

Avant que

Avant que = plutôt que (antes (de) que). La phrase de Ducasse est incompréhensible, étant purement castillane*s, et la difficulté commence avec l'utilisation hispanique de cette conjonction de subordination, qui n'a pas ici de sens temporel, s'agissant de l'ouverture d'une opposition.

6.10 (P 1869, p. 328: 22-25) Avant qu'il stimule leur compassion, par le souvenir de cet épisode, ils feront bien de détruire en eux la semence de l'espoir... Antes de que estimule su compasión con el recuerdo de este episodio, harán bien en destruir en ellos la semilla de la esperanza...

—— Voir plus bas l'analyse de cette structure syntaxique castillane, 6.10 — p. 328.

Celui, celui qui

Cf. Démonstratif, celui qui.

Déjà

Ya ouvre souvent la phrase ou la proposition en castillan. Rien ne l'interdit en français, mais l'adverbe se trouve généralement après le verbe s'il n'est pas mis en relief (c'est déjà..., et déjà..., etc.).

2.5 (P 1869, p. 75: 7) Déjà le sang et la haine me montent vers la tête, à flots bouillants. — Le sang et la haine me monte déjà à la tête.

4.5 (P 1869, p. 210: 27) Déjà, les émanations des cadavres viennent jusqu'à moi.

Demander

Demander, ne pas demander quelque chose de meilleur = ne rien demander de mieux (no pedir algo mejor) :

1.2 (P 1869, p. 7: 19) Tes narines, qui seront démesurément dilatées de contentement ineffable, d'extase immobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l'espace, devenu embaumé comme de parfums et d'encens...

Démonstratif

Ça, pour toi = voilà pour toi (eso (es) para ti).

3.4 (P 1869, p. 163: 2, 8, 12 et 16) Le hérisson, qui passait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit : « Ça, pour toi. [...] ». — La tournure hispanique a quatre occurrences dans la strophe.

      Si l'on donne un cadeau ou une coup d'aiguille, on dit, eso es para ti, littéralement, cela est pour toi. Mais dans le langage courant, on dit, simplement, eso, para ti (ça, pour toi), comme l'écrit spontanément Ducasse ici. Voilà pour l'espagnol. En français, on dit de même, voilà pour toi, car comme il s'agit d'un présentatif, on n'a généralement pas besoin de préciser le complément, voilà un cadeau pour toi, encore moins s'il s'agit d'un coup d'aiguille de la part d'un hérisson...

Celui qui = el que.

      Celui, celle(s) et ceux qui, les démonstratifs suivis du pronom relatif, correspondent à l'article défini ou, plus précisément, à l'article pronominal en castillan (Précis, p. 55). On s'en tiendra ici au relatif qui, les formes celui que, celui de, etc., étant peu fréquentes. Or, la tournure, el que, la que, etc., est beaucoup plus fréquente et, surtout, plus souple en espagnol qu'en français, notamment dans la phrase emphatique ou segmentée. Voilà donc une forme d'hispanisme syntaxique imperceptible : seule la statistique lexicale peut l'illustrer et l'étudier. On constate d'abord la fréquence élevée de la tournure dans les Chants. On en trouve 96 occurrences. La fréquence analysée au TLF montre qu'elle est normalement beaucoup moins fréquente, tandis qu'elle augmente avec les genres populaires. L'Éducation sentimentale, publiée la même année que les Chants (1869) n'en compte que 38 occurrences, alors que le Père Goriot (1843) en compte 40 occurrences; or, si le roman de Balzac est un peu plus long que les Chants, celui de Flaubert est deux fois plus long que ces deux textes. Je rappelle qu'en statistique lexicale, N désigne la longueur du texte en nombre de mots, tandis que V évalue l'étendue du vocabulaire, c'est-à-dire le nombre de mots différents. Calculés avec le programme du TLF, cela donne les résultats suivants pour les trois textes :

N, Flaubert = 149 832; Balzac = 96 555; Ducasse = 80 796;
V, Flaubert = 15 277; Balzac = 10 458; Ducasse = 10 848;
Dém. + qui, Flaubert = 38; Balzac = 40; Ducasse = 96.

Comme on le voit, la tournure est deux fois plus fréquente dans les Chants que dans le roman de Balzac, et quatre fois plus que dans le roman de Flaubert, pourtant deux fois plus long.

      Mais ce n'est pas tout. La fréquence relative des trois pronoms suivis du relatif est constante en français : le masculin pluriel, ceux qui (83 148 occurrences), est trois fois plus fréquent que le masculin singulier, celui qui (33 847), comme on le voit aux fréquences absolues dans les 3 558 textes enregistrés à ce jour (1er décembre 2018) au TLF. Or, ces proportions sont inversées dans les Chants où le singulier, celui qui (59 occ.), est deux fois plus fréquent que le pluriel, ceux qui (28 occ.).

      Les deux phénomènes concomitants sont des effets imperceptibles de la langue « maternelle » d'Isidore Ducasse. Nous sommes à mille lieues des fautes de grammaires ou des hispanismes lexicaux. Ducasse pense, el que, comme n'importe quel hispanophone, tout naturellement, ce qui produit ces « celui qui », avec une fréquence et des situations qui ne seraient naturelles à aucun francophone. Et, parmi de très nombreux autres phénomènes plus difficiles à évaluer, c'est ce qui donne aux Chants de Maldoror cette texture à nulle autre pareille. Oui, cela peut comporter parfois une certaine lourdeur, mais c'est celle du français ! J'en signale un et un seul exemple plus loin :

4.4 (P 1869, p. 206: 2) ... il t'a trompé, celui qui est descendu de la race humaine...

      Mais n'importe quel lecteur des Chants se souviendra des incipit vraiment réussis des Chants 1.12 et 4.6, comme de très nombreuses lancées de phrases ou de propositions. Exemples, donc.

1.12 (P 1869, p. 43: 25) Celui qui ne sait pas pleurer (car, il a toujours refoulé la souffrance en dedans) remarqua qu'il se trouvait en Norvège.

4.6 (P 1869, p. 212: 15) Je m'étais endormi sur la falaise. Celui qui, pendant un jour, a poursuivi l'autruche à travers le désert, sans pouvoir l'atteindre, n'a pas eu le temps de prendre de la nourriture et de fermer les yeux. Si c'est lui qui me lit, il est capable de deviner, à la rigueur, quel sommeil s'appesantit sur moi.

Dépronominalisation

      Oui, je sais, le mot est doublement plus compliqué que l'opération. La pronominalisation, consiste, en grammaire générative, à changer un nom pour un pronom (Paul fuit Pierre > Paul le fuit). La dépronominalisation sera pire que l'inverse, la nominalisation, mais sa contradictoire (Paul le fuit > Paul fuit sa présence). L'opération se double parfois d'une transformation passive (type : de, par sa présence). Et, dans plusieurs cas, d'une attribution qui la justifie, du point de vue de l'économie grammaticale. Par exemple, j'invente : il me fuit > il fuit ma présence incriminante (présence + adjectif, attribut ou complément déterminatif).

      Or, je crois, comme on le voit à l'entrée Trouver, se trouver en présence de, que la figure naît d'un hispanisme, soit du verbe hallar(se), un équivalent du verbe être (estar) qui correspond à de très nombreux idiotismes. Bien entendu, il est impossible de savoir point par point de quelle expression idiomatique peut venir chacune des réalisations de la figure et c'est là, justement, un trait d'hispanisme linguistique, qui est à la frontière de la grammaire ou de la langue et de la rhétorique.

      Le mécanisme linguistique s'analyse ainsi.

5.5 (P 1869, p. 260: 12) Le théâtre du combat n'est plus qu'un vaste champ de carnage, quand la nuit révèle sa présence... = cuando se halla la noche.

Hallarse. Cuando se halla la noche > quand se présente la nuit > quand la nuit révèle sa présence. Il suffit qu'une seconde transformation intervienne pour que l'hispanisme soit brouillé et que le résultat soit tout à fait justifié en français, sans plus de trace d'hispanisme. Il suit, toutefois, que le résultat paraît vraiment surprenant en français — tout comme en castillan. Ah ! le génie de ces bilingues.

      Voici tous les cas où le syntagme composé avec le vocable présence (déterminant + présence) remplace purement et simplement un pronom, avec ou sans complément, souvent dans une parfaite redondance (fuir la présence d'un ennemi = fuir un ennemi).
2.5 (P 1869, p. 73: 3) En vain, je faisais l'insouciant; elle ne manquait jamais de me poursuivre de sa présence devenue inopportune.
2.7 (P 1869, p. 82: 16) ... comme pour chercher à fuir la présence d'un ennemi invisible qui s'approche...
2.7 (P 1869, p. 83: 22) C'est pourquoi, il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes, ni parmi les femmes...
2.7 (P 1869, p. 84: 15) Le bois est devenu auguste comme une tombe, par la présence nocturne de l'hermaphrodite infortuné.
2.10 (P 1869, p. 103: 5) ... les tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur impassible.
2.11 (P 1869, p. 107: 11) ... lorsqu'il m'arrive d'apparaître où tu veilles, tu t'empresses de désigner ma présence pernicieuse...
2.11 (P 1869, p. 108: 9) Il croit voir une espèce de provocation, dans l'attitude de cette lampe, qui l'irrite au plus haut degré, par sa présence inopportune.
5.4 (P 1869, p. 252 : 22) Quelle pensée de pitié me retient devant ta présence ?
5.5 (P 1869, p. 259: 17) En effet, dans quelque contrée que je me trouve, ils me harcèlent continuellement de leur présence et viennent lécher la surface de mes pieds.
5.7 (P 1869, p. 271: 10) ... soyez, au moins, reconnaissant de l'intérêt que je vous porte, en faisant assister votre présence aux scènes théâtrales qui me paraissent dignes d'exciter une véritable attention de votre part...
5.7 (P 1869, p. 273: 21) On constata la présence d'une blessure au flanc droit...
5.7 (P 1869, p. 275: 6) J'aurais désiré lier des relations intimes avec toi; ma présence n'osait approcher devant la frappante nouveauté de cette étrange noblesse, et une tenace terreur rôdait autour de moi.
5.7 (P 1869, p. 277: 24) Je portai ma présence dans les combats, afin d'offrir ma poitrine aux coups.
6.3 (P 1869, p. 288: 22) On dirait que la peste asiatique a révélé sa présence.

      Á côté de ces emplois surprenants, on rencontre aussi l'usage régulier du mot présence, qu'on ne saurait confondre avec eux, comme c'est le cas dans l'expression en présence de. Sauf que très souvent, dans ces cas, on préférerais la préposition (devant) à l'expression adverbiale.
1.9 (P 1869, p. 31: 16) C'est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais tout mon amour...
2.1 (P 1869, p. 60: 27) Ô être humain ! te voilà, maintenant, nu comme un ver, en présence de mon glaive de diamant !
3.5 (P 1869, p. 172: 8) Enfin, il se dirigea vers le guichet, qui se fendit avec pitié jusqu'au nivellement du sol, en présence de ce corps dépourvu d'épiderme.
5.2 (P 1869, p. 240: 1) Mais, quand on se trouve en présence de pareilles circonstances, plus d'un sent battre contre la paume de sa main les pulsations de son coeur.
5.2 (P 1869, p. 240: 20) ... en présence d'un drame non moins grand, je ne sais si je conservai assez d'empire sur moi-même...
5.3 (P 1869, p. 248: 5) La volonté se retire insensiblement, comme en présence d'une force invisible.
6.4 (P 1869, p. 294: 21) [Elle] s'efforce de demeurer tranquille, en présence du danger que court celui que sa matrice enfanta.

      Enfin, bien entendu, il arrive même que le mot corresponde tout simplement à son sens premier !
2.9 (P 1869, p. 93: 11) Voici sa famille innombrable, qui s'avance, et dont il vous a libéralement gratifié, afin que votre désespoir fût moins amer, et comme adouci par la présence agréable de ces avortons hargneux, qui deviendront plus tard de magnifiques poux...
3.2 (P 1869, p. 153: 14) Je ne devais pas longtemps jouir de sa présence; le temps s'approchait, où elle devait, d'une manière inattendue, faire ses adieux aux enchantements de la vie...
5.4 (P 1869, p. 249: 24) Qui que tu sois, excentrique python, par quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule ?
5.6 (P 1869, p. 262: 22) [Ils] n'ignorent pas que leur modeste présence aux funérailles de quiconque leur sera un jour comptée.

Dire (2)

Dire. Comme je dis, parle, prédis. Ces tournures explétives, que je dis, qu'il prédit, etc., sont typiques de l'espagnol parlé.

2.3 (P 1869, p. 66: 27) ... J'ai fait ainsi que je parle... = c'est ce que j'ai fait (hice lo que digo, Serrat).

4.7 (P 1869, p. 224: 3) Raison de plus pour s'aimer. Il n'en fut pas ainsi que je parle = il n'en fut pas ainsi (no fue así que digo).

4.7 (P 1869, p. 225: 24) Je vais pousser un sifflement particulier, pourvu que cela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vont reparaître. » Il arriva comme il le prédit = c'est ce qui arriva, il en fut ainsi, etc. (succedió como él predijo, Álvarez).

Indéfinis (noms, pronoms et déterminants)

— Aucun

Voir aucun mis pour personne.

— Chacun

Chacun = tous, n'importe qui (absolument ou tous les membres d'un groupe), on ou encore personne, lorsque le verbe est négatif. Pronom indéfini. Il ne s'agit pas d'un hispanisme lexical, mais bien morphologique, voire d'un impact de la syntaxe castillane. En effet, chacun correspond rigoureusement au syntagme cada uno/una. Sauf qu'il s'agit d'un syntagme et non d'un vocable et que ce syntagme a un doublet, cada cual, qui correspond à plusieurs des occurrences surprenantes de chacun dans les Chants. Il faut dire que la nuance est très fine entre les deux syntagmes : « cada uno correspond approxamativement à cada cual, sauf qu'il suppose un groupe déterminé de choses ou de personnes : el documento fue sometido a la consideración de cada uno de los asistentes » (Planeta, je traduis). Comme on le voit à l'exemple du dictionnaire, cada uno vise les individus d'un groupe, tandis que cada cual vise le groupe par chacun de ses individus, indistinctement. Cela dit, cada uno (tout comme cada cual) a bien le sens de chacun (masculin ou neutre, indéfini). Sauf que Ducasse l'emploie souvent, je parle de l'indéfini chacun, de manière manifestement abusive. Or, c'est à son emploi dans la strophe 2.13 que l'on comprend l'hispanisme, qui est d'ordre morpho-syntaxique.

2.13 (P 1869, p. 120: 26 et 121: 6) C'est le cri qu'a fait pousser l'abandon des forces humaines. Chacun s'enveloppe dans le manteau de la résignation, et remet son sort entre les mains de Dieu. On s'accule comme un troupeau de moutons. [...] Chacun se dit qu'une fois dans l'eau, il ne pourra plus respirer; car, d'aussi loin qu'il fait revenir sa mémoire, il, etc. [suit le refrain, puis la relance du texte :] Il [sic] ne sait pas que le vaisseau, en s'enfonçant, occasionne une puissante circonvolution des houles autour d'elles-mêmes...

      En espagnol, on peut rendre les deux occurrences du pronom indéfini (chacun) par cada cual (Gómez), cada uno (Pellegrini, Álvarez, Pariente) ou todos (Saad, Serrat), tout comme on peut le faire en français, mais l'important est que ce pronom ne sera rappelé ou repris par aucun des verbes qui suivent, bien entendu; or, c'est précisément ce qui est incongru dans l'expression morpho-syntaxique des Chants sur ce point. Le premier pronom de reprise (si je puis dire), on, est tout à fait correct; même chose pour le second, il (chacun se dit qu'il...), mais dès que celui-ci est répété et plus il est répété, il est clair que c'est l'hispanophone qui s'exprime... en français !

      Et ce n'est pas tout. Il est plus important encore de comprendre que ce sont d'abord et avant tout les deux occurrences du pronom indéfini chacun qui sont à elles seules la marque de l'hispanisme. En effet, en castillan, il suffit de n'exprimer aucun sujet du verbe pour marquer l'indéfini, surtout si l'on trouve le verbe au pluriel (ce qui n'est pas nécessaire). Bref, au lieu de dire cada uno ou todos se envuelve(n), se dice(n) que, il suffit d'écrire, comme Ducasse l'a en fait à l'esprit : se envuelve(n) en el manto de la resignación...; se dice(n) que una vez en el agua no podrá(n) ya respirar.

      Voici les autres cas d'hispanismes morpho-syntaxiques impliquant le pronom indéfini chacun tout au long des Chants :

1.9 (P 1869, p. 27: 20, et 23) J'ai été en relation avec des hommes qui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun [= personne, on] ne manquait pas de s'écrier : « Ils ont fait le bien sur cette terre, c'est-à-dire qu'ils ont pratiqué la charité : voilà tout, ce n'est pas malin chacun peut en faire autant ». — Cf. n. (y).

2.7 (P 1869, p. 83: 9) Depuis cet événement, dont on parla beaucoup, son secret fut deviné par chacun, mais on paraît l'ignorer, pour ne pas augmenter ses souffrances...

2.8 (P 1869, p. 87: 25) Un jour, jour néfaste, je grandissais en beauté et en innocence; et chacun admirait l'intelligence et la bonté du divin adolescent.

2.12 (P 1869, p. 118: 1) Tu es très puissant, chacun le sait.

2.14 (P 1869, p. 129: 16) La foule compacte se rassemble autour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu'ils sont derrière, poussent, tant qu'ils peuvent, ceux qui sont devant. Chacun se dit : « Ce n'est pas moi qui me serais noyé ». On plaint le jeune homme qui s'est suicidé; on l'admire; mais, on ne l'imite pas. — Si l'apparition du pronom indéfini est surprenante dans un contexte où l'indéfini est partout exprimé, il s'explique ou se justifie par le style direct, comme sujet de l'incise. L'emploi correspond ici à cada cual, parce que le groupe est lui-même indéfini, « foule » de spectateurs curieux, badauds et passants.

2.14 (P 1869, p. 129: 25) Il se fait nuit. Chacun se retire silencieusement. Aucun n'ose renverser le noyé, pour lui faire rejeter l'eau qui remplit son corps. On a craint de passer pour sensible [...]; l'un...; l'autre... — Même cas que le précédent.

3.1 (P 1869, p. 143: 12) Les habitants de la côte [...] Les plus vieux pilleurs d'épaves fronçaient le sourcil, d'un air grave, affirmant que les deux fantômes, dont chacun avait remarqué la vaste envergure des ailes noires [...] étaient le génie de la terre et le génie de la mer...

4.2 (P 1869, p. 187: 20, 25) Et encore, quand même une puissance supérieure nous ordonnerait [...] de rejeter, dans les abîmes du chaos, la comparaison judicieuse que chacun a certainement pu savourer avec impunité, même alors, et surtout alors, que l'on ne perde pas de vue cet axiome principal, les habitudes contractées par les ans, les livres, le contact de ses semblables, et le caractère inhérent à chacun, qui se développe dans une efflorescence rapide, imposeraient, à l'esprit humain, l'irréparable stigmate de la récidive...

4.2 (P 1869, p. 188: 14) ... cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocéros, afin de se reposer de temps en temps d'un travail trop escarpé.

4.2 (P 1869, p. 192: 21) Moi, je veux montrer mes qualités; mais, je ne suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices ! Le rire, le mal, l'orgueil, la folie, paraîtront, tour à tour, entre la sensibilité et l'amour de la justice, et serviront d'exemple à la stupéfaction humaine : chacun s'y reconnaîtra, non pas tel qu'il devrait être, mais tel qu'il est.

4.3 (P 1869, p. 197: 10) À moins que, appliquant mes lèvres, l'une contre l'autre, surtout dans la direction horizontale (mais, chacun n'ignore pas que c'est la manière la plus ordinaire d'engendrer cette pression), je ne préfère garder un silence gonflé de larmes et de mystères...

4.3 (P 1869, p. 198: 27) ... (ce que chacun n'aura pas manqué de vérifier, à la condition qu'il ait ausculté ses souvenirs les plus récents)...

4.4 (P 1869, p. 203: 16) Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur [les crapauds sous l'aisselle gauche] fait la chasse : il faut que chacun vive. — Non seulement chacun est mis pour tous, mais il est explétif en regard de l'expression proverbiale courante, il faut bien vivre.

4.7 (P 1869, p. 216: 17) Il n'est pas impossible d'être témoin d'une déviation anormale dans le fonctionnement latent ou visible des lois de la nature. Effectivement, si chacun se donne la peine ingénieuse d'interroger les diverses phases de son existence...

4.7 (P 1869, p. 218: 4) Hélas ! je voudrais dérouler mes raisonnements et mes comparaisons lentement et avec beaucoup de magnificence [...], pour que chacun comprenne davantage, sinon mon épouvante, du moins ma stupéfaction, quand

4.7 (P 1869, p. 221: 21) L'envergure des bouches béates des paysans : aucun bec d'oiseau de proie ou mâchoire d'animal sauvage ne serait jamais capable de surpasser, ni même d'égaler, chacun [= aucun] de ces cratères béants, mais trop lugubres.

5.3 (P 1869, p. 247: 7) Au moins, il est avéré que, pendant le jour, chacun peut opposer une résistance utile contre le Grand Objet Extérieur (qui ne sait pas son nom ?); car, alors, la volonté veille à sa propre défense avec un remarquable acharnement.

5.6 (P 1869, p. 265: 6) [Les lecteurs, auxquels le narrateur s'adresse]. Chacun a le bon sens de confesser sans difficulté (quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu'il ne s'aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain qu'il soit, que je signale entre la beauté du vol du milan royal, et celle de la figure de l'enfant, s'élevant doucement, au-dessus du cercueil...

5.7 (P 1869, p. 273: 22) Les pêcheurs prirent Réginald pour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur embarcation. On constata la présence d'une blessure au flanc droit; chacun de ces matelots expérimentés émit l'opinion qu'aucune pointe d'écueil ou fragment de rocher n'était susceptible de percer un trou si microscopique et en même temps si profond.

6.2 (P 1869, p. 285: 2) Avant d'entrer en matière, je trouve stupide qu'il soit nécessaire (je pense que chacun ne sera pas de mon avis, si je me trompe) que je place à côté de moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non mâché.

6.3 (P 1869, p. 288: 19) Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs maisons. Une femme s'évanouit et tombe sur l'asphalte. Personne ne la relève : il tarde à chacun de s'éloigner de ce parage.

6.4 (P 1869, p. 293: 25) [Le père de Mervyn évanoui aux autres membre de sa famille]. Il parle dans une langue étrangère, et chacun l'écoute dans un recueillement respectueux...

6.8 (P 1869, p. 317: 24) Mais, enfin, chacun ne sera pas étonné si j'ajoute qu'il finit par éclater de rire. — Personne ne sera...

6.8 (P 1869, p. 321: 7) ... son astuce pût tromper même une bande de cygnes. De telle manière qu'il resta ostensiblement dans l'intérieur du lac; mais, chacun se tint [= tous se tinrent] à l'écart, et aucun oiseau ne s'approcha de son plumage honteux, pour lui tenir compagnie.

6.9 (P 1869, p. 323: 14) [Les bouchers]. Ils sont quatre, et chacun saisit [tous/ils saisissent] le marteau accoutumé.

      L'emploi de sens indéfini en français (Grevisse, par. 586 : c'est l'emploi « nominal », type, chacun pense à soi) :
1.12 (P 1869, p. 47: 27) ... la vertu, idéal que chacun s'efforce d'atteindre...
1.12 (P 1869, p. 51: 24) Ici, c'est comme chez les vivants; chacun paie un impôt, proportionnel à la richesse de la demeure qu'il s'est choisie...
2.6 (P 1869, p. 77: 17) « Il n'est pas nécessaire que tu penses au ciel; c'est déjà assez de penser à la terre. Es-tu fatigué de vivre, toi qui viens à peine de naître ? — Non, mais chacun préfère le ciel à la terre ». — Cet emploi est assez inattendu pour être classé comme hispanisme avec les précédents. Voir la n. (e).
2.6 (P 1869, p. 78: 17) Chacun doit se faire justice lui-même, sinon il n'est qu'un imbécile.
2.7 (P 1869, p. 83: 28) Son orgueil lui répète cet axiome : « Que chacun reste dans sa nature ».
4.4 (P 1869, p. 203: 16) Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle [il s'agit des crapauds d'une famille], afin de ne pas mourir de faim : il faut que chacun vive. — C'est l'adage qui est invoqué et appliqué au caméléon.
5.6 (P 1869, p. 261: 18) de telle manière que chacun doive se pénétrer du principe qui commande de faire à autrui ce que l'on voudrait peut-être qui fût fait à soi-même.

      De même, lorsque le pronom est suivi d'un complément (chacun de) ou s'il vise des individus bien déterminés (surtout s'ils ne sont que deux ou trois), alors son emploi est tout à fait attendu.
1.9 (P 1869, p. 25: 8) les espèces de poissons... chacune d'elles...
1.9 (P 1869, p. 28: 1) deux amants : chacun drapé = chacun des deux.
1.11 (P 1869, p. 39: 19) les trois membres de la famille : achevons chacun notre travail = chacun de nous trois.
2.13 (P 1869, p. 127: 25) Maldoror et la requine : chacun s'étonna de trouver tant de férocité dans les regards de l'autre.
2.13 (P 1869, p. 128: 6) Les mêmes : [ils] retinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant.
2.15 (P 1869, p. 135: 28) Le Créateur et moi, Maldoror : Il me craint, et je le crains; chacun, sans être vaincu, a éprouvé les rudes coups de son adversaire, et nous en restons là.
3.1 (P 1869, p. 145: 20) Mario et moi : chacun prend autant d'intérêt à la vie de l'autre qu'à sa propre vie [= chacun des deux].
4.1 (P 1869, p. 185: 26) L'homme et moi, Maldoror : chacun reste de son côté et n'ignore pas que la paix proclamée serait impossible à conserver.
4.1 (P 1869, p. 186: 1) Eh bien, soit ! que ma guerre contre l'homme s'éternise, puisque chacun reconnaît dans l'autre sa propre dégradation... puisque les deux sont ennemis mortels.
5.2 (P 1869, p. 243: 7) Vous avez raison tous les deux; car, à chacun elle avait promis son amour; par conséquent, elle vous a trompés ensemble.
5.7 (P 1869, p. 272: 3) Il y avait longtemps que l'araignée avait ouvert son ventre, d'où s'étaient élancés deux adolescents, à la robe bleue, chacun un glaive flamboyant à la main...
5.7 (P 1869, p. 278: 13) Plein d'admiration pour son adversaire, chacun lève sa propre visière : « Elsseneur !... », « Réginald !... », telles furent les simples paroles que nos gorges haletantes prononcèrent en même temps.
6.5 (P 1869, p. 301: 6) Mervyn, toi qui goûtes la lecture des livres de voyages et d'histoire naturelle, je vais te lire un récit qui ne te déplaira pas. Qu'on m'écoute avec attention; chacun [= chacun de vous] y trouvera son profit, moi, le premier. — Comparer avec l'emploi abusif qui précède à la strophe précédente, dans un contexte pourtant très proche.

— Nul

Nul = aucun (ninguna). On ne trouve qu'une seule fois l'« incorrection » entraînée par l'hispanisme dans les Chants.

5.1 (P 1869, p. 233: 1) ... il serait facile de multiplier les divisions; mais, il n'y aurait nulle utilité, et il y aurait le danger de donner quelque chose d'étroit et de faux à...

Nul = personne (nadie). En français, les emplois du pronom indéfini, recherchés, littéraires ou idiomatiques, sont fortement codés. En particulier, l'indéfini, avec la négation, ne peut s'employer que devant un substantif et donc comme déterminant : nul citoyen ne peut déroger à son devoir... On voit que tel n'est pas le cas des emplois pronominaux suivants, où nul est mis pour le nom indéfini personne, entraîné par le sens et surtout la consonance de nadie.

1.8 (P 1869, p. 20: 25) Nul n'a encore vu les rides vertes de mon front...

1.9 (P 1869, p. 31: 18) ... je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d'amour que contiennent mes aspirations vers le beau)...

1.12 (P 1869, p. 49: 16) En tout cas, nul n'est absent de sa maison, et se garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs.

3.4 (P 1869, p. 163: 20) ... afin que nul ne te vît.

5.3 (P 1869, p. 245: 21) C'est moi qui l'ai voulu; que nul ne soit accusé. — La formulation est doublement fautive, puisqu'on attendrait non seulement, que personne, mais plus précisément, que personne d'autre ne/n'en soit accusé. Le raccourci vient d'une inversion de l'expression espagnole, que no se acuse a nadie (tous les traducteurs).

5.5 (P 1869, p. 259: 7) Mes parties offrent éternellement le spectacle lugubre de la turgescence; nul ne peut soutenir (et combien ne s'en sont-ils pas approchés !) qu'il les a vues à l'état de tranquillité normale...

6.10 (P 1869, p. 232: 16) Il faut tenir compte de la distance, et nul ne peut affirmer, malgré l'attestation de sa bonne vue, que ce soient là, réellement, ces immortelles dont je vous ai parlé...

Jour (pendant les jours, les nuits)

Jour, nuit : pendant les jours, les nuits = (durant, pendant) le jour ou la nuit. Je ne sais pas encore, toutefois, s'il s'agit d'une tournure proprement espagnole et, dans ce cas, s'il s'agit d'un emploi littéraire ou courant, comme je le suppose (puisque bonjour se dit au pluriel, buenos días).

      Voir aussi la liste des hispanismes à jour (des jours) et à jour (les jours).

1.11 (P 1869, p. 38: 14) Ils ajoutent que, les jours, les nuits, sans trêve ni repos, des cauchemars horribles lui font saigner le sang par la bouche et les oreilles...

1.12  (P 1869, p. 46: 23) ... mais, si, après la mort, nous ne devons plus exister, pourquoi vois-je, la plupart des nuits, chaque tombe s'ouvrir, et leurs habitants soulever doucement les couvercles de plomb, pour aller respirer l'air frais.

2.8 (P 1869, p. 91: 20) Je vous l'ai dit, depuis la vision qui me fit connaître la vérité suprême, assez de cauchemars ont sucé avidement ma gorge, pendant les nuits et les jours, pour avoir encore le courage de renouveler, même par la pensée, les souffrances que j'éprouvai dans cette heure infernale, qui me poursuit sans relâche de son souvenir. [Durante días y noches, durante noches y días, Serrat, Álvarez].

2.9 (P 1869, p. 98: 14) Alors, avec une pelle infernale qui accroît mes forces, j'extrais de cette mine inépuisable des blocs de poux, grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache, et je les transporte, pendant les nuits profondes [= durant la nuit profonde], dans les artères des cités.

4.6 (P 1869, p. 216: 2) Revenir à ma forme primitive fut pour moi une douleur si grande, que, pendant les nuits j'en pleure encore. — Por las noches, Álvarez, Serrat.

5.7 (P 1869, p. 279: 7) Le charme magnétique qui a pesé sur ton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres, s'évapore.

Ne... que (= seulement)

      Les morphèmes d'encadrement ne... que (= seulement) constituent un gallicisme dont l'emploi peut être délicat pour un hispanophone, à cause des hispanismes qui ont des formes assez proches mais évidemment n'y correspondent pas. Ducasse l'a déjà employé trois fois avant la strophe 9 et l'emploie 18 fois au Chant I :

[1] 1.4 (P 1869, p. 9: 8); [2] 1.6 (P 1869, p. 14: 14); [3] 1.7 (P 1869, p. 17: 6); [4] 1.9 (P 1869, p. 25: 10, voir ci-dessous); [5] 1.9 (P 1869, p. 26: 22); [6] 1.9 (P 1869, p. 30: 19); [7] 1.9 (P 1869, p. 32: 3, voir ci-dessous); [8] 1.10 (P 1869, p. 35: 7); [9] 1.11 (P 1869, p. 38: 22); [10] 1.11 (P 1869, p. 41: 27); [11] 1.11 (P 1869, p. 42: 9); [12] 1.12 (P 1869, p. 45: 13); [13] 1.12 (P 1869, p. 51: 13); [14] 1.13 (P 1869, p. 55: 3); [15] 1.13 (P 1869, p. 55: 5); [16] 1.13 (P 1869, p. 55: 12); [17] 1.13 (P 1869, p. 55: 23); [18] 1.14 (P 1869, p. 56: 21).

      Deux fois à la strophe 1.9 son emploi est fautif, correspondant respectivement a no... sino et à no... más que, qu'on rend chaque fois, en français, par ne... rien d'autre que.

1.9 (P 1869, p. 25: 10) Les tempéraments et les conformations qui varient dans chacune d'elles, expliquent, d'une manière satisfaisante, ce qui ne paraît d'abord qu'une anomalie.

      Dans cette phrase, l'emploi des morphèmes de restriction (ne... que = seulement) est explétif : ce qui paraît une anomalie seulement (et rien de plus), de sorte qu'on attendrait plutôt la proposition affirmative, ce qui paraît d'abord une anomalie. En réalité, c'est la tournure assez proche de l'espagnol (no... sino) qu'on trouve ici en français, que no parece en principio sino una anomalía (trad. Ana Alonso), soit, ce qui ne paraît d'abord rien d'autre qu'une anomalie.

1.9 (P 1869, p. 32: 3) Dis-le moi... dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n'ont encore connu que les illusions)... — Quienes no han conocido, aún, más que ilusiones (Serrat, comme la plupart des traducteurs), pour qui n'a connu encore rien d'autre que les illusions.

Personne

Personne, mis pour un pronom (lui, vous), d'où les traductions littérales suivantes, sauf la première, traduite à contresens.

1.12 (P 1869, p. 51: 27) ... si quelque avare refusait de délivrer sa quote-part, j'ai ordre, en parlant à sa personne [= en lui parlant], de faire comme les huissiers... — Les traductions donnent, ici, personnellement, sauf celles de Carlos Méndez (hablar con el) et d'Ana Alonso, qui paraphrase l'adverbe, una vez que se ha hablando con la persona en cuestión.

6.5 (P 1869, p. 303: 21) Puisque vous paraissez souhaiter que j'aie de la confiance en votre propre personne [= en vous]... — vuestra propria persona.

6.7 (P 1869, p. 310: 27) ... car il se figurait que le serin se moquait de sa personne [= de lui]... — se burlaba de su persona

Possessifs

      Les commentaires linguistiques n'enregistrent qu'une seule utilisation inadéquate du possessif « justifiée » par l'hispanisme et à la toute dernière strophe des chants :

6.10 (P 1869, p. 329: 24) Le commodore qui mendiait par les rues depuis le jour où avait commencé ce qu'il croyait être la folie de son fils et la mère, qu'on avait appelé la fille de neige..., n. (s).

Possessifs et parties du corps

      On ne peut donc pas dire que l'usage des déterminants et des pronoms possessifs soit très différent d'une langue à l'autre. Mais il existe un cas élémentaire sur lequel les usages du castillan et du français sont diamétralement opposés : les parties du corps. Autant le français économise les possessifs lorsqu'il les désigne, autant l'espagnol les souligne. En plus, le français préfère dans tous ces cas le pronom personnel au déterminant possessif. Aussi est-il attendu que ces emplois soient une pierre d'achoppement pour les bilingues. En tout cas, ces emplois typiquement espagnols, très surprenants et souvent même fautifs, caractérisent nettement les Chants de Maldoror.

      Avec ses 24 occurrences, cet hispanisme morphologique ne le cède qu'aux prépositions (31 occurrences). En fait, ce n'est pas vraiment la fréquence qui les distingue, mais, respectivement, la régularité et la diversité. L'impact de l'hispanisme sur le lecteur attentif devrait être très différent : autant le possessif appliqué aux parties du corps est « réglé », autant l'emploi des prépositions est « déréglé ».

1.3, il aurait voulu lui enlever ses/les joues, n. (c).

1.6, on lèche les/ses blessures (celles de l'enfant : le possessif est attendu, qui sera explétif à la phrase suivante), n. (b).

1.6, Rien n'est si bon que son/le sang, extrait [de]..., si ce ne sont ses/les larmes..., n. (d).

1.6, qui a brisé tes/les os [= t'a brisé les os] et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits de ton corps, n. (s).

1.8 j'avais sur ma/la tête, (p. 21: 2).

1.8 je tourne lentement mon/le col (p. 21: 25).

1.8, [les chouettes] emportant un rat ou une grenouille dans le/leur bec, (p. 18: 22).

      Comme on le voit, cette proposition produit le contraire de l'« hispanisme » et le lecteur devrait être fort surpris de cette inadvertance, lui qui a pris l'habitude de voir désigner explicitement la possession tout au long de cette strophe 1.8 : leur trompe et leurs oreilles (les éléphants), leurs oreilles, leur narine, leurs yeux, leurs pattes et leur bouche (les chiens), leurs pattes (les araignées) et leur dos (les poissons). On trouve rarement l'article défini (la tête, le cou, la peau et les dents). Or, en français, on préfère nettement tourner la phrase pour économiser les possessifs désignant les parties du corps.

      Ainsi en serait-il des cas suivants :

1.8, je couvre ma face = je me couvre la face, (p. 21: 7).

1.8, je meurtris ma poitrine = je me meurtris la poitrine, (p. 21: 18).

1.13, Lave tes mains (lava tus manos) = lave-toi les mains, p. 53: 7.

2.4, Le coude appuyé sur ses/les genoux et la tête entre ses/les mains, n. (o).

2.4, passer la main sur son front = se passer la mains sur le front, n. (o).

2.6, [que] tu aies sa pensée devant tes/les yeux, p. 78: 8.

2.10 mes/les mains crispées sur votre gorge, n. (k).

3.5, aller tremper ses mains = aller se tremper les mains, p. 166: 11.

3.5, essuyer ses jambes = s'essuyer les jambes, n. (j).

3.5, laver ses mains = se laver les mains, p. 173: 2.

5.2, emboîter mon/le pas, n. (e).

5.7, sortir sa/la tête d'un trou, n. (b).

6.5, appuyer ses/les mains sur son front, n. (v).

6.7, montrer sa/la tête, n. (t).

6.8 fermer ma bouche = me fermer la bouche, n. (a).

6.10 cogner son front = se cogner le front, n. (x).

      On trouve également des explétismes entraînés par l'hispanisme :

3.2 un souvenir de (sa) jeunesse, n. (u).

5.4, un coup de (mon) talon, n. (g).

Prépositions

Prépositions. Il n'est pas possible de mener une étude systématique des prépositions en français dans les Chants en regard de leurs emplois en castillan, sans y consacrer un temps considérable. On trouvera ci-dessous la liste des contextes où cet emploi est désigné comme un hispanisme, tout au long des commenaires linguistiques. Il s'agit, en fait, des emplois fautifs en français.

      Les prépositions correspondent à la catégorie grammaticale caractérisant les langues romanes. Il s'agit de la transformation la plus radicale du latin, puisque ses marques synthétiques (les cas des substantifs et leur intégration dans les syntagmes verbaux) ont été remplacées par des morphèmes analytiques. « Les yeux d'un fils » et « los ojos de un hijo », le premier complément déterminatif des Chants, reproduit le génitif latin dans nos langues romanes, « filium oculos » [des fils les yeux], le pluriel « filium » pour ne pas marquer le genre (fils/fille). Même chose pour le complément indirect du syntagme verbal. Premiers mots des Chants, « plût au ciel » ou « plague al cielo »; en bon latin, ce serait « utinam... », mais, pour fin d'illustration, on se contentera de mon latin de cuisine : « si caelo placet ». Comme on le voit, aussi bien en français qu'en castillan, le génitif est marqué de la préposition de, tandis que le datif l'est par la préposition à/a.

      Malheureusement, si je puis dire, en débrouillant le latin, les langues romanes se sont embrouillées. Je me permets d'exposer la question en quelques mots. La phonétique historique permet d'expliquer fort bien comment un mot latin a produit deux versions dirrérentes en français et en castillan; sans trop de difficulté, les locuteurs peuvent comprendre intuitivement comment le latin juvenis a donné jeune en français et joven en castillan, notamment pour les francophones et les hispanophones qui pratiquent un peu l'autre langue. Mais rien de tel n'est possible pour les prépositions, bien au contraire, puisque le locuteur doit plutôt se méfier des transpositions littérales. La langue espagnole propose à Isidoro Ducasse six prépositions fondamentales : a (à), con (avec), de (de), en (en ou dans), para (pour) et por (par et pour). On voit à mes parenthèses que deux de ces prépositions ont deux équivalents possibles en français; or, c'est une illusion, car toutes les prépositions, les fondamentales comme toutes les autres, ont de nombreux emplois et plusieurs correspondants possibles dans l'autre langue selon les contextes. Il y a certes quelques regroupements possibles de ces emplois en contexte, mais les cas de divergence entre les deux langues sont tellement nombreux qu'il faut beaucoup de pratique et de temps pour les maîtriser dans sa langue seconde, où l'on sera souvent et longtemps pris en faute.

      Et voilà ce qui explique le fait que la petite liste des « fautes » suivantes, identifiées au fil des commentaires linguistiques, n'est qu'un petit échantillon des hispanismes morphologiques découlant de l'usage des prépositions dans les Chants de Maldoror. Cela tient au fait que je n'ai jamais marqué comme « hispanismes » que les fautes aussi évidentes qu'incontestables sur ce point. La vérité est qu'au fil de sa lecture des Chants, on sera partout surpris de l'usage des prépositions et locutions prépositives, les préposition fondamentales énumérées ci-dessus, qui sont de très haute fréquence, tout aussi bien que des prépositions de moyenne et de basse fréquence. Dans de très nombreux cas, lorsqu'il ne s'agit pas d'un évident hispanisme, comme ceux que j'ai marqué tels, on sera tenté, comme je l'ai fait des dizaines de fois, d'ouvrir ses grammaires et ses dictionnaires, pour conclure que, non, la préposition adoptée par Ducasse n'est pas fautive dans le contexte, mais qu'aucun francophone ne l'aurait utilisée ainsi ou, souvent, aurait tourné autrement le syntagme, pour éliminer la surprenante préposition, par exemple.

      Il suit que l'utilisation des prépositions dans les Chants est la marque la plus profonde des hispanismes morphologiques. Il suit aussi qu'il s'agit de la plus importante « réalisation » de l'hispanisme dans ce chef-d'oeuvre de la littérature française. Le dépouillement des hispanismes lexicologiques est impressionnant, puisqu'il compte 294 vocables qui figurent dans 649 contextes (ce qui donne un hispanisme lexical tous les 120 mots, soit deux par page dans l'édition originale qui en compte 332). Si je rappelle ces statistiques, c'est pour insister sur le fait que ces hispanismes lexicaux, qui « sautent aux yeux », ne comptent pour rien en regard de l'hispanisme morphologique. Il suffit de rappeler que le nombre de prépositions se compte à plusieurs par ligne tout au long d'un texte français ! Bref, il suffit de choisir une page des Chants au hasard; on y verra vite ses deux hispanismes lexicaux; mais l'important est de savoir que de bien plus nombreuses prépositions porteront à discussion, en regard de l'hispanisme. Ce sera donc, pour les passionnés de la langue française et de la langue... de Ducasse, un plaisir renouvelé page après page.

— À

À = de, sauver la vie à/de quelqu'un (sauver une vie), 2.14, n. (h).

— Après

Après = à, après/à leur suite, 4.6, n. (r).

— Avec

Avec = en, couler avec/en abondance, 1.5, n. (d).

— Contre

Contre = devant, s'arrêter contre/devant un obstacle (:: être arrêté par un obstacle), 3.1, n. (f).

Contre = sur (ou parmi), se frapper contre/sur un poteau, 3.4, n. (d); être broyé contre/sur les cailloux, 3.4, n. (b).

Dans

Dans = à, dans le commencement, au commencement, 1.2, n. (a); passer dans/à cet endroit, 4.2, n. (t).

Dans = chez : dans les oiseaux, dans l'humanité = chez les oiseaux, chez l'homme, les humains :
4.2 (P 1869, p. 191: 9) J'appelle grimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dans l'humanité ! cf. n. (n).

Dans = en, dans tous les temps, en tout temps, 2.1, n. (r); dans moi, en mí = en moi, 5.7, n. (u).

Dans = sous, en los/sous les traits des voyageurs, 2.4, n. (h); s'enfoncer dans/sous ses couvertures, 6.3, n. (c).

Dans = sur, dans [= en] = sur, s'appuyer dans/sur une question de chimie; 4.2, n. (i), dans/sur les champs de bataille, 5.7, n. (ac), dans/sur cette planète, 6.2, n. (n).

Dans la route, le chemin = sur la route, le chemin (en el camino).

2.9 (P 1869, p. 94: 22) Si vous trouvez un pou dans votre route [en vuestra camino], passez votre chemin, et ne lui léchez pas les papilles de la langue.

5.7 (P 1869, p. 271: 28) Je vais te raconter un épisode de ta jeunesse, et te remettre dans le chemin de la mémoire...— Cf. n. (l).

6.3 (P 1869, p. 290: 15) Quelque obstacle imprévu ne peut-il l'embarrasser dans sa route ? [en su camino].

      On trouve toutefois souvent la préposition attendue en français et elle vient toujours correctement dans l'expression « sur le sentier ». À noter qu'on dit dans la voie, comme l'écrit Ducasse strophe 1.10 (P 1869, p. 34: 10).
2.3 (P 1869, p. 66: 10) ... nous marchons sur le même sentier...
2.9 (P 1869, p. 96: 2) ... tant que les astres graviteront sur le sentier de leur orbite...
3.2 (P 1869, p. 154: 10) L'esprit mécontent, il se rhabille avec précipitation, jette un regard de prudence sur la route poudreuse, où personne ne chemine.
3.3 (P 1869, p. 157: 23) Il est loin; je vois sa silhouette cheminer sur un étroit sentier.
3.4 (P 1869, p. 162: 7) Il était étendu sur la route, les habits déchirés.
4.3 (P 1869, p. 201: 21) ... remettre le pied sur le sentier...

De

De corps et d'âme = corps et âme (en cuerpo y alma). L'expression française est refaite sur l'hispanisme. Il s'agit d'expressions figées dans les deux langues.

6.7 (P 1869, p. 314: 24) ... de corps et d'âme, je t'appartiens. Te pertenezco en cuerpo y alma, je t'appartiens, corps et âme.

— En

En = à, en/à cet endroit, 6.3, n. (o).

— Entre

Entre = dans, se regarder entre/dans les yeux (a los ojos), 2.13, n. (aa).

— Envers

Envers = de, l'amour envers/de la vérité, 5.6, n. (k).

— Par

Par = à cause de, voir les deux occurrences de l'emploi classées au glossaire des hispanismes; par/à cause de l'horreur qu'elle inspire, 4.6, n. (o).

Par = avec, par/avec le temps, con el tiempo, 2.9, n. (n).

Par = sous, par/sous quel prétexte, 5.4, n. (b).

Par = sur, par/sur ce point, 6.2, n. (h).

— Parmi

Parmi = à, parmi le/au nombre, 5.3, n. (i).

— Pour

Pour = à cause de, ressentir une honte éternelle pour/à cause d'amères vérités, 2.1, n. (j).

— Sous

Sous = dans, s'enfoncer sous/dans le sol (incorrection), 2,9, n. (s).

— Sur

Sur la terre = sur terre, en castillan, on dit, en la tierra, 2.14, n. (d).

— Travers

À travers = au travers, de par, sur, dans, voir l'analyse au glossaire des hispanismes.

Pronom interrogatif

Quel est... ? = qui est... ? (¿ quién es... ?). Dans les cas suivants, il apparaît clairement que Ducasse a en tête le simple pronom interrogatif quién qu'il rend par l'adjectif interrogatif (quel) en lui donnant une fonction pronominale. L'hispanisme est net en ce qu'il interroge l'identité (qui est-ce ?) et non la nature du sujet (quel est-il ?). L'adjectif attribut (quel) est donc mis pour  pour l'interrogative suivante : de quelle sorte (d'homme) est-il ?, ce qui s'écrirait en français avec les interrogatifs qui ou que : qui est cet homme ?

1.12 (P 1869, p. 48: 4) Quel est cet homme dont le langage sublime a dit des choses que le premier venu n'aurait pas prononcées ?

      Les traducteurs sont unanimes à reprendre littéralement l'expression, ¿ Quién es este hombre que... ?, sauf Álvarez qui comprend : qu'est cet homme ?, ¿ Qué es este hombre ? Les quatre exemples suivants montrent que cette interprétation est peu probable.

1.13 (P 1869, p. 53: 8) Quel est cet être, là-bas, à l'horizon, et qui ose approcher de moi

4.8 (P 1869, p. 227: 5) Quel est donc celui auquel je fais allusion ?

5.3 (P 1869, p. 247: 28) Quand la nuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui n'a pas combattu contre l'influence du sommeil, dans sa couche mouillée d'une glaciale sueur ? (Ici, « quel est celui qui... ? » est mis pour le renforcement « qui est-ce qui... ? »).

5.4 (P 1869, p. 251: 24) Quel est-il, celui qui m'écoute, pour avoir une telle confiance dans l'abus de sa propre faiblesse ?

Pronom tonique (lui, eux)

Pronom tonique (lui, eux) comme pronom sujet. C'est du moins ainsi qu'on peut l'analyser en français. En réalité, il s'agit tout simplement de la structure courante de l'espagnol qui n'exprime jamais le pronom sujet du verbe, sauf pour le mettre en relief. Par exemple, no quiso = il ne voulut pas; mais el no quiso = lui, il ne voulut pas, ou encore c'est lui qui ne voulut pas. À tel point que la dernière des neuf occurrences de la tournure qu'on trouve dans les Chants, si elle était isolée, apparaîtrait comme une simple coquille : Lui, [il] ne voulut jamais raconter les diverses phases du plongeon... [él no quiso nunca relatar... (Álvarez), él nunca quiso contar... (Serrat), littéralement : lui ne voulut..., pour le français : lui, il ne voulut.]

—— Voir d'abord ci-dessous la structure syntaxique hispanique produite littéralement en français, 2.3, p. 67. Voir aussi la construction qui se trouve derrière lui, ni elle (pour ni lui ni elle), strophe 3.5, n. (q)

2.9 (P 1869, p. 92: 15) On lui donne la tête pour trône, et lui, [il] accroche ses griffes à la racine des cheveux, avec dignité.

2.11 (P 1869, p. 109: 5) Il reconnaît la forme de la lampe; il reconnaît la forme de l'ange; mais, il ne peut pas les scinder dans son esprit; en effet, dans la réalité, elles sont collées l'une dans l'autre, et ne forment qu'un corps indépendant et libre; mais, lui [il] croit que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a fait perdre un peu de l'excellence de sa vue. — Il faudrait aussi la virgule : mais, lui, il croit que...

2.14 (P 1869, p. 129: 19) Et, cependant, lui, [il] a trouvé très naturel de se donner la mort, ne jugeant rien sur la terre capable de le contenter, et aspirant plus haut.

3.1 (P 1869, p. 145: 19) Mais nos yeux exprimaient tout. Je l'avertis de serrer davantage son manteau autour de lui, et lui [il] me fait observer que mon cheval s'éloigne trop du sien...

3.3 (P 1869, p. 158: 16) Mais lui, à peine a-t-il vu venir l'ennemi, [il] s'est changé en aigle immense, et se prépare au combat, en faisant claquer de contentement son bec recourbé, voulant dire par là qu'il se charge, à lui seul, de manger la partie postérieure du dragon.

3.5 (P 1869, p. 170: 24) Elle levait davantage ses bras, et lui, avec une poussée plus forte, [il] enfonçait son visage dans leur creux.

3.5 (P 1869, p. 174: 28) Eux, qui n'avaient jamais osé élever leur vue sur moi, [ils] jetaient, s'efforçant de deviner l'énigme, des regards stupéfaits sur ma face abattue, quoiqu'ils n'aperçussent pas le fond de ce mystère, et se communiquaient tout bas des pensées qui redoutaient en moi quelque changement inaccoutumé.

5.6 (P 1869, p. 262 : 21) Les grillons et les crapauds suivent à quelques pas la fête mortuaire; eux, aussi, n'ignorent pas que leur modeste présence aux funérailles de quiconque leur sera un jour comptée.

5.7 (P 1869, p. 273: 28) Lui, [il] ne voulut jamais raconter les diverses phases du plongeon, à travers les entrailles des flots, et ce secret, il l'a gardé jusqu'à présent.

      L'ellipse du pronom sujet est exceptionnellement admise en français, dans des cas très précis (Grevisse, 8e éd., par. 471 : devant l'apposition ou le relatif). C'est le cas des contextes suivants, généralement de structure emphatique (ce qui est clairement le cas du premier exemple, pourtant très proche de la « coquille » présentée ci-haut) :
1.6 (P 1869, p. 12: 25) Lui, ne trahit pas, ne connaissant pas encore le mal : celle qui aime le plus...
2.3 (P 1869, p. 66: 9) Je le connais, le Tout-Puissant... et lui, aussi, doit me connaître.
2.11 (P 1869, p. 110: 18) Ils se regardent tous les deux, pendant que l'ange monte vers les hauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror, au contraire, descend vers les abîmes vertigineux du mal...
3.1 (P 1869, p. 148: 6) Et, lui, se retournait vers moi, sans faire attention aux rênes qu'il tenait dans la main...

      Le pronom atone sujet vient régulièrement dans les trois cas suivants, à la suite de sa forme tonique :
2.7 (P 1869, p. 83: 15) Lui, il emploie la moitié de son argent; le reste, il le donne aux pauvres.
3.5 (P 1869, p. 169: 6) Pendant que la nature entière sommeillait dans sa chasteté, lui, il s'est accouplé avec une femme dégradée, dans des embrassements lascifs et impurs.
5.7 (P 1869, p. 272: 10) Lui, il ne cessait d'employer ses efforts à n'engendrer de ta part aucun sujet de plainte contre lui : un ange n'aurait pas réussi.

Temps (les temps passés)

Temps, les temps passés = le temps, dans le temps, jadis (los tiempos pasados, remotos, littéralement : les temps passés, anciens).

4.8 (P 1869, p. 227: 6, 18) C'est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois. [...] C'est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois.

5.2 (P 1869, p. 242: 6) Qui es-tu, donc, toi; être pusillanime ? Il paraît que tu as oublié certains développements étranges des temps passés; tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon frère. Cette femme nous a trahis, l'un après l'autre.

      Sur l'expression explétive, la nuit des temps passés, cf. strophe 2.2, n. (l).

Structures syntaxiques espagnoles

      Voici donc le dépouillement le plus important sur l'hispanisme dans les Chants de Maldoror. Le répertoire compte 97 entrées, dans l'ordre du texte. Comme toujours et partout, lorsqu'il est question d'hispanismes, ces extraits se situent entre deux extrêmes fort bien représentés, par hasard, avec les deux premières entrées, soit (strophe 1.3) une proposition incompréhensible en français, un « pur hispanisme » (l'emploi du si emphatique), soit (1.4) une formulation typiquement hispanique incorrecte en français. L'emploi du si emphatique, qui est un remarquable tour de force dans une oeuvre française !, se trouve pas moins de quatre fois dans les Chants, strophes 1.3, 3.2, 3.3 et 4.4.

      À partir de cette observation, j'ai entrepris un classement de ces extraits sur une base graduée, marquant les entrées de 0 à 1 (soit 0,0, pur hispanisme incompréhensible en français; 0,1, pur hispanisme que le lecteur peut tout de même comprendre, etc.; 0,5, hispanisme qui tient à trois ou deux morphèmes et ou lexèmes; et enfin, 0,9, la tournure hispanique recevable en français, mais manifestement castillane). Même en refaisant plusieurs fois ma grille d'analyse, j'ai dû me rendre à l'évidence que cette opération était un bel effort inutile, impraticable et, surtout, contreproductif, car elle consistait à nier le résultat du dépouillement. En effet, si l'on entreprend de catégoriser une à une chacune des analyses, on efface petit à petit tout le travail. Or, ce travail, c'est globalement près de cent extraits des Chants qui correspondent rigoureusement (chacune d'entre elles) à des structures syntaxiques castillanes reproduites littéralement en français. Aucun classement ne peut rien changer à la nature du phénomène, au contraire.

      Reste une conclusion catégorique du classement auquel je dois renoncer. Mon dépouillement comptait vingt-quatre (24) entrées correspondant à des propositions, des phrases ou des extraits qui sont absolument incompréhensibles en français. Je ne les énumère pas, par principe, puisqu'il s'agit de la conclusion du travail que j'efface. À lire les 97 entrées qui suivent, on y trouvera vite de très nombreuses propositions ou des phrases qu'aucun lecteur francophone ne pouvait comprendre avant cette lecture. Et, tout aussi important, les lecteurs hispanophones y verront aussi vite des passages qu'ils ont toujours compris, en lisant le texte français, mais sans pouvoir deviner (c'est la règle du bilinguisme des adultes) qu'aucun francophone ne peut rien y comprendre.

      Reste à préciser quelques règles du dépouillement, qui s'appliquent également aux commentaires linguistiques. Pour ne pas surcharger considérablement l'ensemble du travail, il fallait nécessairement laissé de côté les traits fondamentaux du castillan reproduits systématiquement par Ducasse en français. Ces caractéristiques sont si importantes et nombreuses qu'il faut nécessairement renvoyer l'amateur aux traductions en espagnol. Les traits les plus importants sont d'abord l'ordre des mots (dans les syntagmes, les propositions et même les phrases) et ensuite les tournures impersonnelles et passives dont « abuse » le castillan ! Je présente ci-dessous l'emploi des possessifs (s'appliquant aux parties du corps); mais très souvent, ici et là, les emplois des déterminants, les articles en particulier, ne correspondent pas dans les deux langues. Ces trois phénomènes ont un impact considérable tout au long de l'oeuvre, mais on me permettra d'ajouter, et cetera ! On comprendra sans peine que je ne pouvais pas retenir toutes les « petites » ou « usuelles » marques de l'hispanisme des Chants, d'abord et avant tout parce que c'est impossible. On ne m'en voudra pas de le répéter encore : c'est écrit en espagnol dans le texte.

1.3 — p. 8

1.3 (P 1869, p. 8: 20) Impossible, si le mal voulait s'allier avec le bien.

      Le lecteur de langue française risque d'avoir quelque difficulté, avec la phrase suivante, « C'est ce que je disais plus haut », qui achève la troisième strophe, puisqu'il ne peut que tenter de deviner la signification de celle-ci. L'expérience m'a montré toutefois que l'intuition des lecteurs francophones est généralement juste ici et qu'ils comprennent correctement la phrase dans son contexte. Du moins jusqu'à ce qu'on les interroge.

      Prise en elle-même, ce n'est pas une phrase de langue française. À première vue, il semble lui manquer le premier élément de la négation : « Impossible, si [= à moins que] le mal ne voulait s'allier avec le bien », ce que contredit évidemment le contexte ou lui donne un sens vraiment surprenant, car on a l'intuition que l'auteur veut dire exactement le contraire.

      Or cette intuition est parfaitement juste, de sorte qu'on doit traduire ainsi la structure syntaxique : « Impossible, [car ce serait] comme si le mal voulait s'allier avec le bien ». Ce n'est pas toutefois ce qui est écrit, qui est bien « impossible, si ». Il s'agit d'une phrase castillane invraisemblablement reproduite mot à mot en français : imposible, si el mal quisiera aliarse con el bien. C'est un emploi emphatique de la conjonction « si » qui nie absolument la proposition qu'elle ouvre, exactement comme si son expression était ironique; mais ce n'est pas de l'ironie, c'est une très forte dénégation. Traduction : impossible, car évidemment le mal ne saurait (vouloir) s'allier avec le bien, ce qu'on pourrait réécrire simplement, impossible que le mal veuille...

      « Traduction » ? N'ai-je pas toujours dit qu'il ne s'agissait pas de jouer à la police et de corriger ou de réécrire Ducasse ? Il faut dire que nous sommes devant l'un de ces cas où il est tout simplement impossible de comprendre le texte sans connaître l'espagnol, puisque c'est écrit en castillan dans le texte ! Bien entendu, on peut en tirer l'évidente conclusion qu'il aurait fallu à notre Montévidéen bien des années de travail encore avant de rédiger spontanément en français sans laisser entendre son espagnol, mais c'est exactement le contraire qui nous importe (cf. pourtant en 1.3, n. (2), les conclusions qu'il est possible d'en tirer sur la rédaction des Chants). Il faut en effet commencer par expliquer que la forme emphatique de la conjonction « si » ne s'enseigne jamais à qui suit des cours d'espagnol; absolument aucun hispanophile ne l'utilisera et il est même peu probable qu'il la comprenne s'il la lit et il a d'ailleurs bien peu de chance de la lire. En revanche, s'il l'entend, il la comprendra sans peine, car l'intonation est essentielle à la phrase emphatique. Cela signifie que l'expression qui nous occupe ne peut être que la production d'un hispanophone. Il faut pour cela être de langue maternelle espagnole ou avoir intériorisé le génie du castillan. Bref il faut nécessairement avoir Don Quijote de la Mancha et toute la culture espagnole entre les deux oreilles pour écrire spontanément et par distraction une telle phrase ! C'est le cas d'Isidore Ducasse et c'est ce qu'on appelle son hispanisme et non pas les quelques centaines de vocables qui trahissent cette tounure d'esprit.

      J'espère que vous appréciez mon plaidoyer ? Cette première structure syntaxique purement castillane est en tout cas une belle occasion de le faire et on peut dire que l'exemple s'y prête merveilleusement bien. Mais je dois ajouter qu'il pourrait être répété à peu près pour tous les cas qui suivent. On retrouvera d'ailleurs cet idiotisme quatre fois, comme on l'a lu plus haut.

1.4 — p. 9

1.4 (P 1869, p. 9: 12) Pardon, il me semblait que mes cheveux s'étaient dressés sur ma tête; mais, ce n'est rien, car, avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans leur première position.

      Les remettre dans leur première position = les remettre en place (volver a meter en su posición), comme plus loin, 1.11 — p. 40. Toutefois, l'hispanisme semble tenir beucoup plus à la morpho-syntaxe qu'au lexique. Certes, le vocable position (posición, situación) mis pour place (qui n'a jamais ce sens en castillan) est proche d'un gallicisme, d'où il découle que le verbe, replacer (pour placer de nouveau, colocar de nuovo, rendent la plupart des traducteurs), n'est pas le verbe approprié en regard de son complément (les cheveux !). Saad et Alonso (devolver los) ainsi que Méndez (los he retraído), corrigent la formulation, mais il apparaît nettement que la traduction littérale est correcte en castillan. La plus littérale est certainement celle de Gómez de la Serna : perdón, creí que mis cabellos se habían erizado en mi cabeza; pero no ha sido nada, porque, con mi mano, he logrado fácilmente colocarles de nuevo en su primitiva posición.

1.9 — p. 28

1.9 (P 1869, p. 27: 3) Souvent, je me suis demandé quelle chose était la plus facile à reconnaître : la profondeur de l'océan ou la profondeur du coeur humain !

      On attend simplement, je me suis demandé ce qui était le plus facile... Relu en castillan, dans les traductions d'Álvarez et d'Alonso, cela donne littéralement : a menudo me he preguntado qué es/será más fácil de reconocer... D'où, naturellement, quelle chose pour ce qui.

1.10 — p. 33

1.10 Qui que vous soyez, éloignez-vous; mais, si vous croyez apercevoir quelque marque de douleur ou de crainte sur mon visage [...], soyez détrompé : qu'il s'approche.

      Pour reproduire la même rupture pronominale en castillan, il faut utiliser la deuxième personne du singulier (ou du pluriel, mais le sens indique clairement ici un singulier, le « vous » s'adressant à un individu, à un inconnu : qui que vous soyez) : aléjate..., desengáñate : que se aproxime. En revanche, si l'on utilise normalement l'adresse à usted, la troisième du singulier, alors la transposition en espagnol ne présente aucune rupture de construction pronominale, évidemment, mais un simple changement de mode (passant de l'impératif au subjonctif) et c'est bien ce que Ducasse écrit en français ! Soit : aléjase (éloignez-vous)..., desengánese (détrompez-vous) : que se acerque, o que se aproxime, mis pour aproxímese = approchez-vous, que usted se aproxime, soit « qu'il s'approche », très naturel dans le contexte.

1.10 — p. 34

1.10 Alors, les hommes relèveront peu à peu la tête [...]. Ils se dresseront à la fois comme un ressort immense.

      Le circonstanciel, à la fois, est nécessairement déterminé en français : les hommes doivent se dresser un, deux, dix ou tous à la fois. On se lève, on parle on agit tous à la fois et non à la fois. Mais pas moins de trois traducteurs proposent ici une transcription littérale (Serrat, Alonso et Pariente), ce qui montre que la tournure devrait être castillane. Se levantarán, se erguirán a la vez como un resorte inmenso.

      Or, il se confirme que l'expression, a la vez, pour, todos a la vez, est assez courante en espagnol familier, dès que le contexte indique la nature du groupe en question. On dira familièrement et très correctement, par exemple, cuando me enfrenté a mis alumnos, se levantaron a la vez para saludarme (exemple proposé par Norma Davis). En français, la tournure n'est pas possible. Quel que soit le niveau de langue, on dira, lorsque je me présentai devant mes élèves, ils se levèrent tous à la fois pour me saluer. Qu'on ne trouve pas le fait consigné dans les dictionnaires et qu'on n'en ait trouvé aucune illustration, voilà qui confirme pour Alain Verjat Massmann que l'espagnol d'Isidoro Ducasse n'est pas celui qu'on enseigne à l'école, mais celui, vivant, de tous les jours. Ce qui est propre à faire grincer les Chants — d'une musique toute castillane.

      L'économie du « multiplicateur » (un, deux, tous à la fois) n'est à la rigueur acceptable en français que s'il est exprimé par ailleurs dans la même phrase, comme dans l'exemple suivant (où toutefois l'on dirait plutôt, les ailes s'ébranlent toutes à la fois).

5.5 (P 1869, p. 260: 6) [Il s'agit des ailes d'une armée]. Toutes les ailes s'ébranlent à la fois, comme un seul guerrier.

1.11 — p. 36

1.11 (P 1869, p. 36: 26) Quelque chose se retourne en moi, que je ne saurais expliquer. Maintenant, le moindre objet me contrarie.

      Cet alinéa est entièrement décalqué du castillan. En voici deux traductions à peu près littérales correspondant au mot à mot du texte français pour la première phrase : hay algo que (il y a quelque chose qui) da vueltas en mí, y que yo no sabía explicar. En este momento cualquier cosa me contraría (Pellegrini); algo da vueltas en mí que no puedo explicar. En estos momentos cualquier cosa me contraría (Pariente). L'espagnol de Ducasse rendu en français signifie à peu près : je ressens (je sens en moi) quelque chose qui ne tourne pas rond sans pouvoir l'expliquer. En ce moment, tout me contrarie. Dar vueltas est un idiotisme que les dictionnaires suggèrent de rendre par tourner et retourner, ce qui est très approximatif (par exemple : me da vueltas la cabeza, j'ai la tête qui tourne; dar vueltas a un asunto, a una idea, ressasser une question, une idée; etc.). Maintenant (ahora, au sens d'en ce moment, consécutif de la phrase précédente), objet (cosa, la chose), voilà deux mots très simples qui ne parviennent pas à constituer une phrase française : ahora, el menor objeto me contraría (Gómez) est au contraire attendu en espagnol.

1.11 — p. 37

1.11 (P 1869, p. 37: 11) Le père ne revient pas de son étonnement (salir, no salir de su asombro). Dans le contexte de l'édition définitive, on comprend : le père n'en revient toujours pas.

      Les éditions originales, v. (27), disaient le contraire de la même manière : revenir ou ne pas revenir de son étonnement. En français, on dit absolument, revenir ou ne pas revenir de ce dont il s'agit, en revenir ou non (notamment dans l'expression, il n'en revient pas), le sentiment (généralement comme ici l'étonnement) étant laissé à la discrétion du lecteur.

1.11 — p. 37

1.11 (P 1869, p. 37: 19) On m'avait souvent parlé de ce phénomène; mais, je n'avais jamais eu l'occasion de juger par moi-même de sa véracité.

Juger par moi-même de sa véracité = jugar por sí mismo de su veracidad (en juger par soi-même). Deux fois dans la même page Ducasse dit explicitement ce qu'on n'exprime pas ainsi en français. Juger suffit, tout comme en revenir.

1.11 — p. 39

1.11 (P 1869, p. 39: 15) Femme, as-tu fini ton travail ? — Il me manque quelques points à cette chemise, quoique nous ayons prolongé la veillée bien tard.

Il me manque = il me reste (me faltan).

      Voir l'analyse lexicale à manquer. Emploi courant de la langue familière (notamment avec l'adverbe : solo falta, solo me falta). Littéralement : me faltan (il me manque) unas puntadas en esta camisa = il me reste à faire quelques points à cette chemise. Comme on le voit, en castillan, la subordonnée suit tout naturellement (il me faut encore faire cela, même si). En français, il faut comprendre le contraire, à savoir que la pauvre femme n'a pas travaillé assez vite ! ce qui est absurde.

1.11 — p. 39

1.11 (P 1869, p. 39: 17) Moi, aussi, je n'ai pas fini un chapitre commencé.

      Littéralement : yo tambíen, non he concluido/terminado un capítulo empezado ou plus correctement, comme en français d'ailleurs, yo tampoco (moi non plus), he concluido/terminado un capítulo empezado = moi non plus, je n'ai pas fini le chapitre que j'ai commencé (la relative est obligatoire en français).

1.11 — p. 40

1.11 (P 1869, p. 40: 21) [Le rubis de la bague]. Quand tu le replaceras dans sa position ordinaire, tu reparaîtras tel que la nature t'a formé, ô jeune magicien.

      Replacer dans sa position ordinaire, poner en posición ordinaria, corriente : remettre en place. Reponer ou poner de nuevo ne s'emploie à peu près jamais. Il est certain que Ducasse a ici en tête une expression construite sur poner (et non colocar, propre à retraduire l'expression française en castillan). Par ailleurs, on a déjà vu plus haut que « position » est mis pour, à sa place : c'est « remettre dans sa première position » (1.4 — p. 9).

1.13 — p. 52

1.13 (P 1869, p. 52: 22)   Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné [...], n'aille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé...

      La faute de français est à demi corrigée dans l'édition de Bordeaux, comme on le verra à la variante (2), ne vas pas, pour ne va pas. Et en effet, si l'on voyait dans ce subjonctif une incongruité, il faudrait de toute nécessité et sans hésiter corriger ce pur hispanisme, l'hispanisme au sens strict qui produit une faute de français. En castillan, l'impératif mange ! (¡ come tú !) n'existe pas à la forme négative où l'on doit employer le subjonctif (¡ no comas !), ce qui est d'autant plus net avec le verbe aller, ir, qu'il est irrégulier à la seconde personne de l'impératif : ve (vas) donne à la forme négative, no vayas (littéralement, n'ailles pas). — À remarquer que no vaya (usted) correspond au vouvoiement. Il suit que Ducasse doi t avoir à l'esprit une forme de vouvoiement pour cet homme qu'il tutoie pourtant.

      Ce pur hispanisme n'est pas corrigé dans la présente édition parce qu'il produit, dans le contexte, non une incongruité qui prêterait à rire, mais bien une expression poétique présentant en raccourci une formule optative, que tu n'ailles pas. J'ajoute en conséquence la désinence de la seconde personne du subjonctif, n'ailles pas.

1.13 — p. 52 (2)

1.13 (P 1869, p. 52: 1) ... toi, aussi, tu ne seras pas plus que ce chien = tu ne sera rien de plus (no serás más).

      Más et plus ont largement les mêmes emplois, mais ils ne se recouvrent pas toujours exactement. Dans no más en particulier, comme dans les emplois de type más vale ou ¿ que más ?, l'adverbe correspond à davantage. Ici, l'hispanisme doit se comprendre comme, tu ne seras pas mieux, différent, autre chose, etc., soit tu ne seras rien de plus.

1.13 — p. 54

1.13 (P 1869, p. 54: 7) Quand tu descendis d'en haut, [...] tu t'abattis sur la terre, [...] les ailes non fatiguées (de cette course) = las alas sin fatigar por esta carrera.

Cf. la strophe 2.8, p. 88

2.2 — p. 63 (1)

2.2 (P 1869, p. 63: 18) Mais, enfin, qui te dit quelque chose ? = mais, enfin, on ne te reproche rien (pero, en fin, ¿ quién te digo nada ?). Voir l'analyse de l'hispanisme à dire (1).

2.2 — p. 63 (2)

2.2 (P 1869, p. 63: 26) Quelle colère te prend ?

      Sur l'expression familière et courante, qu'est-ce qui te prend ?, ¿ qué te passa ? — D'où la formulation, ¿ Que cólera te passa ? soit, littéralement, qu'est ce qui te prend en fait de colère, pourquoi cette colère ? Pris au piège de l'hispanisme, tous les traducteurs donnent littéralement ce que Pellegrini et Álvarez rendent explicitement, ¿ Qué clase de cólera te posee / se apodera de tí ?, ce qui est bien « écrit » en français, quelle sorte de colère te prend ?

2.2 — p. 64

2.2 (P 1869, p. 64: 16) ... estime-toi nager dans le bonheur...

      Adaptation française (à l'infinitif) d'une formulation castillane (au participe) : considérate nadando en la felicidad (Gómez, Pariente).

2.2 — p. 65

2.2 (P 1869, p. 65: 10-12) Qu'a-t-il rapporté au Créateur de me tracasser, comme si j'étais un enfant, par (= avec) un orage qui porte la foudre ?

      Cette phrase, qui se comprend facilement, n'est pas de structure française. Traduite mot à mot, le résultat est correct en espagnol : ¿ qué ha reportado al Creator molestarme, como si (yo) fuera un niño, con una tormenta que porta rayos ? — Rapporter est traduit reportar par Pellegrini et Álvarez. Un seul mot, tracasser, ne peut se traduire littéralement. Cela dit, la phrase espagnole surprendra peut-être par son vocabulaire, mais certainement pas par sa structure.

      Cet exemple illustre un phénomène linguistique important qui a un impact considérable sur le style des Chants, soit la tendance à privilégier les tournures passives et impersonnelles héritées du latin. Contrairement aux autres langues romanes, le français a renversé ces structures en mettant l'accent syntaxique sur le sujet (Le Créateur n'a rien gagné..., qu'a gagné le Créateur... ?). Rédigé en français, il apparaît que les Chants sont d'abord pensés en espagnol. Des centaines de phrases peuvent l'illustrer, des phrases comme celle-ci le prouvent.

2.3 — p. 67

2.3 (P 1869, p. 67: 18) Ne tarira point ma verve épouvantable ! = ¡ No agorará mi verborrea espantosa !

      Les six traducteurs de la strophe ne choisissent pas d'autre structure syntaxique en castillan, variant évidemment le vocabulaire, notamment pour le mot verve dont les correspondants sont très approximatifs. La phrase française n'est pas une inversion des syntagmes verbal et nominal (ce que la virgule ne suffirait d'ailleurs pas à marquer, surtout dans les Chants qui en abusent). Il s'agit au contraire du pur emploi verbal castillan, le verbe suffisant à l'expression de son sujet (No tarira = elle ne tarira pas...).

2.4 — p. 69 (1)

2.4 (P 1869, p. 69: 9) Que doit être cet assemblage d'êtres bizarres et muets ?, littéralement, ¿ Qué puede ser este conjunto de seres extraños y mudos ? (Saad). — Syntaxe : Que doit être... ? = ¿ Qué puede ser... ? Vocabulaire : bizarre (singulier, extravagant) ne correspond pas au mot attendu en français comme en espagnol, étrange, extraño, probablement par hypercorrection.

      À remarquer que la tournure naturelle en français, qu'est-ce que ? très rare en castillan, aurait commandé une toute autre suite lexicale que l'assemblage d'êtres...

2.4 — p. 69 (2)

2.4 (P 1869, p. 69: 28) Un de ces hommes [...] donne un coup de coude à son voisin, et paraît lui exprimer son mécontentement de ces gémissements, soit en castillan : uno de aquellos hombres da un codazo a su vecino, y parece expresarle su descontento por esos gemidos, ce qui pourrait se traduire ainsi : d'un coup de coude à son voisin, l'un de ces hommes paraît exprimer son mécontentement, à cause de ces gémissements (ce dernier syntagme serait complément de la phrase et non du groupe du nom en français).

2.4 — p. 70

2.4 (P 1869, p. 70: 22) il sait qu'il ne peut rien faire contre tous, littéralement, mot à mot : sabe que no puede hacer nada contra todos (Álvarez, tandis qu'aucun traducteur ne corrige). En français, il ne peut rien faire contre eux, seul contre tous, à lui seul.

2.4 — p. 71 (1)

2.4 (P 1869, p. 71: 15) Je fais un signe et il se remet à mon côté. Vuelve a colocar a mi lado, il revient s'asseoir (à mes côtés où rien n'indique qu'il se trouvait avant). — Il est difficile de reconstruire en castillan le pur hispanisme qui vient du semi-auxiliaire volver a + infinitif, mais c'est évidemment la formule « illisible » qu'on trouve ici. Les traducteurs proposent vuelve a mi lado, mais c'est présomptueux, se remettre n'étant pas recevable dans ce contexte en français; il s'agit plutôt de vuelve a colocar a mi lado (Gómez, évidemment), car justement Lombano pouvait être n'importe où dans l'omnibus avant de « revenir s'asseoir » aux cotés du narrateur. L'hispanisme brouille manifestement le texte.

2.4 — p. 71 (2)

2.4 (P 1869, p. 71: 25) Il y a en lui plus de coeur que dans tous ses pareils de l'omnibus. — Adaptation française du très naturel tiene más corazon que... (Gómez, Saad), ce qui devrait donner le gallicisme correspondant, il a plus de coeur que. Il faut dire que ce gallicisme est en concurrence avec un autre, bien plus fréquent, celui qu'on trouve ici, il y a.

2.5 — p. 74 (1)

2.5 (P 1869, p. 74: 19) Elles rayonnaient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant la lumière parisienne...

      Tous les traducteurs en espagnol comprennent la phrase comme une inversion de style artiste, soit leurs ailes rayonnaient, d'où le renversement, hacían brillar, irradiar, ou resplandecer sus alas, mais il existe une tournure qui correspond exactement à la curieuse expression française ici, soit lucían sus alas (Serrat Crespo, Alonso), qui donne à faire briller (transitif) le sens de faire valoir, mettre en évidence, exhiber, faire de l'effet.

2.5 — p. 74 (2)

2.5 (P 1869, p. 74: 22) Mais elles sont encore enfants, littéralement, pero si todavía son niñas (Pellegrini, Serrat, Álvarez).

2.6 — p. 80

2.6 (P 1869, p. 80: 18) ... peut-être, plus tard, maître de tes semblables, leur feras-tu presque autant de bien que tu leur as fait du mal au commencement !...

      La concordance des temps est fautive et je la corrige : voir la correction justifiée n. (1). Il semble bien qu'il s'agisse d'un hispanisme, à cause de l'accord unanime des traductions espagnoles qui conservent ce passé composé : les harás tanto bien como mal les has hecho (tandis que Gómez et Serrat préfèrent le passé simple hiciste, plus attendu encore).

2.7 — p. 81

2.7 (P 1869, p. 81: 24) Comment se procure-t-il les moyens d'existence ? — Les traducteurs transcrivent tous à peu près, ¿ cómo se procura los/sus medios de existencia ? parce que contrairement au français, « moyens d'existence » n'est pas un syntagme figé [medios de existencia = les moyens de vivre, d'exister] et que medio ne recouvre pas exactement moyen, les deux mots ayant des sens très fluctuants. En français, on dit, quels sont ses moyens d'existence ?

2.7 — p. 82

2.7 (P 1869, p. 82: 23) ... ils lui dirent qu'il se dirigeât. — Tous les traducteurs conservent ce subjonctif imparfait (dirigiera ou dirigiese). En français, c'est l'infinitif qui est attendu : ils lui dire de se diriger.

2.8 — p. 88

2.8 (P 1869, p. 88: 21) jusqu'à ce que j'aperçusse un trône, formé d'excréments humains et d'or, sur lequel trônait, avec un orgueil idiot, le corps recouvert d'un linceul fait avec des draps non lavés d'hôpital, celui qui s'intitule lui-même le Créateur ! = sábanas sin lavar de/del hospital (Pellegrini, Álverez, Serrat).

      Manuel Serrat Crespo a dû m'expliquer sa traduction pour que je comprenne qu'il s'agit, en français, de la traduction « littérale » d'une expression idiomatique du castillan. C'est l'emploi de sin + l'infinitif, particulièrement fréquent avec les verbes estar, quedar et llevar. Exemple type : estoy sin afeitar (Bouzet et Lacoste, par. 359). La préposition et l'infinitif (sans raser) jouent le rôle d'un attribut ou d'un adjectif qui serait le résultat de l'action non effectuée : je suis sans être rasé, je suis non rasé, pur barbarisme en français, mais qui correspond au sens de l'hispanisme, je ne suis pas rasé. Ainsi, les draps d'hôpital ne sont ou n'ont pas été lavés, ce qui se dit tout aussi bien en espagnol (las sábemas sucias de hospital, Alonso). Mais comme le fait remarquer Manuel Serrat Crespo, Ducasse a conservé en français la musicalité de l'idiotisme.

      On peut voir deux autres exemples de cet emploi dans les Chants.

1.13 (P 1869, p. 54: 7) Quand tu descendis d'en haut, par un ordre supérieur, avec la mission de consoler les diverses races d'êtres existants, tu t'abattis sur la terre, avec la rapidité du milan, les ailes non fatiguées de cette longue, magnifique course; je te vis ! Pauvre crapaud ! = las alas sin fatigar por esta carrera.

6.2 (P 1869, p. 285: 5) je place à côté de moi un encrier ouvert, et quelques feuillets de papier non mâché = sin arrugar (Alonso). Certes, Ana Alonso change le sens du mot, puisque ce serait alors le papier non froissé, mais on peut croire que son hypothèse est juste et que Ducasse devait avoir ici à l'esprit non pas un qualilificatif, mais une action. D'où il suit que le « papier mâché » n'est pas en cause, mais bien le papier qui n'a pas été mâché. On pense alors aux feuilles que les écoliers rognent et mâchent en boulettes, ce qui correspond bien à la situation narrative décrite ici, à l'ouverture de la strophe.

2.9 — p. 94 (1)

2.9 (P 1869, p. 94: 14) [Le cachalot]. Il serait dévoré en un clin d'oeil, malgré sa taille. Il ne resterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle.

      En français, on attend nécessairement les pronoms déterminatifs, soit, il n'en resterait pas la queue pour aller en annoncer la nouvelle. Manuel Serrat Crespo donne l'une des deux précisions en ouvrant la phrase (de él...), mais comme il est le seul traducteur à le faire, on peut croire que la traduction littérale d'Ana Alonso est la marque de l'hispanisme en français, no quedaría más que la cola para anuncíar la noticia.

2.9 — p. 94 (2)

2.9 (P 1869, p. 94: 17) Gare à vous, si votre main est poilue, ou que seulement elle soit composée d'os et de chair.

      En français, l'adverbe devrait venir non pas devant, mais dans le groupe verbal, devant le participe, soit, ou qu'elle soit seulement composée de chair et d'os (et, règle syntaxique, il n'y a pas de raison de répéter la conjonction et le verbe : gare à vous, si votre main est poilue, ou seulement composée d'os et de chair). En revanche, l'ordre des mots est tout à fait attendu en castillan, où la position de l'adverbe en -ment est libre (tandis que sólo doit nécessairement venir devant le groupe verbal, où le place Ducasse en français), o si sólo / solamente / simplemente está compuesta de carne y huesos.

      Cela dit, Ducasse, parfait bilingue, est aussi un francophone. Cela se voit dans la même strophe où il exploite la flexibilité de l'adjectif seul, pris au sens adverbial, en français. Il écrit, au paragraphe suivant : la « considération, qu'une divinité d'une puissance extrême peut seule montrer tant de mépris », alors qu'en syntaxe castillane, l'adverbe sólo ne peut venir ici qu'en tête de phrase, soit la « considération, que seule (sólo) une divinité d'une puissance extrême peut montrer tant de mépris ».

2.9 — p. 96

2.9 (P 1869, p. 9614) Continue de dire à la saleté de s'unir avec lui [l'homme] dans des embrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, non écrits dans la poudre, qu'elle restera son amante fidèle jusqu'à l'éternité.

      Sans être une formulation syntaxique clairement hispanique, ce qui apparaît comme un curieux renversement en français ne gêne pas du tout les traducteurs en expagnol, alors qu'il devrait s'agir de jurer qu'il restera son amant fidèle.

2.11 — p. 110

2.11 (P 1869, p. 110: 23) Quel regard ! Tout ce que l'humanité a pensé depuis soixante siècles, et ce qu'elle pensera encore, pendant les siècles suivants, pourrait y contenir aisément, tant de choses se dirent-ils, dans cet adieu suprême ! — Même après la correction (cf. la n. (s), soit tant se dirent-ils de choses, dans cet adieu suprême), la proposition est bien lourde en français, alors qu'elle est toute naturelle en castillan : ¡ tantas cosas se dijeron, en ese adiós supremo ! (comme le donnent tous les traducteurs, sans exception).

2.13 — p. 118

2.13 (P 1869, p. 118: 22) Une belle femme, que je ne faisais que distinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, et me regardait avec compassion; cependant, elle n'osait me parler.

      ... extendia también sobre mi su influencia, soit : tentait aussi de m'influencer, tentait aussi de me séduire. On le comprend ou le devine en espagnol, mais pas en français.

2.13 — p. 120

2.13 (P 1869, p. 120: 25) C'est le cri qu'a fait pousser l'abandon des forces humaines = es el grito que ha hecho lanzar el abandono de las fuerzas humanas (Gómez).

      La phrase précédente s'ouvre par, enfin, il s'échappe un cri..., qui est également une tournure castillane. Celle-ci exprime le cri (c'est le cri que) du (a fait pousser) désespoir (l'abandon des forces humaines).

2.13 — p. 127

2.13 (P 1869, p. 127: 22) Se trouvent en présence le nageur et la femelle de requin, sauvée par lui = se hallan (frente a frente) el nadador y la tiburona, salvada por el (Gómez), pour : le nageur et la requine qu'il a sauvée se trouvent seuls, ensemble, face à face.

2.16 — p. 139

2.16 (P 1869, p. 139: 24) Autant vaut que l'argile dissolve ses atomes, de cette manière que d'une autre.

      Autant vaut que... ne se dit pas en français, et encore moins, autant vaut que... que... Cette phrase est toutefois la transposition d'une formulation toute naturelle en castillan, soit, littéralement, tanto da (= vale) que la arcilla disuelva sus átomos, de esta manera commo de cualquier otra (Ana Alonso). Mais la plupart des traducteurs a plutôt choisi de mettre l'accent sur l'égalité des membres de l'alternative, très proche de la formulation de Ducasse : lo mismo da que... de ese modo o de otro. L'intérêt est que dans les deux cas, la syntaxe française inverserait les propositions : que l'argile dissolve ses atomes de cette manière ou d'une autre, cela donne la même chose (littéralement, pour le gallicisme, c'est pareil, c'est la même chose, c'est égal).

3.1 — p. 145

3.1 (P 1869, p. 145: 21) ... chacun prend autant d'intérêt à la vie de l'autre qu'à sa propre vie; nous ne rions pas.

      No nos reíamos, reímos (Serrat, Álvarez) : le sens de l'expression courante (on n'en rit pas) va bien au-delà de sa traduction littérale (et n'a aucun rapport avec son équivalent français, presque toujours ironique); c'est à peu près : voilà pour nous une chose très sérieuse.

3.1 — p. 147 (1)

3.1 (P 1869, p. 147: 2) Regarde si je mens.

      La très curieuse formulation française, qui n'a pas beaucoup de sens, est un décalque du très sonore ¡ mira si miento !, qui est l'invertion de ¡ miento ! Cette seconde exclamation est utilisée pour se corriger explicitement avant une reformulation de ce que l'on vient d'affirmer. Elle signifie à peu près, mais voyons ! qu'est-ce que je viens de dire... ¡ Mira si miento ! = tu vas bien voir que je ne me trompe pas !

3.1 — p. 147 (2)

3.1 (P 1869, p. 147: 14) Malheur à toi, si tu fais ce que tu dis. Je ne veux pas qu'un autre souffre à ma place, et surtout [pas] toi.

      En français, la négation est reportée sur l'adverbe. Álvarez reprend littéralement la tournure de Ducasse en espagnol : no quiero que otro sufra por mí, y sobre todo tú. Si l'absence de l'adverbe de négation est un trait d'hispanisme, je ne suis pas certain que la tournure, elle, le soit, car tous les autres traducteurs l'inversent : y tú mucho menos (Gómez, Pariente), y menos (aún) tú (Pellegrini, Alonso), y tú menos que nadie (Serrat).

3.1 — p. 148

3.1 (P 1869, p. 148: 3) J'ai approché mes cheveux de ton front rosé, et j'ai senti une odeur de roussi, parce qu'ils se brûlèrent = y brûlèrent (roussirent).

      Au sens strict : parce qu'ils commencèrent à brûler, porque comenzaban/comenzaron a arder (Serrat, Pariente). Le pronominal, en français, qui a un sujet animé, signifie « ressentir une brûlure ». Le pronominal sonne espagnol : porque se me quemaron (Pellegrini, Álvarez), se han quemado (Alonso).

3.1 — p. 150

3.1 (P 1869, p. 150: 2) Imite mon exemple, et que ton éperon d'argent s'enfonce dans les flancs de ton coursier...

      En français, on dit, suis mon exemple ou imite-moi. Or, à ma grande surprise, tous les traducteurs donnent imita mi ejemplo (comme en catalan et en italien). La cause en est qu'imiter n'a pas exactement le même sens en français et dans les autres langues romanes. Définition en castillan, imitar : ejecutar una cosa a ejemplo o semejanza a otra (Academia), faire qqch à l'exemple ou à la ressemblance d'une autre; en français, imiter : faire exactement ce que fait un autre (Larousse). Imiter, reproduire et copier peuvent être de très proches synonymes en français; tel n'est pas le cas en castillan (Garnier distingue soigneusement imitar, remedar et copiar). Conclusion : en français, on tente d'imiter un modèle (un des sens d'imitar, mais généralement pour dire s'en inspirer), tandis qu'il faut suivre un exemple (imitar un ejemplo, et dans ce cas, copiar, à cause du sens d'ejemplo, ce qui n'est donc pas un pléonasme, comme c'est le cas en français).

3.2 — p. 150 (1)

3.2 (P 1869, p. 150: 14) De longues pattes d'araignée circulent sur sa nuque; ce ne sont autre chose que ses cheveux.

      Autre chose est ici explétif en français; en espagnol, ce serait un simple substitut : otra cosa = más = sino, dans la tournure no es sino que, que Ducasse rend ainsi (cf. Précis, p. 216, par. 536). No... sino..., cela correspond à la négation restrictive (ne... que...), no es sino que..., en est un développement (qui se traduit : ce n'est que...).

3.2 — p. 150 (2)

3.2 (P 1869, p. 150: 17) Elle laisse échapper des lambeaux de phrases dans lesquels, en les recousant, très peu trouveraient une signification claire.

      Les « quantitatifs » correspondant à nos adverbes de quantité sont également adjectifs et, surtout, comme ici, pronoms : muy pocos encontrarían un significado claro (tous les traducteurs reprennent évidemment la formule castillane, sauf Ana Alonso). Cf. Précis, p. 100, par. 262. Par ailleurs, la formulation, au pluriel, correspond à l'indéfini : on serait bien peu à...

      En revanche, Ana Alonso, qui connaît bien son français, comprend ce que les francophones comprendront s'ils ne reconnaissent pas l'hispanisme : très peu de phrases trouveraient une signification claire. L'ordre des mots implique « trouver dans lesquels », masculin = dans les lambeaux de phrases.

3.2 — p. 151

3.2 (P 1869, p. 151: 2) Si les hommes étaient heureux sur cette terre, c'est alors qu'il faudrait s'étonner. Si los hombres fuesen/fueron/fueran filices en esta terra...

      Nouvel emploi du si emphatique qu'on a déjà rencontré à la strophe 1.3 : dans le cas tout à fait extraordinaire et pour bien dire bien dire impossible où les hommes seraient heureux sur cette terre, on aurait ici l'occasion de s'étonner, mais tel n'est évidemment pas le cas. En français, la phrase n'a aucun sens. C'est un pur hispanisme. Voici l'interprétation de Gabriel Saad, qui reconnaît évidemment son espagnol, mêne en français dans le texte : únicamente cabria que nos sorprendiésemos si... (cela ne saurait nous surprendre que si...).

3.2 — p. 153

3.2 (P 1869, p. 153: 28) On ne peut dire qui [= ce qui] s'éleva le plus tôt dans son esprit, ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en fut la suite.

      Correspond au relatif (interrogatif) « qué = quoi, qu'est-ce qui, ce qui » : No podría decirse qué se abrió antes camino en su espíritu... (Serrat); ...qué surgió primero en su espíritu... (Álvarez).

3.3 — p. 158

3.3 (P 1869, p. 158: 16) Mais lui, à peine a-t-il vu venir l'ennemi, s'est changé en aigle immense... = « Pero él, apenas ha visto llegar al enemigo, se ha convertido/transformado en una (inmensa) águila (inmensa)... » (Álvarez et Serrat).

      En français, la « principale » s'ouvre par la conjonction appelée par le corrélatif (comme on le trouve partout ailleurs dans les Chants) et le pronom sujet ne peut s'élider (à peine..., qu'il s'est changé).

3.3 — p. 160

3.3 (P 1869, p. 160: 14) Le dragon ne s'y fie pas; il croit qu'à chaque instant l'aigle va l'attaquer par le côté où il manque d'oeil.

      « El lado donde carece de ojo » (Serrat, Alonso et Méndez); on attendrait le côté où il lui manque un oeil, « el lado en que le falta el ojo » (Pellegrini, Viguié, Alvarez et Pariente). Il est peu probable que trois traducteurs reprennent mot à mot une formulation aussi surprenante (et incorrecte) en français sans qu'elle ne soit recevable en castillan.

3.3 — p. 161

3.3 (P 1869, p. 161: 18) Juge toi-même si je souffre !

      La phrase est incompréhensible en français, s'agissant d'un pur hispanisme, nouvel emploi du si emphatique. ¡ Juzga tú mismo si sufro ! Elle signifie en castillan : tu peux bien juger par toi-même, à l'évidence, que je n'en souffre nullement ! Antiphrase pour exprimer la jouissance ressentie à ce dernier coup. D'où la lecture correcte de la phrase suivante (dont le sens dépend de celle-ci) : mais toi, tu me fais peur, je m'inquiète pour toi, je souffre de te voir ainsi.

3.4 — p. 162

3.4 (P 1869, p. 162: 4) Tout travaillait à sa destinée : les arbres, les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur !

      Les traducteur sont presque unanimes à traduire littéralement la première proposition : todo trabajaba en su destino. Je ne pense pas que le pronom neutre todo convienne mieux en castillan que tout en français. C'est tous, au sens de chacun qui est attendu dans les deux langues, étant donné l'énumération qui suit. Les arbres, les planètes, les squales, tous travaillent. Je suppose que la figure de style produit en castillan, comme en français, l'impression que la proposition s'applique à l'univers entier.

      En revanche, contrairement au français, trabajaba en su destino, cela n'a rien à voir avec une expression figurée et cela tient au mot destino qui correspond au doublet français destin et destinée. Une seule fois Ducasse emploi le premier vocable :

2.13 (P 1869, p. 124: 3) Comme la fixité de sa tête semblait narguer le destin, tout en fendant avec vigueur l'onde, dont les sillons s'ouvraient difficilement devant lui !...

      Forcément, puisque Ducasse utilise dans ce cas le mot français sans correspondant en espagnol, il l'emploie rigoureusement dans le sens qu'il doit avoir. Partout ailleurs, il utilise le second vocable, destinée, le correspondant de destino. Or, si le destin est le plus souvent la cause de la destinée, la destinée s'emploie aussi pour désigner le destin ! C'est un des caprices de la langue française. Il suit que tous les emplois du mot dans les Chants correspondent à ses emplois en français, même ici. Sauf que travailler à sa destinée est sans surprise en castillan parce que destino signifie aussi très concrètement ce à quoi on est employé, son travail (empleo, ocupación : le han dado un destino de secretaria - Planeta). Trabajar en su destino signifie donc tout simplement et littéralement faire son travail, soit : chacun faisait son travail, faisait son devoir, accomplissait sa destinée, formulations qui seraient sans surprise en français. L'hispanisme produit au contraire l'idée inattendue que chacun travaille à produire son destin, ce qui ne viendrait pas naturellement à l'esprit d'un francophone.

3.5 — p. 168

3.5 (P 1869, p. 168: 9) Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit. Quelquefois, il l'essayait, et montrait un de ses bouts, devant le grillage du guichet.

      Les traducteurs donnent tous évidemment la transcription littérale : « A veces, lo intentaba... ». Essayer de + inf, au sens de faire des efforts pour + inf., s'emploie sans pronom : « Quelquefois, il essayait... ».

3.5 — p. 182

3.5 (P 1869, p. 182: 2) ... faisant quelques rapides réflexions sur le caractère du Créateur en enfance, qui devait encore, hélas ! pendant bien de temps, faire souffrir l'humanité (l'éternité est longue)...

      La coquille se traduit littéralement en espagnol : durante mucho tiempo (comme tous les traducteurs le transcrivent, sauf Pellegrini et Saad qui donnent por mucho tiempo, ce qui revient au même), soit « durant beaucoup de temps », donc « pendant longtemps ». Par ailleurs, bien de pour beaucoup, est du niveau de la langue parlée.

4.3 — p. 196 (1)

4.3 (P 1869, p. 196: 7) Est-ce possible que tu sois encore respirant ? Tu as la vie dure, mon mari bien-aimé. = ¿ Es posible que estás todavía respirando ?

4.3 — p. 196 (2)

4.3 (P 1869, p. 196: 18) il était absolument impossible de ne pas faire comme moi = de faire autrement. La traduction littérale est parfaitement recevable en espagnol, soit, era imposible no hacer como yo (Serrat, Alonso). On l'abrégera avantageusement, imposible no hacerlo (Pellegrini, Álverez et Pariente). En revanche, le mot à mot, de otra manera (Méndez), paraîtra un gallicisme, parce que l'expression attendue est, imposible hacer lo contrario, ce qui n'a pas exactement le même sens que la tournure française.

4.4 — p. 203

4.4 (P 1869, p. 203: 21) Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m'a rendu eunuque, cette infâme. Oh ! si j'avais pu me défendre avec mes bras paralysés; mais, je crois plutôt qu'ils se sont changés en bûches.

      On a déjà rencontré cette tournure idiomatique dès le début des Chants, strophe 1.3 - p. 8. En français, la proposition dit exactement le contraire de ce qu'exprime Isidoro en son castillan, soit ¡ Oh ! si hubiera podido defenderme con mis brazos paralizados..., comme si, par impossible, j'avais pu me défendre... (et non ce qu'on lit, soit, oh ! si j'avais pu [réussir à, penser à, etc.] me défendre avec [= en dépit de] mes bras paralysés...). En revanche, contrairement à ce qui se passait à la strophe 1.3, le lecteur attentif pourrait « traduire » si par comme si, à cause du contexte, celui des bras paralysés, puis de la proposition suivante, qui les transforme en bûches. Mais cela ne correspond que très approximativement à la dénégation catégorique, qui n'est pas de l'ordre de l'ironie.

4.4 — p. 206 (1)

4.4 (P 1869, p. 206: 2) ... il t'a trompé, celui qui est descendu de la race humaine...

      Littéralement, te ha engañado, ése que ha descendido de la raza humana (cf. Pariente et Alonso). Mais je crois que Ducasse a rendu aini la très simple inversion de la proposition, el descendiente de la raza humana te ha engañado (Saad, Méndez), que donnent tous les autres traducteurs : te ha engañado, el que desciende (Gómez), el que es descendiente de la raza humana (Álvarez), ou même sans l'article pronominal de reprise (el que) : te ha engañado el descendiente... (Pellegrini, Serrat). Malheureusement, le français ne permet pas une telle inversion sans pronom de reprise, de sorte que l'auteur y va d'un lourd « celui qui ».

4.5 — p. 206 (2)

4.5 (P 1869, p. 206: 11) Quand je place sur mon coeur cette interrogation délirante et muette, c'est moins pour la majesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que la sobriété du style se conduit de la sorte.

      La syntaxe de cette phrase est défectueuse en français à cause du court-circuit des deux séries de morphèmes de mise en relief, c'est moins que et [c'est] que. Plus explicitement : c'est moins pour ceci... que pour cela... que... (ceci et cela peuvent être des propositions, voire des propositions infinitives, mais pas des syntagmes nominaux, comme l'écrit Ducasse). Il suit que tous les traducteurs de la strophe en castillan refont la construction syntaxique, en inversant complètement les trois propositions, la « sobriété du style » devenant le sujet de la proposition principale. Cela donne donc cinq reformulations qui seraient parfaitement correctes... en français.

      Or, contre toute attente, les deux derniers traducteurs des Chants, Ana Alonso et Carlos R. Méndez reprennent littéralement la tounure syntaxique en castillan. Cela n'est pas trop surprenant d'Ana Alonso qui procède à une transcription littérale du texte, respectant évidemment rigoureusement le résultat en castillan, mais cela est inattendu dans le cas de C. R. Méndez, car lui fait exactement le contraire d'A. Alonso, réécrivant systématiquement le texte français pour l'adapter à la langue espagnole, sans aucune gêne, mais sans en faire un texte « poétique » (comme l'avait fait jadis Aldo Pellegrini, bien au contraire). Bref, la transcription d'A. Alonso et la réécriture de C. R. Méndez reprennent la structure syntaxique inadéquate de Ducasse... en français. Et c'est évidemment l'inverse qui s'impose : il s'agit donc d'une structure syntaxique espagnole, telle que l'auteur la rédige en français. Tout au plus, Ana Alonzo relance-t-elle la troisième proposition d'un « por lo que ». Isidore Ducasse écrit donc en français la phrase castillane suivante.

      Cuando pongo en mi corazón esta interrogación delirante y muda, es menos por la majestuosidad de la forma que por la imagen de la realidad, por lo que la sobriedad del estilo de la forma se conduce así (Alonso). — Cuando enfrento mi corazón al mudo delirio de esta interrogante, es menos por la majestuosidad de la forma que por la necesidad de encuadrarla en la realidad, que la sobriedad de estilo se conduce de tal modo (Méndez). Traduction ? C'est exactement ce qu'écrit Ducasse, à quelques variantes près.

4.5 — p. 211

4.5 (P 1869, p. 211: 28) ... quoique ce ne fût que pendant cinq ans (le nombre exact du temps m'avait failli) que j'avais enfermé un être humain dans une prison... = me faltó el número exacto del tiempo, soit : il m'a manqué [d'indiquer] la durée exacte [le nombre exact d'années ! c'est-à-dire cinq et non pas onze ans], d'où la traduction de Manuel Álvarez Ortega : el número exacto de años lo había olvidado = j'avais oublié le nombre exact d'années.

      En revanche, c'est la tournure hispanique illisible en français, de même que l'antéposition de la parenthèse, qui conduisent Manuel Serrat Crespo à produire un contresens exceptionnel dans sa traduction : ¿ No recordaba acaso que, también yo, fui escalpado, aunque sólo durante cinco años (me fue necesario el número exacto del tiempo) en los que mantuve encerrado a un ser humano en una prisión... = ne me rappelais-je donc pas que, moi aussi, j'avais été scalpé, quoique ce ne fut que pendant cinq ans (il m'a fallu exactement ce temps) durant lesquels j'avais tenu un être humain enfermé dans une prison... Ce contresens fait la preuve que Manuel Serrat Crespo maîtrise remarquablement bien la langue française, puisqu'il traduit exactement ce que n'importe quel francophone comprend, du moins à première lecture.

4.5 — p. 211

4.5 (P 1869, p. 210: 07) L'imposteur n'est autre chose.

      Cela se dit ainsi en castillan, mot à mot, el impostor es sólo eso (Serrat, Alonso). Reformulation, toujours en castillan, no es más que un impostor (Gómez, Pelligrini et Alverez), así es el impostor (Pariente). « Traduction » : tu n'es qu'un imposteur !

4.6 — p. 213

4.6 (P 1869, p. 213: 6) [Une frégate] lui porte un secours qui a failli être tardif = que estuvo a punto de ser tardío.

      À première vue, il s'agit d'une formulation amusante. Mais devant l'unanimité imperturbable des traducteurs, il faut admettre que la formule est castillane. En effet, tardío retient ici le sens de tarde (tard), dans l'expression, llegar tarde, qui signifie, arriver trop tard (Saturne), comme dans, demasiado tarde. Manifestement, les traducteurs en espagnol ne font ici aucune plaisanterie et tardif a le sens exact que lui donne son contexte, trop tard, qui ne convient évidemment pas en français.

      En revanche, l'adjectif a déjà été employé très régulièment dans le contexte suivant :
2.12 (P 1869, p. 115: 15) ... ton oeil hagard laisse tomber la larme épouvantée du remords tardif...

4.7 — p. 221

4.7 (P 1869, p. 221: 11) Quant à [= en] ce qui me concerne = quant à moi (en quanto a mí concierne).

      On dit en français, en ce qui me concerne. Quant à, est mis pour, en quanto. Mais la formule ne s'emploie qu'en corrélation avec un renversement, dans une phrase ou un développement suivi. Le gallicisme que ne maîtrise pas Ducasse est tout simplement, quant à moi.

4.7 — p. 225 (1)

4.7 (1869, p. 225: 14) [J'étais] fermement résolu à me donner la mort, si [jamais] la mer devait m'offrir les réminiscences antérieures d'une existence fatalement vécue.

      Subordonnée conditionnelle restrictive. Elle n'est pas naturelle en français où l'on précise, dans le cas où, s'il advenait que, etc., à moins que la restriction soit parfaitement claire, ce qui n'est évidemment pas le cas ici, de sorte que le francophone comprendra exactement le contraire : à la condition que la mer m'offre ces réminiscences, et, sceptique, pensera que Ducasse devait vouloir dire... le contraire !

4.7 — p. 225 (2)

4.7 (P 1869, p. 225: 15) Depuis le jour que je m'enfuis de la maison paternelle... [depuis le jour que = depuis le jour où : desde el día (en) que hui de la casa (Serrat, Álvarez)]. En langue parlée familière, on dit justement : desde el día que... (Précis, p. 79)

4.7 — p. 225 (3)

4.7 (P 1869, p. 225: 23) Je vis en paix avec les poissons, et ils me procurent la nourriture dont j'ai besoin, comme si j'étais leur monarque. Je vais pousser un sifflement particulier, pourvu que cela ne te contrarie pas [= si no te molesta = si cela ne t'ennuie pas], et tu vas voir comme ils vont reparaître. — En fait, c'est moins la langue qui est ici en cause (on dirait plutôt en français, si tu le veux bien, si cela ne te dérange pas, etc.), que le langage (car il n'y a à utiliser ici aucune formule de politesse).

5.1 — p. 233 (1)

5.1 (P 1869, p. 233: 1-6) Sans doute, entre les deux termes extrêmes [= (extrêmes) limites] de ta littérature, telle que tu l'entends, et de la mienne [= la littérature, telle que tu l'entends et telle que je la réalise (ou l'entend)], il en est une infinité d'intermédiaires et il serait facile de multiplier les divisions; mais, il n'y aurait [= no existiría, no sería, carecería] nulle utilité, et il y aurait [= existiría] le danger de donner quelque chose d'étroit et de faux à [conferir algo estrecho y falso a (Álvarez) = restreindre et fausser] une conception éminemment philosophique, qui cesse d'être rationnelle, dès qu'elle n'est plus comprise comme elle a été imaginée, c'est-à-dire avec ampleur.

      Le gallicisme il y a + sujet réel correspond souvent à l'hispanisme exister (existir) + sujet réel; mais ici, la tournure française correspondante est simplement : il serait inutile et (même) dangereux de...; de même : quelque chose + attribut + sujet réel correspond à une tournure typiquement espagnole : dar (recopie Gómez, pour communicar, añadir, etc.) algo estrecho y falso.

5.1 — p. 233 (2)

5.1 (P 1869, p. 233: 7) Tu sais allier l'enthousiasme et le froid intérieur, observateur d'une humeur concentrée...

      Aucun francophone ne peut comprendre cette phrase. Humeur, c'est un hispanisme au sens scolaire et académique, c'est-à-dire la faute attendue d'un locuteur de langue espagnole. Ensuite, la première proposition se comprend seulement si l'on connaît l'usage de froid et de froideur dans les Chants : voilà quelqu'un qui conjoint la passion et le flegme, qui reste sur son quant-à-soi, qui ne montre pas ses sentiments. La seconde partie de la phrase nous présente, en conséquence, cet homme comme un pince-sans-rire. Il faut évidemment comprendre, c'est bien le style de Ducasse, que l'observateur est celui qui observe, au sens de manifester, observer un humour acéré ou se manifester et se montrer d'un tel humour.

      Ce résultat de l'analyse grammaticale ne fait aucun doute. Il faut en profiter pour expliquer la situation où l'on se trouve ici, dans l'établissement du texte des Chants. J'ai plusieurs fois opposé l'hermétisme d'un poète comme Mallarmé et le style de Ducasse. Dans le cas des poèmes de Mallarmé, le commentaire critique n'épuise jamais le texte, tandis que dans le cas de Ducasse, oui, par la force des choses. Il s'agit de savoir exactement et précisément ce que notre poète Montévidéen a voulu dire et, une fois qu'on l'a trouvé, cela ne doit plus porter à discussion. Dans le cas de Mallarmé, le résultat peut être développé et raffiné; dans le cas de Ducasse, il ne peut qu'être corrigé, si tel doit être le cas. Et c'est un grand plaisir intellectuel, précisément parce qu'il ne s'agit pas d'exégèse, mais d'analyse.

5.2 — p. 236

5.2 (P 1869, p. 236: 21-22) ... je serais encore resté à la même place, si... = je serais encore ou toujours à la même place si... (hubiera permanecido en el mismo sitio).

      En fait, la structure hispanique tient ici au verbe, permanecer, « ne pas changer (de situation) ». En français, on dit, demeurer, ce qui est bien loin d'un équivalent ou d'un correspondant pour un hispanophone.

5.2 — p. 243

5.2 (P 1869, p. 243: 26) Le pélican, dont le généreux pardon m'avait causé beaucoup d'impression, parce que je ne le trouvais pas naturel...

      Certes, les traductions espagnoles emploient le verbe (et non l'expression verbale), comme on le ferait en français : me había impresionado mucho (Álvarez, Serrat, Pariente, Alonso, Méndez); toutefois, me causó una gran impresión (Planeta) est une tournure fréquente en espagnol. À croire que Ramón Gómez de la Serna est le seul à écrire correctement son espagnol : me había causado un gran efecto, car il est le seul et unique à réécrire l'hispanisme en espagnol !

5.4 — p. 250

5.4 (P 1869, p. 250: 13) [Regarde mon visage]. Ne vois-tu pas comme il pleure ? [= tu t'es trompé : tu vois bien que tu ne peux acompter sur ma compassion].

      Tous les traducteurs, sans exception, reprennent la phrase littéralement, ¿ No ves/observas como llora ? Elle est donc parfaitement attendue en castillan. Dans le contexte que je viens de découper, la dénégation est claire et on comprend : tu vois bien que mon visage n'est pas triste du tout. Mais si l'on relit la phrase dans son contexte, elle est en français très surprenante, car on doit relire la phrase précédente et la suivante pour comprendre qu'il s'agit d'une dénégation.

      Cela dit, il faut comprendre qu'il s'agit d'une figure de rhétorique hispanique, soit une dénégation radicale (qui n'est pas ironique), sans aucune marque lexicale ou morphologique. Toutefois, la traduction italienne, les deux traductions catalanes (ce qui n'est évidemment pas surprenant) et les trois traductions anglaises reprennent toutes littéralement le texte espagnol. Mais probablement que ces traducteurs ont fait comme moi l'analyse que représente mon découpage ci-dessus, tandis qu'aucun des six traducteurs en castillan n'a eu besoin d'aucune analyse pour comprendre spontanément le texte.

5.6 — p. 261

5.6 (P 1869, p. 261: 7-10) Si vous considérez mes paroles plutôt comme une simple forme impérative, que comme un ordre formel [...], vous montrerez de l'esprit et du meilleur.

      Hispanisme morpho-syntaxique. En français, l'adverbe plutôt est forclusif et forme une locution conjonctive, « plutôt que ». On devrait donc lire, considérer comme une forme impérative, plutôt que comme un ordre. Cette forme figée n'est permise qu'avec des infinitifs (plutôt mourir que de dénoncer, mais, j'aimerais mieux mourir plutôt que de dénoncer). La formulation fautive de Ducasse est ici un décalque de l'espagnol où l'adverbe, plutôt, est rendu par, más bien, et s'applique au premier des deux membres de l'équation, soit, si consideráis mis palabras más bien como una simple forma imperative que como una orden... (Gómez). L'hispanisme produit en français une dislocation de la locution conjonctive.

      Si elle paraît bien lourde, la répétition de la préposition, comme, est en principe nécessaire pour introduire l'attribut du complément d'objet du verbe, considérer. Évidemment, la plupart des traducteurs savent éviter cette lourdeur (tout simplement avec la tournure, como..., y no; comme une forme, et non un ordre, Pariente).

5.7 — p. 272

5.7 (P 1869, p. 272: 21) Mais quel mystère s'était donc passé sous l'eau, pour qu'une longue trace de sang s'aperçût [se viera, se percibiera (Álvarez, Serrat)] à travers les vagues ? [= pour qu'on aperçût une longue trace de sang].

5.7 — p. 273

5.7 (P 1869, p. 273: 18) Une barque, qui revenait de placer [= volvía de colocar, Serrat] ses filets au large, passa dans ces parages.

      Cet emploi espagnol du semi-auxiliaire volver peut se rendre en français par le semi-auxiliaire venir ou simplement le temps composé, ici le plus-que-parfait, soit : qui venait de placer, qui avait placé.

5.7 — p. 278

5.7 D'un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer, et la reprendre ensuite avec plus d'énergie.

      L'enchaînement des propositions est parfaitement correct en castillan, qui utilise ici une et une seule conjonction (para) et non une locution conjonctive (afin de). Soit, la transcription littérale de la phrase de Ducasse, telle qu'on la trouve chez tous les traducteurs : de común acuerdo, detuvimos la lucha para descansar y reanudarla después con más energía.

      La construction syntaxique est évidemment fautive en français, mais elle ne peut être corrigée, puisqu'il y a au moins deux solutions possibles. Le plus simple serait de rappeler la locution conjonctive, afin de nous reposer et de reprendre ensuite la lutte; mais le sens de la phrase demanderait plutôt de renforcer l'opposition, comme cela se comprend en formulation castillane : afin de nous reposer, pour la reprendre ensuite avec plus d'énergie.

6.1 — p. 281

1.6 (P 1869, p. 281: 2) Vous, dont le calme enviable ne peut pas faire plus que de (embellir)..., vos, cuya envidiable tranquilidad no puede sino (embelecer)...

      On ne peut pas écrire en français « cela ne peut pas faire plus que de », d'abord parce que les deux adverbes de forclusion, pas et plus, font double emploi, ensuite parce que les deux négations s'annulent. Á la rigueur, on devrait lire, cela ne peut faire moins que de vous embellir, et c'est bien ce que le lecteur doit comprendre. Or, la proposition peut traduire deux formulations correctes en castillan, soit sans négation avec l'adverbe solo, soit la double négation, avec l'adverbe sino : solo puede hacer que (Álverez, Méndez), no puede sino (Gómez, Serrat). Sur cette double négation, qui correspond à la structure syntaxique de Ducasse ici, voir le Précis, par. 536).

6.3 — p. 288

6.3 (P 1869, p. 288: 11) Huit heures ont sonné à l'horloge de la Bourse : ce n'est pas tard ! = il n'est pas tard (no es tarde) ! — Carlos R. Méndez, qui connaît bien le français, a compris que l'expression, pourtant toute simple, devait avoir un sens particulier (s'agissant d'un pur hispanisme). Il la reformule donc tout aussi curieusement..., comme elle devrait en effet se comprendre en français : o sea que no es tarde ! (approximativement : c'est dire qu'il n'est pas tard !).

6.3 — p. 290

6.3 (P 1869, p. 290: 11) C'est huit heures et demie... (= son las ocho y media).

6.3 — p. 291

6.3 (P 1869, p. 291: 1) Vous avez reconnu le héros imaginaire qui, depuis un long temps, brise par la pression de son individualité ma malheureuse intelligence !

      Tous les traducteurs transcrivent l'hispanisme, desde (hace) largo/mucho tiempo. Toutefois, l'hispanisme produit un syntagme qui reste tout à fait recevable en français. L'expression est simplement surprenante, d'autant que l'adverbe attendu, longtemps, et le syntagme correspondant, depuis longtemps, sont fréquents dans les Chants (respectivement 25 et 8 fois). Mais cette formulation n'a aucune commune mesure avec l'hispanisme qu'on trouvait à la fin de la strophe 3.5, pendant bien de temps (p. 182: 2, n. (ax)), soit une faute de français qui tenait du barbarisme, et qu'il fallait corriger, ce qui n'est pas le cas ici.

6.3 — p. 291

6.3 (P 1869, p. 291: 17) Il faut lui tenir compte de son application à découvrir l'énigme [= hay que tenerle en cuenta su aplicación a / por descubrir el enigma (Gómez et Pellegrini); plus correctement : hay que tener en cuenta su empeño por descubrir/descifrar el enigma (Félix Carrasco).

6.3 — p. 292

6.3 (P 1869, p. 292: 13) ... cependant, il lui est impossible de deviner la réalité. Il n'est pas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se reconnaît pas la faculté de l'être [= y no se reconoce la facultad de serlo, Álvarez].

      Le fragment correspond à l'expression : et il ne prétend pas l'être; bien sûr, Ducasse s'amuse à créer une périphase (disons : il ne prétend pas avoir la faculté de l'être), mais la tournure qu'il lui donne est proche de la syntaxe espagnole, surtout après l'impersonnel, il lui est impossible.

6.4 — p. 293

6.4 (P 1869, p. 293: 17) [Les jeunes frères de Mervyn, assistant à son évanouissement]. ... ils ne connaissent pas la vie d'une manière suffisante, pour se faire une idée nette de la scène qui se passe.

      Rien ne signale la formulation hispanique à un francophone, car il s'agit d'une phrase très simple, mais incorrecte. En français, on dirait très naturellement : ils n'ont pas assez d'expérience pour comprendre ce qui se passe; en tout cas, la grammaire du français appliquerait ici quatre transformations obligatoires qui conduiraient à une expression approchée : connaître la vie = avoir de l'expérience; d'une manière suffisante = assez; se faire une idée = comprendre; et enfin la scène = ce. En espagnol, au contraire, la traduction littérale est tout ce qu'il y a de plus naturel : no conocen la vida de modo suficiente como para hacerse una idea clara de la escena que se pasa.

6.4 — p. 294

6.4 (P 1869, p. 294: 4) Il éprouverait la vigueur de mon bras, si je connaissais le coupable.

      La phrase se comprend parfaitement bien, mais sa syntaxe n'est pas recevable en français. On ne peut pas ouvrir une proposition principale avec un pronom dont le référent se trouvera à la fin de la proposition subordonnée qui suit. Il faudrait donc impérativement inverser les deux propositions. En revanche, la tournure est tout à fait recevable en castillan qui mettrait ainsi en relief le sujet de la principale : comprobaría el vigor de mi brazo, si conociera al culpable. Toutefois, aucun traducteur ne reproduit la phrase textuellement et Ana Alonso (que je recopie), qui suit rigoureusement le texte français, prend soin d'inverser les deux propositions.

6.4 — p. 297

6.4 (P 1869, p. 297: 8) Tous, allez-vous-en dans vos couches respectives, je l'ordonne, afin que je reste seul [= a fin de que me quede solo] à côté du malade, jusqu'à l'apparition de l'aurore et du chant du rossignol.

      En français, la transformation infinitive est obligatoire pour éviter la répétition du pronom sujet : afin de rester seul.

6.4 — p. 297

6.4 (P 1869, p. 297: 11) Maldoror, caché derrière la porte, n'a perdu aucune parole = il a tout entendu (no ha perdido ni una palabra).

6.4 — p. 297

6.4 (P 1869, p. 297: 22) Je voudrais trouver un homme exempt de l'accusation que le malade a portée contre moi.

      La phrase, qui n'est évidemment pas correcte en français, est reproduite littéralement par tous les traducteurs en castillan : quisiera (j'aimerais) encontrar un hombre exento de la acusación que el enfermo ha lanzado contra mí. Or, il est presque certain que c'est une incorrection que permet de corriger Clavo : exento ne doit pas s'employer au sens de falto ou carente; il faudrait donc traduire, libre de la acusación, ce qu'il est tout aussi impossible de traduire littéralement en français. Mais le sens de la formulation espagnole est très simple : j'aimerais trouver un homme qui ne porte pas de telles accusations contre moi.

6.5 — p. 299

6.5 (P 1869, p. 299: 27) Il lui semble (ce n'est que depuis la lecture qu'il vient de terminer) que son père est un peu sévère et sa mère trop majestueuse.

      Traduite littéralement, la parenthèse correspond à une formulation espagnole acceptable : [esto] no es más que desde la lectura que acaba de terminar. En français, on comprend : après la lecture qu'il vient de faire, mais pas avant, soit à la fin de sa lecture; on devrait plutôt lire ce que l'on comprend dans la transcription en castillan, simplement, avec la lecture qu'il vient de faire.

6.5 — p. 300

6.5 (P 1869, p. 300: 6) Ses professeurs ont observé que ce jour-là il n'a pas ressemblé à lui-même... = il ne se ressemblait pas (no parecía el mismo, Álvarez].

6.5 — p. 301

6.5 (P 1869, p. 301: 1) C'est ici qu'un remède efficace, matériel ou moral, trouverait aisément son emploi [= serait vraiment utile].

      En voici la traduction « littérale » de Manuel Serrat Crespo, qui paraît bien naturelle : Aquí es donde un remedio eficaz, material o moral, hallaría con facilidad su empleo (Serrat).

6.5 — p. 304

6.5 (P 1869, p. 304: 15) Or, la familiarité n'est-elle pas avouable dans le cas d'une forte et ardente intimité, lorsque la perdition est sérieuse et convaincue ?

      Cette phrase est incompréhensible en français, tandis que sa transcription littérale en castillan est parfaitement correcte et se comprend fort bien. Pero, ¿ no es confesable la familiaridad en el caso de una ardiente y fuerte intimidad, cuando la perdición es seria y convicta ? (Manuel Serrat Crespo, comme tous les traducteurs à quelques variantes près.). Mais la phrase pensée en espagnol et rédigée ensuite en français pose plusieurs problèmes d'analyse, dont le plus important est l'hispanisme perdition. Suivent les incorrections, avouable pour acceptable, et, convaincue pour convainquante. Sans compter la « forte et ardente intimité », dont il faut deviner le sens dans le contexte.

6.7 — p. 309

6.7 (P 1869, p. 309: 10) Sa vue parcours la superficie du rectangle [le parc de la place du Palais-Royal] de manière à ne laisser échapper aucune perspective. Ses yeux reviennent sur eux-mêmes après l'achèvement de l'investigation...

      J'ai été très surpris de voir tous les traducteurs reproduire littéralement l'expression en castillan, sus ojos vuelven/regresan sobre sí mismos. À première vue, on comprend, évidemment, ce que Carlos Méndez est le seul à réécrire, sus ojos desandan el camino, soit, à peu près, ses yeux reviennent à leur point de départ. Je n'avais jamais lu cette expression et elle ne se trouve nulle part dans mes dictionnaires. J'ai l'intuition toutefois que la reformulation de C. Méndez n'est pas tout à fait adéquate (on me permettra de jouer exceptionnellement les savants correcteurs !). On dit, en français comme en castillan, revenir sur nos pas, volver sobre nuestros pasos. Mais volver sobre sí mismos devrait plutôt signifier, littéralement, ce qu'on lit : revenir à soi. Maldoror a parcouru du regard tout le tour de la place; il revient à lui (« au point mort », dirais-je) et aperçoit soudain ce qu'il avait devant lui, sous les yeux, le funambule sur son banc.

6.8 — p. 316

6.8 (P 1869, p. 316: 9) Qui aurait désiré lire dans la pensée de ces deux êtres ?

      Traduite littéralement (comme le font tous les traducteurs, sauf Méndez), la phrase se comprend parfaitement bien et dit exactement le contraire de ce qu'on lit en français : ¿ quién habría deseado leer el pensamiento de estos dos seres ? Le pronom quién suivi du conditionnel passé produit un souhait négatif, ici, « qui ne voudrait pas lire les pensées de ces deux êtres ? ». Cf. « Le regret » (Précis, par. 484).

      Voici comment Carlos Méndez « traduit » le castillan d'Isidore Ducasse : ¿ Quiere alguien leer el pensamiento de estos dos seres ? Voulez-vous lire la pensée de ces deux êtres ? Réponse à la question rhétorique : bien entendu ! Et ces pensées suivent en style direct.

6.8 — p. 320

6.8 (P 1869, p. 320: 11) Et, en même temps, il se demande si la mort n'a pas été instantanée. Traduite mot à mot, la phrase est tout à fait correcte et intelligible en castillan : Y al mismo tiempo se pregunta(ba) si la muerte no fue/ha ou habrá sido instantánea.

      En français, elle est évidemment fautive et incompréhensible. Le lecteur doit faire un effort pour comprendre, il redoute que la mort n'ait pas été instantanée. La cause en est qu'en français, en style indirect, la conjonction « si » est une conjonction interrogative (il demande si, il demande est-ce que) et, dans ce cas, la négation n'est pas admissible, par exemple, je me demande s'il viendra. En revanche, la négation de la subordonnée change le sens et la nature de la conjonction, qui devient une conditionnelle, je me demande s'il ne viendra pas, soit s'il viendra ou pas et, plus précisément, si, peut-être, il ne viendra pas. Sauf erreur, en castillan, avec ou sans la négation, la phrase ne change pas de sens.

6.9 — p. 321

6.9 (P 1869, p. 321: 22) Aucun bénéfice ne résultera pour lui de se mêler, comme principal acteur, à cette équivoque intrigue.

      Traduite littéralement, cette phase agrammaticale en français est manifestement correcte en espagnol, ce qui tient à la fois à l'hispanisme resultar/résulter, à la tournure impersonnelle et à l'ordre des mots : ningún beneficio resultará por el mezclarse, como principal actor, en esa equívoca intriga.

6.10 — p. 325

6.10 (P 1869, p. 325: 11) Je veux dire, afin de ne pas [= non pour] me faire mieux comprendre, mais seulement pour développer ma pensée... = non pas afin de (ou pour)..., mais pour...

      Soit, littéralement : quiero decir, (a fin de) no (para) hacerme comprender mejor, sino para... : l'hispanisme double la négation en français et signifie le contraire de l'espagnol, soit (en français) la volonté de ne pas se faire comprendre, au lieu de la simple (et amusante) restriction. On peut bien dire que l'emploi de l'adverbe de négation est fautif ici, car partout ailleurs dans les Chants les adverbes de négation (et en particulier de « non pas ») suivent rigoureusement la logique du français.

6.10 — p. 328

6.10 (P 1869, p. 328: 22-25) Avant qu'il stimule leur compassion, par le souvenir de cet épisode, ils feront bien de détruire en eux la semence de l'espoir... = antes de que estimule su compasión con el recuerdo de este episodio, harán bien en destruir en ellos la semilla de la esperanza...

      Tous les traducteurs, à une exception près, dans toutes les langues, traduisent cette phrase, avec ce mot à mot qui n'a aucun sens en français, car il faudrait nécessairement comprendre que le crabe voudrait stimuler la compassion du convoi de voyageurs, mais que ceux-ci feraient bien d'abandonner tout espoir. Quel espoir pourraient donc avoir les pèlerins ? C'est absurde. Sans compter que le verbe ne devrait pas pouvoir s'employer au pluriel (qui ne peut désigner en français que les pèlerins), mais au singulier, s'agissant du convoi. En revanche, en castillan, la phrase se comprend fort bien; ainsi : antes de que, [soit, au lieu que], [le crabe] estimule su compasión [celle du convoi de pèlerins] con el recuerdo de este episodio, harán bien [l'indéfini, « on fera bien », et non les pèlerins !] en destruir en ellos [en soi, indéfini] la semilla de la esperanza...

      Or, Ana Alonso, qui tente toujours de suivre au plus près le mot à mot français pour en conserver le sens littéral dans sa langue, donne la phrase suivante qui traduit exactement ce que Ducasse écrit... en espagnol dans le texte ! Antes de que estimule su compasión con el recuerdo de este episodio hará usted bien en aniquilar la semilla de la esperanza... Au lieu de penser, d'imaginer, etc., que le crabe arrivera à stimuler la compassion du convoi avec le souvenir de cet épisode, vous feriez bien de détruire en vous toute semence d'espoir...

6.10 — p. 329-330

6.10 (P 1869, p. 329-330) La balle troua sa peau, comme une vrille; l'on aurait pu croire, avec une apparence de logique, que la mort devait infailliblement apparaître.

      Il s'agit d'une très évidente transformation de style artiste : le rhinocéros devrait infailliblement mourir, être mort. Mais le résultat (que la mort apparaisse) n'est évidemment pas français et le plus intéressant est qu'aucun traducteur ne peut le rendre en castillan (où on trouve une panoplie de synonymes, aparecer, producirse, presentarse, subrevenir). La cause en est que la « phrase minimale », comme on le dit en linguistique, n'est pas française, mais castillane : el debería estar muerto, ce qui donne, reformulé à partir du français, murío, es muerto, debría ser muerto. C'est le glissement d'un auxiliaire à l'autre qui fait « apparaître » apparaître !

6.10 — p. 330: 4-5

6.10 (P 1869, p. 330: 4) [Dieu]. S'il n'était pas bien prouvé qu'il ne fût trop bon pour une de ses créatures, je plaindrais l'homme de la colonne ! = ¡ Si no estuviese ya/bien demostrado/probato que no fue muy/demasiado bueno con una de sus criaturas, compradecería al hombre de la columna !

      Comme on le voit, la phrase incompréhensible en français est reproduite mot à mot en castillan par tous les traducteurs. Il faut une analyse grammaticale pour voir que la forclusion de la négation manque en français, alors que c'est un trait caractéristique de la langue espagnole : ne fut jamais trop bon, de sorte qu'on comprend que la phrase ne désigne pas une des créatures de Dieu en particulier, mais toutes et chacunes de ses créatures. « S'il n'était prouvé qu'il ne fût jamais trop bon pour une de ses créatures... ». Ana Alonso, qui a vu que cette phrase n'était pas française, l'a réécrite explicitement en espagnol : ¡ Si no se hubiera demostrado que él no era lo suficientemente bueno ni para una sola de sus criaturas, me compadecería del hombre de la columna !


TdM Retour au début du fichier       —      Table des glossaires       —      Liste des vocables étudiés TGdM